La conquête des femmes: Conseils à un jeune homme
LE DÉSIR
On n’a jamais les femmes.
Nous avons beau les serrer de toutes nos forces sur notre poitrine, elles nous échappent. On dirait qu’elles sont faites d’une substance légère qui n’est pas susceptible d’être possédée.
Dans la maison d’amour que nous avons bâtie et que nous estimons bien fermée, il y a toujours des portes dérobées par où les femmes sortent pour aller voir sans nous le soleil et les hommes.
Elles gardent toujours des relations, des amitiés que nous ignorons. Elles font des confidences — et quelles confidences intimes ! — avec plus d’ardeur et de sincérité, à leur amie, à leur bonne, à leur concierge, à un monsieur inconnu rencontré par hasard en chemin de fer, qu’à l’amant qui les aime.
Elles sont tourmentées par le génie inexplicable de la trahison. Elles aspirent parfois à livrer un secret aussi fortement qu’elles aspirent à d’autres moments au sacrifice.
On n’est jamais le premier amant d’une femme ; à quelque âge qu’on la prenne, il y a toujours une caresse qui a précédé votre caresse, ne serait-ce qu’un baiser d’enfant.
Et quel insensé pourrait penser qu’il est le dernier amant ? C’est une trop célèbre illusion que celle qui consiste à croire l’amour éternel.
Un jour, le monde s’est mis à tourner autour de tel numéro de telle rue. Une ordinaire maison rangée entre les autres est devenue sublime de poésie à cause de l’ovale d’un visage qui pouvait apparaître merveilleusement à la fenêtre du premier au-dessus de l’entresol et sourire. Tout ce qui entourait cet étonnant édifice a été transformé. L’omnibus qui passait au coin de la rue avait les allures d’un char de conte de fée et quand on arrivait sur son impériale, on commandait à l’univers. Le bureau de tabac lui-même avait un je ne sais quoi d’exceptionnel, de distingué, de rare ; c’était le plus beau de tous les bureaux de tabac de Paris. Elle y prenait ses timbres.
On est venu là, avec le cœur battant ; on en est sorti triste ou joyeux. On a donné à d’absurdes paroles une importante infinie, on a écrit des lettres, on a attendu à des rendez-vous, on a cessé de lire, d’aller à la campagne voir les amis qui vous invitaient, on n’a plus donné de nouvelles à ses parents, on a aimé, on a souffert.
Puis la bien-aimée a cessé de vous aimer. Alors l’inutilité des choses de la vie est apparue avec une netteté parfaite. On s’est dit que les nominations à des postes importants, les succès artistiques, l’argent gagné n’avaient plus aucun intérêt, puisque le but n’existait plus, qu’il n’y avait plus de bonne nouvelle, puisque les yeux charmants ne s’éclaireraient pas en l’apprenant. On a juré à ses amis que désormais on ne s’intéressait plus à rien : on a pris dans les cafés des poses nobles et tristes, on a souhaité d’être pâle, et même, comme on bravait la mort, on a traversé la rue sans se presser, malgré l’automobile qui arrivait au loin à toute vitesse.
On ignorait que plus on aime, plus on a envie d’aimer, et que le désir se renouvelle perpétuellement en nous comme l’eau de la mer se renouvelle sur la plage avec la marée.
O désir, c’est toi qui effaces peu à peu le visage adoré qui veille encore dans le souvenir : c’est toi qui fais penser, au théâtre ou dans la rue, combien est enviable le talent du magnétiseur s’il permet de faire défaillir une femme d’un seul regard ; c’est à cause de toi qu’on descend dans le métropolitain à des stations inconnues pour suivre une femme charmante qui disparaît dans un couloir juste à l’instant où l’on allait lui parler et vous laisse, perdu et désemparé, dans un quartier très éloigné. Par toi, les hommes les plus vulgaires affectent des allures mondaines, et les mains rouges se revêtent de gants blancs. Tu donnes aux gens élégants un air compassé : tu as empesé leur col, verni leurs bottines, arrangé leurs cravates. O désir, quand tu troubles notre sang, tu fais trouver jolies des femmes médiocres : c’est pour t’obéir qu’on fait des visites, qu’on boit des sirops dans les soirées de famille, qu’on se livre à l’exercice de la danse, qu’on joue au tennis. Ta puissance est telle que les femmes les plus honnêtes font tes commissions amoureuses, favorisent tes unions les plus illégitimes, par un goût naturel de s’entremettre. O désir, tu es le geste du salut, la flamme fixe des regards, l’audace des mains, tu es dans le bruissement du thé qui coule à cinq heures, dans le balancement des robes et tu guides, sous la table, pendant le repas, les genoux humains, les uns vers les autres ; tu permets à l’amant, quand il regarde sa maîtresse, de ne pas voir que le sein tombe légèrement, de ne point prêter d’attention à la plaisante mobilité de ses doigts de pied ; tu fais croire aux larmes, aux soupirs simulés, tu endors, tu enivres, tu charmes, tu répands l’illusion, tu donnes le goût de la réalité et l’homme pieux qui respecte ce qu’il aime, ne doit pas négliger de dire chaque matin : « Amour, donne-moi aujourd’hui mon désir quotidien… »