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La conquête des femmes: Conseils à un jeune homme

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LA MAITRESSE ET LES AMIS

Charles me dit :

— J’ai à te parler. Du reste je ne te vois plus. Viens au Pousset, demain, à cinq heures.

Je fus très inquiet et le lendemain j’étais exact.

Charles m’attendait et je cherchai en vain dans son regard l’expression de satisfaction qu’il avait d’ordinaire quand nous devions passer une heure ensemble.

Quand deux amis sont en présence, ils luttent pour s’imposer l’un à l’autre les choses qui les intéressent personnellement. Le plus tenace est vainqueur et fait une énumération détaillée de tout ce qu’il a fait depuis le dernier jour où il a vu son ami. L’amitié ne repose très souvent que sur l’indulgence avec laquelle on écoute des pensées et des récits qui vous permettront par réciprocité de dire vos propres pensées et de raconter les récits où vous avez joué un rôle brillant.

— Il faut que je te parle sérieusement.

Je me résignai et jurai sur sa demande de ne pas me fâcher de ce qu’il allait me dire, augurant fort mal de ce serment et prévoyant déjà toute la difficulté que j’aurais à le tenir.

— Voilà, dit-il. Je crois que ta maîtresse te fait beaucoup de tort et j’ai voulu t’en prévenir. D’abord, tu n’es plus le même, tu changes. Tu es inquiet, irritable. Puis tu es toujours pressé. Bien que tu n’aies rien à faire, tu ne peux pas rester en place. Il te semble toujours que tu seras mieux ailleurs. Et puis ta maîtresse l’attend. Elle t’attend toujours, à toutes les heures. Et si elle ne t’attend pas, par hasard, tu es inquiet de ne pas être attendu. Tu vas dans des endroits bizarres, parce que tu as le soupçon que tu pourras l’y trouver sans qu’elle l’ait prévenu et qu’ainsi tu auras l’avantage de lui faire une scène le premier, quand tu la reverras. Tu ne vois plus personne, tu négliges toutes les relations, tu vis presque seul.

Je sentais profondément la vérité de ces paroles et cette vérité me remplissait d’une amertume inexplicable pour l’ami qui ne me la cachait pas.

Je répondis sans croire à ce que je disais que mes relations n’étaient pas intéressantes, que c’était une perte de temps de voir des gens dont on ne tire aucun profit, que ma demi-solitude me permettait de réfléchir davantage, qu’enfin j’étais heureux.

— Non, répondit Charles, avec une grande autorité qu’il n’avait pas d’ordinaire et qu’il puisait dans la certitude de ne pas se tromper. Non, car tu es jaloux et tu te sens parfois un peu ridicule. Sous prétexte de liberté, tu permets à Paulette d’aller au bois de Boulogne, au théâtre, avec des jeunes gens de ses amis, avec le docteur V…, en particulier…

Comme je souriais avec un geste pour exprimer à ce sujet une tranquillité d’âme que je n’avais pas, Charles se hâta de s’écrier :

— Je suis persuadé qu’il ne s’est rien passé entre Paulette et le docteur V…

Et je lisais avec une netteté absolue dans son regard qu’il était certain qu’elle était la maîtresse du docteur V…

Il reprit :

— Mais beaucoup de gens le disent. On les voit souvent ensemble. Cela paraît vraisemblable. Et puis, de toi à moi, veux-tu que je te parle franchement ?…

Je fis faiblement signe que oui, sentant que j’allais entendre des paroles qu’il aurait mieux valu ne pas entendre.

— Paulette n’est pas la maîtresse qu’il te faut. Tu as les désavantages et tu n’as pas les avantages. Si encore elle était jolie !…

Il se reprit aussitôt :

— Elle est jolie… je veux dire… si elle était très jolie, enfin, une beauté…

Je ne l’écoutais plus. Une flèche empoisonnée était dans mon cœur. Ainsi Charles ne trouvait pas Paulette jolie ! Mais non ! C’était impossible ! Il disait cela pour la dénigrer, par un bas sentiment de jalousie, de haine.

J’entendis vaguement qu’il énumérait divers défauts, des torts que Paulette avait eus et qui à tout autre moment m’auraient paru réels.

Je répondais :

— C’est vrai, tu as peut-être raison, en hochant la tête.

Mais en moi-même je songeais que sans doute Charles avait fait la cour à ma maîtresse et que celle-ci l’avait durement repoussé. Je me la représentais, luttant contre le désir de tous mes amis, de tous les hommes, et devenant l’objet de la colère générale à cause de sa vertu, de son noble amour pour moi. Je faisais le serment de la défendre contre tant d’injustice. Une multitude de souvenirs charmants que je croyais morts revivaient à ma mémoire avec des couleurs éclatantes et faisaient pâlir tous les griefs. Je l’aimais davantage parce qu’on ne la trouvait ni jolie ni agréable.

Telle est toujours en ces matières l’erreur de l’amitié.

— Je t’admire, me dit un jour le peintre F…, homme perpétuellement illuminé par la joie de vivre.

Je le regardai, étonné. Son visage exprimait en effet une admiration dont je m’enorgueillis aussitôt.

Comme beaucoup de peintres, F… avait une finesse excessive d’intelligence pour certaines choses mais était complètement fermé à d’autres.

— Oui, je t’admire d’avoir un tempérament si peu jaloux.

— Comment ?

— Moi, je suis d’une nature toute différente. Je suis violent malgré moi. La seule idée que ma maîtresse me trompe, m’affole. Je la battrais volontiers. Et en somme, c’est toi qui as raison.

— Que veux-tu dire ?

— Tu es dans la vérité ; tu as pris le bon côté de la vie. Tu veux ta maîtresse à telle heure, tu l’as. Le reste du temps, elle peut te tromper mille fois, cela t’est bien égal. Moi qui te connais, je vois bien que tu es au courant de tout et que tu t’en moques. Je t’admire et je t’envie.

L’admiration la plus joyeuse était peinte sur sa physionomie. J’aurais voulu avoir l’énergie de le gifler. Mais il parlait avec une grande sincérité amicale.

— Ah ! je voudrais bien être comme toi, mais non, je suis un instinctif, une brute.

Et je songeai qu’il avait raison.

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