La conquête des femmes: Conseils à un jeune homme
RUPTURE
Après un long silence, Henriette L… me dit en me prenant la main, comme dans un élan d’affection irrésistible :
— Nous devrions nous voir moins souvent. Il y a quelque temps déjà que je voulais te le dire. Dans l’intérêt de notre amour il serait préférable que tu fasses un voyage sans moi, un voyage assez long. Tu sais quel plaisir nous avons à nous retrouver quand nous nous sommes quittés pendant deux ou trois jours seulement. Eh bien ! songe à ce que serait ce plaisir au bout d’un mois. Il vaut la peine, rien que pour l’éprouver, que nous nous quittions.
Elle me regardait attentivement pour voir l’effet que produisait sur moi un raisonnement aussi logique.
Nous étions en voiture, au Bois de Boulogne, et le soir tombait. Le dos du cocher était prodigieux ; le taximètre annonçait de temps en temps par un petit bruit sec le prix de la promenade.
Je compris sur-le-champ que ces paroles marquaient une ère nouvelle, qu’il s’était produit dans l’esprit de ma maîtresse un déclenchement analogue à celui du taximètre. Et de même qu’après 2 fr. 20 le chiffre qui doit apparaître n’est jamais 2 fr. 10, il était certain qu’après ce qu’elle avait dit, ma maîtresse ne souhaiterait pas ne plus me quitter.
Des mots de protestation se pressaient sur mes lèvres. J’avais envie de lui répondre que moi je n’aspirais qu’à vivre toujours auprès d’elle et que ses gestes, la couleur de sa peau, sa conversation étaient tout mon bonheur.
Mais je me tus ; le paysage se revêtit autour de moi d’une grande importance. Un passant s’arrêta et nous regarda longuement comme s’il avait compris le caractère décisif de notre entretien.
Je déclarai, sur un ton que j’essayai de rendre enjoué, qu’en effet une séparation d’un mois ou un mois et demi serait excellente pour notre amour et je la comparai même, afin de donner un caractère plaisant à ma pensée, à un vin tonique qui reconstituerait les forces de cet amour.
L’œil d’Henriette L… était devenu plus brillant à un mot que j’avais dit pour lui tendre un piège et que je regrettai amèrement d’avoir prononcé.
— Un mois et demi ! tu as raison, il faut que nous nous séparions au moins un mois et demi !
Je lui demandai où elle comptait aller, mais je sentis que l’accent de ma voix était altéré.
Il m’était indifférent, puisque je ne serais pas avec elle, qu’elle aille en n’importe quel endroit de la vaste terre. La Suisse avec ses lacs et ses montagnes peintes, les Pyrénées et leurs gorges espagnoles, les rivages de Normandie et de Bretagne étaient d’agréables séjours où j’aurais volontiers songé qu’était mon amie. Il n’y avait qu’un petit point au bord de la mer, une plage entre toutes les plages où je souhaitais avec toutes les forces de mon âme qu’elle ne se rendît pas. Ce petit point était Royan ; je savais que monsieur X… dont j’étais jaloux y passait son été. Or c’était justement cet unique petit point de la terre qu’elle avait choisi.
Je ne parlais plus à cause de la trahison de ma voix.
Nous passâmes auprès d’un pavillon, en face d’une croix de pierre où nous étions venus dans les premiers soirs de notre amour et où nous nous étions embrassés, dans la demi-obscurité, avec l’anxiété charmante que d’autres consommateurs pourraient nous apercevoir. Nous vîmes de loin le lac et ses cygnes ; nous ne leur avions jamais jeté de mies de pain, ma maîtresse et moi ; mais je pensai que nous aurions pu le faire et je m’attendris en les voyant.
Henriette L… disait des choses telles que ceci :
— Dans un mois et demi ou deux mois, lorsque nous nous retrouverons, tu aimeras peut-être une autre femme. Tu es si léger ! Deux mois c’est beaucoup pour un homme… Je ne t’écrirai pas trop souvent, je t’écrirai même rarement parce que je veux t’éprouver et savoir quelle confiance tu as en moi. Qu’est-ce que tu dirais si tu restais plusieurs mois sans lettres ?
La voiture était sortie du Bois ; l’Arc de triomphe était près de nous, mais je n’avais pour horizon que le dos du cocher qui me semblait à mesure que nous avancions plus considérable et plus pesant, comme la fatalité de l’amour.
Enfin le cheval s’arrêta, le dos se déplaça ; nous étions debout, silencieux, devant la porte. Je pensais à une bergère de son appartement où elle avait coutume de s’asseoir, à une robe de tussor qu’elle mettait le matin, à ses livres, à son piano, à tout ce qui était elle, à tout ce que j’avais perdu.
Et quand elle m’eut tendu sa petite main, je me mis à marcher vite, très vite, comme si pour me rendre à l’endroit où j’allais je n’avais pas eu désormais toute la vie.