La conquête des femmes: Conseils à un jeune homme
LA FOURMI AILÉE
Quand on prend une fourmi dans sa main, il est très difficile de l’y garder quelques minutes. Elle a peur, court affolée et glisse entre vos doigts. Si on serre la main, on l’écrase, si on l’ouvre, elle tombe. Comment la retrouver alors parmi les grains uniformes de la terre ou les herbes d’une prairie ? Il arrive aussi qu’elle monte audacieusement dans votre manche et je ne parle pas du cas où il s’agit d’une fourmi ailée et armée d’un dard aigu.
L’affection des femmes est pareille à la fourmi captive. Quand on l’a saisie une fois entre ses deux mains, si on ne l’écrase pas par un excès d’amour, elle fuit, elle se dérobe, elle tombe, elle s’envole, quelquefois après vous avoir cruellement piqué le cœur.
De même qu’il y a des gens qui cachent une immense stupidité sous un sourire fin et sceptique, de même, il y a des femmes qui cachent une totale absence d’affection à l’aide de certaines formalités de sensibilité.
Elles ont brusquement cessé d’aimer, et, surprises elles-mêmes d’un tel changement, elles continuent quelque temps encore à donner des marques d’amour simulé.
Combien la clairvoyance est alors un don déplorable ! On s’est aperçu que la main joyeusement tendue à l’arrivée, le long regard qui accompagne le départ, ne sont que les aspects conventionnels d’une sympathie qui décroît. Alors on pèse, on scrute, on compare, on se souvient. On voit que la tête aimée se détourne légèrement quand on veut baiser les lèvres et que ces lèvres quittent aussitôt les vôtres dès que cela est possible sans injure. Le moindre geste familier froisse le corsage, abîme la jupe, tandis qu’avant il n’y avait pas de robe qui ne soit saccagée avec allégresse, dans l’oubli d’une étreinte. Chaque effort que l’on fait, chaque geste de tendresse, chaque parole trahit désormais un excès d’amour et parce qu’on a perdu du terrain on en perd encore davantage.
Malheur à celui qui a laissé avant l’heure s’échapper de sa main la fourmi ailée ! Il s’agenouillera sur la terre pour chercher la trace de ses pattes menues ou il courra comme un fou pour poursuivre dans l’air le petit être au vol capricieux.
Malheur à lui, surtout s’il attribue à ses propres fautes la perte de l’amour ! Il se rappellera amèrement ses attitudes, ses paroles, il se redira mille fois les phrases habiles qu’il aurait dû prononcer et dont il trouve trop tard la force séduisante.
Puis il sera hypnotisé par une vision précise et cruelle. Les moments les plus heureux qu’il aura passés avec sa maîtresse reviendront à son esprit avec une puissante netteté. Il reverra des gestes d’abandon, des élans vers lui dont il n’avait pas goûté sur le moment tout le charme, de même que l’homme qui a un bel appartement ne jouit pas du luxe de ses meubles et en comprend l’agrément lorsqu’il en est privé. Telle caresse, qui lorsqu’elle fut donnée et reçue était une menue monnaie de la tendresse, devient par le souvenir une merveilleuse richesse.
La plus grande douleur de l’amour est faite avec le sentiment du bonheur perdu. Mais comment te garder, délice insaisissable, fluide élément, toi qu’use le frottement discret de la vie, que brûle le petit rayon d’un regard, qu’émiette le frôlement d’une main inconnue ?…