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La conquête des femmes: Conseils à un jeune homme

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LA FORCE DE L’HOMME JOYEUX

Il faut une grande force d’âme pour sentir, quand il fait froid, les bouffées chaudes des cafés devant lesquels on passe, où il y a des nappes blanches, des boissons qui miroitent et où l’on ne peut pas s’arrêter.

Il est ennuyeux de ne pas manger à sa faim, dans le petit restaurant où l’on paie, d’être privé de dessert comme quand on était enfant et qu’on était puni, de regretter les vingt centimes que le café coûte en supplément.

Il est ennuyeux de répondre à ses amis qui s’en vont en bande à Bullier qu’on est fatigué, qu’on a mal à la tête, alors qu’on a une envie folle de participer aux élégances de ce lieu, parce qu’on ne peut disposer de la petite somme que coûte l’entrée !

Réclamations du propriétaire et du tailleur, papier qu’apporte l’employé de Dufayel, serviettes trouées, bottines ressemelées, odeurs de bois moisi, vous brisez le courage des cœurs les mieux trempés.

O jeune homme, développe en toi ton allégresse, ta gaîté ; sois, en dépit des événements et de la mauvaise fortune, un homme joyeux.

L’homme joyeux est fort, même s’il est laid et mal vêtu, parce qu’il rit de celui qui est beau et élégant. L’homme joyeux regarde bien en face, serre la main très fort et fait comprendre tout de suite qu’il est joyeux.

Lorsqu’il va dîner dans la maison du riche, il n’est pas sensible à l’ironie discrète, mais réelle, du laquais rasé qui prend obséquieusement son pardessus et qui en regarde la doublure déchirée, parce que, par son geste, par son attitude, il a montré qu’il savait bien que la doublure était déchirée, que cela lui était égal, qu’il en riait, et que par-dessus le marché il riait du laquais rasé et de son pauvre métier. L’homme joyeux n’a pas de fausse honte si le riche offre de lui prêter de l’argent, même s’il le fait à la manière habituelle des riches, d’une façon ostensible, humiliante, comme une aumône. Il accepte et il a raison, car il sait que ce riche est un médiocre oisif, tandis que lui travaille de sa pensée. Il considère que c’est là un bienfait général que cette richesse, au lieu d’être jouée aux cartes, au lieu de payer des livrées, des tapis, des bijoux, au lieu de servir à entretenir un luxe criard, lui permette d’acheter des livres, un chapeau, des souliers, de donner vingt francs à une petite femme qui passe et qui n’a pas d’argent et il rit de l’humiliation qui lui est imposée par ce passage de la richesse d’une main dans l’autre, qui est une forme de la justice.

Il n’aura qu’à se souvenir de Baudelaire et de ses créanciers, de Verlaine dans les cafés du quartier latin. Il pourra se dire, en voyant passer des voitures élégantes, que les biens les plus charmants, la lumière, la richesse des visages, la beauté de la ville sont à tous, qu’on voit mieux Paris quand on est à pied. Ainsi il ne connaîtra pas de la vie seulement la forme extérieure, la surface : il pénétrera jusqu’à son cœur par les ruelles tortueuses où il y a plus d’hommes qui vivent à mesure qu’elles deviennent plus étroites. Il saura plus de choses parce qu’il aura eu moins d’argent.

L’homme joyeux rira de l’avarice des puissants, de leur soif de garder jalousement ce qu’ils ont acquis ; il rira des conventions modernes, des efforts immenses vers des buts mesquins, des décorations, des honneurs, de la gloire dérisoire d’être directeur de quelque chose, préfet ou ministre : il rira des poètes officiels, des cuistres assermentés, des gérontes orgueilleux, des académiciens, des pontifes, de tous les mornes adorateurs de la médiocrité, de tout ce qui est immobile, figé, esclave.

Y a-t-il une fin à ta course ? Le petit appartement que tu conquerras par bien des efforts, les meubles de Dufayel, les livres achetés un à un, les portraits d’actrices dans des cadres à bon marché, résisteront-ils à l’assaut des créanciers, ou seront-ils emportés ou dispersés ? Ne seras-tu pas débordé par l’étrenne de la concierge, la feuille bleue de l’impôt, le fiacre imprudemment offert, le prix du pétrole et du charbon ? Ne sentiras-tu pas, un soir, un immense écœurement pour la nourriture des bouillons Chartier, ton escalier où il y a des pots de lait à chaque étage, ton logis mal éclairé et trop étroit ?

As-tu vraiment du talent ? Chacun le saura-t-il un jour ? Ou ta maîtresse et un ou deux amis qui fondent avec toi des revues, en seront-ils seuls persuadés ? Cette théorie est-elle bien vraie qui dit que la chance passe tôt ou tard pour chacun et qu’il suffit de l’attendre et de l’aider ?

Trouveras-tu ton repas quotidien, loup de la fable ? Ne regretteras-tu pas le collier du chien ? Atteindras-tu le but, coureur ?

O jeune homme, ô mon frère, ici s’arrête ce que je sais.

Plusieurs fois déjà je t’ai vu passer, je t’ai guetté et suivi dans la rue, afin de presser ta main. Et j’avais envie de m’élancer vers toi et de te dire :

« Je sais. Comme la mienne autrefois, ta lampe fume à cause de la mèche qu’une femme de ménage négligente mouche mal. Il y a des cendres sur le foyer, une légère odeur de suie, une déchirure dans le tapis et peut-être aussi redis-tu, le soir, comme je l’ai fait, ces vers admirables :

La maîtresse a quitté l’amant
A cause de l’appartement[2].

[2] Ces vers sont du poète Gabriel de Lautrec.

« Mais va, il y a des poèmes meilleurs encore et plus joyeux et une foule de tapis neufs dans les grands magasins. Du reste, la meilleure beauté n’est pas plus dans le luxe de l’endroit où l’on vit que dans le regard d’une maîtresse. Une belle lumière peut briller, même si la femme de ménage n’a pas nettoyé la lampe et si la mèche fume, tachant de poussière noire les portraits aimés… »

Mais je n’ai pas osé. Devant toi, jeune homme pauvre, une grande timidité m’a saisi, je me serais nommé et tu m’aurais dit :

« Qui êtes-vous ? »

Et puis, par la puissance d’une invraisemblable espérance, n’aurais-tu pas souri de mes paroles ?

Et puis, quand je t’aurais dit la nécessité d’un effort patient et quotidien pour résister à tous tes protecteurs et ne pas obtenir les palmes académiques, peut-être, écartant ton pardessus et me montrant ta boutonnière, m’aurais-tu répondu avec orgueil.

« Je les ai. »

Aussi je t’ai regardé t’éloigner, chétif et mince, parmi les omnibus terribles, les maisons immenses. Tu n’avais pas l’air de connaître ta petitesse ; tu tenais ta canne comme une épée. Et j’ai admiré avec quelle autorité peut résonner sur le pavé de la rue une bottine où il y a un trou.

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