Le déséquilibre du monde
CHAPITRE VI
LE PROBLÈME DE L’ALSACE
Notre énumération des erreurs psychologiques n’est pas terminée. Nous allons voir leur pernicieuse action s’exercer en Alsace.
Le point critique de la guerre a été la possession de l’Alsace. Elle était devenue un symbole, un drapeau. Si l’Allemagne l’avait conservée, son hégémonie eût été définitivement établie.
Aucune des questions soulevées par le conflit mondial n’a donné lieu, peut-être, à autant de discussions que celle de l’Alsace.
Toute l’argumentation de l’Allemagne se ramenait à prétendre que l’Alsace est un pays allemand, habité par une race allemande, ou tout au moins germanisée depuis longtemps. L’Alsace devait donc, au nom même du principe des nationalités tant invoqué par les Alliés, faire partie de l’empire germanique.
Réduit à ce principe, le problème apparaît très simple. Si l’Alsace est un pays allemand peuplé par une race allemande, ou tout au moins germanisée, les prétentions germaniques seraient justifiées. Elles ne le seraient pas, au contraire, si des preuves scientifiques démontrent : 1o que l’Alsace est occupée depuis de longs siècles par une race celtique ; 2o que, malgré toutes les conquêtes, elle a toujours su maintenir son indépendance et ses institutions, jusqu’au jour où elle s’est placée sous le protectorat de la France pour échapper aux perpétuelles menaces germaniques.
Ces faits fondamentaux restent un peu confus dans les ouvrages sur l’Alsace. Les arguments d’ordre sentimental y tenant une place prépondérante, j’ai prié le savant historien Battifol d’écrire pour la Bibliothèque de philosophie scientifique que je dirige un ouvrage, composé d’après les méthodes modernes, sur les origines et l’évolution de l’Alsace. C’est à ce volume, ayant pour titre : Les anciennes républiques alsaciennes, que j’emprunterai les documents les plus importants de ce chapitre.
Examinons successivement : 1o Si les populations alsaciennes appartiennent à une race allemande. 2o Si, tout en n’étant pas allemandes, elles auraient fini par être germanisées au cours des siècles.
Le moins discuté des caractères permettant de classer les races humaines est, après la couleur de leur peau, la forme du crâne. Personne ne conteste qu’un blanc, un nègre ou un jaune appartiennent à des races différentes. On ne conteste pas davantage qu’une race à crâne brachycéphale, c’est-à-dire presque sphérique, est sans parenté avec une race dolichocéphale, c’est-à-dire à crâne allongé.
Les Allemands eux-mêmes considèrent ce caractère comme si important que c’est surtout leur dolichocéphalie qu’ils invoquent pour justifier la prétention d’être une race supérieure destinée à dominer le monde.
Or, des recherches effectuées par les anthropologistes allemands les plus réputés sur des crânes alsaciens provenant de cimetières appartenant à toutes les époques depuis plus de 2.000 ans, il résulte que l’Alsacien est un des peuples les plus brachycéphales de l’univers.
La persistance de cette brachycéphalie à travers les âges montre que la race alsacienne n’a jamais été modifiée par des croisements. De la permanence de ce caractère le docteur Bayer déduit que « tout croisement avec des étrangers devait être sévèrement interdit par des lois matrimoniales ou par des préjugés plus forts que les lois ».
Même après le rattachement de l’Alsace à l’empire germanique, la pureté de race se maintient. Les spécimens crâniens du type dolichocéphale n’atteignent pas 2 pour cent.
Loin d’être devenu moins brachycéphale que ses pères, l’Alsacien contemporain l’est davantage encore. Son indice céphalique se révèle identique à celui des Bas-Bretons.
Les données psychologiques confirment ces données anatomiques. Dans le caractère alsacien se retrouvent beaucoup d’éléments du caractère celtique, notamment l’amour de la liberté et l’antipathie pour l’étranger.
De ce qui précède, découle cette première conclusion que le bloc alsacien est un des plus homogènes de l’Europe. Il fait partie des groupements humains, en bien petit nombre aujourd’hui, ayant su conserver leurs caractères anatomiques et psychologiques malgré toutes les influences étrangères.
Loin donc d’appartenir à une race allemande, les Alsaciens constituent, d’après le témoignage des savants allemands eux-mêmes, une race sans parenté avec les populations germaniques.
Mais, tout en restant une race spéciale, les Alsaciens auraient pu être germanisés et justifier ainsi les revendications de l’Allemagne.
L’histoire va nous fixer sur cette face du problème.
Enfermée entre le Rhin et les Vosges, l’Alsace fut longtemps considérée comme presque impénétrable. Le Rhin aux bras multiples, soumis à un régime torrentiel, aux gués rares et variables, constituait avec les Vosges un obstacle complet aux invasions. Ces âpres montagnes, à peine coupées de vallées, n’offraient de passage qu’au nord et au sud, par la trouée de Belfort et le col de Saverne. Contourner l’Alsace était beaucoup plus facile que la traverser.
Cette disposition géographique est une des causes principales qui assura longtemps l’indépendance aux Alsaciens et maintint dans son intégrité la pureté de leur race et la continuité de leurs institutions politiques et sociales.
Un autre motif devait contribuer à conserver à l’Alsace sa personnalité. La richesse et la variété de ses productions lui permirent, au cours des siècles, de se passer du secours de ses voisins. Elle resta une population agricole de mœurs stables, traditionnelles, un peu méfiantes, au patriotisme local ne dépassant pas les limites de chaque cité et ne tendant pas à s’orienter vers un centre politique. Elle demeura pour cette raison divisée en cités indépendantes dont Strasbourg fut le type.
La continuité des caractères anatomiques et psychologiques des Alsaciens suffirait à ôter toute valeur aux affirmations de quelques historiens germaniques assurant que l’Alsace fut peuplée dès son origine par des tribus teutoniques, les Triboques. Tacite et César avaient d’ailleurs démenti formellement cette assertion. A leur époque, l’Alsace était habitée depuis longtemps par une race celtique, les Séquanes.
La race primitive qui occupa l’Alsace à des périodes ignorées de la préhistoire s’est donc perpétuée au cours des âges, comme nous l’avons montré, sans modifier ses caractères, en dépit de l’action des peuples très différents qui la conquirent.
Toute l’histoire de l’Alsace révèle ses efforts pour éliminer les influences étrangères.
Pendant l’occupation romaine, cet effort fut facile. Rome respecta son indépendance et ne toucha ni à ses institutions, ni à ses libertés. La phase de domination romaine et celle de la domination française des XVIIe et XVIIIe siècles furent, pour les Alsaciens les plus heureuses de leur histoire.
Le flot des grandes invasions éprouva fort peu l’Alsace. S’écoulant soit par Bâle et Belfort, soit par la Belgique, pour éviter les obstacles géographiques, il la laissa presque intacte.
Clovis l’incorpora dans son royaume par sa victoire de Soissons sur Syagrius en 485, mais elle n’eut pas à en souffrir. Liée d’abord au sort de la Gaule romaine, elle allait rester attachée à celui de la France jusque vers le XIe siècle, manifestant pour elle autant de sympathie que d’aversion pour les Germains.
Quand, sous les successeurs de Charlemagne, les Allemands cherchèrent à s’emparer de l’Alsace, s’ouvrit une période de lutte, très instructive pour l’intelligence du problème que nous traitons, car elle montre à quel point fut profonde et constante la résistance des Alsaciens aux influences germaniques.
Le traité de Verdun, en 843, ne les concéda pas à l’Allemagne, mais fit de leur pays un État intermédiaire où régnait Lothaire, petit-fils de Charlemagne. C’est seulement en 855 que Louis le Germanique réunit l’Alsace à l’Allemagne.
Ni l’Alsace ni la France n’acceptèrent cette violence. Pendant un siècle et demi, les Alsaciens ne cessent d’appeler la France à leur secours. Mais, obligés de se défendre à l’autre extrémité du royaume contre les Normands, nos rois furent contraints d’abandonner l’Alsace, après l’avoir reconquise plusieurs fois.
En 979, l’Alsace peut être considérée comme définitivement rattachée à la Germanie. De cette date commencent pour elle des luttes répétées et une insécurité permanente. Elle était conquise mais non soumise. La suite de son histoire le prouve clairement.
Les compétitions des empereurs germaniques ayant couvert le pays de ruines, les Alsaciens réussirent à se défendre en fondant des cités fortifiées qui prospérèrent de plus en plus et se transformèrent au XIIIe siècle en petites républiques indépendantes. Les empereurs favorisèrent, d’ailleurs, leur développement, pour contrebalancer le pouvoir des seigneurs et déclarèrent plusieurs d’entre elles « villes impériales » ne relevant que de leur autorité.
Cette dépendance vague et lointaine constituait une indépendance réelle pour les nouvelles républiques, Strasbourg notamment. Elles votaient elles-mêmes leurs constitutions, inspirées de l’organisation romaine. L’autorité principale appartenait à des échevins analogues aux consuls romains. Leur rôle consistait surtout à écarter l’ingérence allemande.
Chaque ville se gouvernant librement formait, comme je viens de le rappeler, une petite république exerçant des droits régaliens, battant monnaie, légiférant à son gré et ne se rattachant à l’empire que par un lien purement honorifique.
Ces diverses républiques levaient des troupes, envoyaient des ambassades et contractaient des alliances sans aucune autorisation de l’empereur. A l’exemple des cantons suisses, elles s’unissaient parfois entre elles pour résister aux invasions, à celle de Charles le Téméraire notamment. En 1354, l’empereur d’Allemagne, Charles IV, sanctionne la célèbre union de dix villes alsaciennes, appelée la Décapole, qui conférait l’unité à l’Alsace sous un protectorat germanique nominal.
L’Alsace ne manquait pas, d’ailleurs, une occasion de prouver son indépendance : refus de payer l’impôt à l’empire ; d’accorder l’entrée des villes à des souverains que ces villes ne reconnaissent pas ou de s’allier avec eux. C’est ainsi qu’en 1492, l’Alsace refuse nettement à l’empereur Maximilien de marcher avec lui contre la France.
Les républiques alsaciennes se montrèrent toujours fort démocratiques. Elles expulsèrent plusieurs fois les nobles ou les obligèrent, s’ils voulaient voter, à se déclarer bourgeois. C’est toujours la même caractéristique d’indépendance ne pouvant supporter aucun joug, politique ou social.
La présence d’étrangers, même de simples ouvriers, fut de tout temps antipathique aux Alsaciens. Quand les progrès de l’industrie les forcèrent à en tolérer, ils formèrent une classe à part, payant un impôt spécial. La cité alsacienne du moyen âge reste aussi impénétrable à toute influence étrangère que les cités grecques dans l’antiquité.
L’Alsace accueillit favorablement la Réforme dont s’accommodait son humeur indépendante, mais ce fut pour elle l’origine de luttes prolongées avec les souverains allemands.
Pour leur échapper, les Alsaciens se tournèrent vers la France, à laquelle, depuis l’époque romaine, leur sympathie était tellement acquise que les empereurs germaniques ne cessaient de leur reprocher ce goût pour la France.
Sous le ministère de Richelieu la sympathie devint alliance. Mais les rois de France n’avaient nullement l’intention d’annexer l’Alsace, contrairement aux allégations allemandes qui prétendent que ce pays leur fut arraché par la violence. C’est d’elles-mêmes, successivement, et par consentement du peuple consulté, que les républiques alsaciennes prêtèrent serment à la France en retour de sa protection jusqu’à la paix générale.
Quand, après l’extension du protectorat français à plusieurs villes alsaciennes, l’Alsace entière, sauf Strasbourg, supplia Louis XIII d’étendre sa protection sur tout le pays, Richelieu s’y opposa d’abord et n’y consentit qu’après les démarches répétées des Alsaciens.
Le protectorat de la France laissa, d’ailleurs, le pays fort indépendant. Les villes alsaciennes gardèrent leur liberté de conscience et leurs institutions. Rien n’était changé. Une petite garnison française à la charge du roi assurait la défense des villes.
A la paix de Westphalie qui termina la guerre de Trente ans, le protectorat français qui n’était que provisoire se transforma en annexion définitive. L’Allemagne céda, en 1648, l’Alsace au roi de France, en toute souveraineté, moins Strasbourg.
Après avoir échappé à l’absolutisme germanique, l’Alsace manifesta un instant d’appréhension devant l’absolutisme de la monarchie française. Son inquiétude ne fut pas longue. Le pays conserva toutes ses libertés, celle du culte notamment. Respectueux des traités[3], Louis XIV, malgré l’ardeur de sa foi, ne songea jamais à lui imposer la révocation de l’édit de Nantes, bien que plus de la moitié des Alsaciens fussent catholiques.
[3] Article 47 du Traité de Munster (1648), article 5, § 25 du Traité d’Osnabrück.
Nul impôt ne fut établi. La douane française ne s’étendit pas à l’Alsace. Les représentants du roi s’attachèrent seulement à unifier l’administration de la justice, des finances, à procurer au pays la paix, l’ordre et la sécurité. Il prospéra tellement que la population, réduite d’un tiers par les guerres, doubla rapidement.
La même politique libérale continua sous les successeurs de Louis XIV.
Progressivement et de plein gré, l’âme alsacienne s’imprégna de civilisation française, comme elle s’était jadis imprégnée de civilisation romaine. Nos idées et nos actes dirigèrent son évolution morale et l’agrégèrent de plus en plus à la grande patrie.
Les Allemands eux-mêmes, Gœthe notamment, reconnaissent qu’à la fin du XVIIIe siècle l’Alsace était complètement française.
La Révolution acheva de fondre son particularisme dans un patriotisme national ardent. On connaît l’élan des volontaires alsaciens en 1792 et comment Strasbourg, la fameuse cité si longtemps retranchée dans sa politique locale, entonna la première l’hymne français, symbole des nouvelles aspirations des peuples.
Jusqu’en 1871, l’Alsace n’a plus d’histoire particulière. Son histoire est celle de la France, dont elle constituait l’une des plus dévouées provinces.
Pendant les cinquante années qui suivirent la guerre de 1871, l’Allemagne exerça sur l’Alsace un pouvoir absolu. Il pouvait se faire si doux et profitable au pays que ses habitants eussent souhaité rester sous la domination de leurs nouveaux maîtres.
On sait qu’il n’en fut rien et que l’Alsace dut subir une oppression tellement intolérable que 250.000 Français préférèrent quitter le pays que de la supporter. Ils furent remplacés par 300.000 Allemands qui ne parvinrent jamais, d’ailleurs, à se mêler au reste de la population.
Ni par la caserne, ni par l’école, ni par les institutions, l’Allemagne ne réussit à germaniser l’Alsace. Son insuccès dans les temps modernes s’avéra aussi complet que dans le passé. Il lui est donc impossible de prétendre avoir fait de l’Alsace, une terre allemande.
On sait avec quel enthousiasme les Alsaciens célébrèrent leur retour à la France. Le régime allemand leur était devenu odieux, non en raison des institutions germaniques, dont quelques-unes étaient excellentes, mais à cause de la dureté et de la brutalité des agents qui les appliquaient. Par suite de leur impuissance à comprendre les caractères d’autres races, les Allemands, ils le reconnaissent eux-mêmes, se sont toujours fait haïr des peuples qu’ils ont gouvernés, alors même que leur action économique rendait d’incontestables services.
Ce fut seulement en matière religieuse, si importante pour l’Alsace, que la domination germanique ne se montra pas oppressive. Espérant conquérir le peuple par l’influence du clergé, les Allemands élevèrent beaucoup les traitements des ministres du culte et respectèrent le Concordat régissant les rapports avec Rome.
Les enseignements de l’Histoire leur avaient appris qu’il ne fallait pas toucher aux croyances religieuses des peuples.
La France victorieuse ne fit pas d’abord preuve de la même sagesse.
Alors que la commission, chargée au moment de la paix de régler le statut religieux de l’Alsace-Lorraine, exigeait à sa tête un esprit impartial, on y plaça un des francs-maçons les plus notoirement intolérants, le président du convent maçonnique du Grand-Orient.
Les Alsaciens catholiques furent naturellement indignés d’un tel choix. Les passages qu’ils ont reproduits des discours de ce franc-maçon ne pouvaient laisser aucun doute sur ses opinions.
Aux Alsaciens qui tiennent essentiellement à ce que leurs enfants reçoivent une instruction religieuse et soient conduits à l’église par l’instituteur, l’intransigeant président de la commission déclarait qu’il faut « libérer l’école des confessions et le cerveau humain des illusions et du mensonge ». « Ni Dieu, ni maître », telle était sa formule.
Ces intolérantes conceptions sont des manifestations du terrible esprit jacobin qui, — en politique comme en religion, — a coûté si cher à la France.
Le jacobin, se croyant détenteur de la vérité pure, prétend l’imposer par la force dès qu’on lui en donne le pouvoir. Les dieux qu’il adore dans les temples francs-maçonniques sont les seuls vrais dieux et il ne saurait en tolérer d’autres. Possesseur de certitudes éclatantes, il n’admet pas qu’on les nie et considère comme un devoir d’extirper l’erreur. De là l’intolérance farouche qui les domine.
Après quelques mois d’essais, il fallut bien reconnaître que la mentalité jacobine était inapplicable à l’Alsace.
Il était déjà un peu tard. C’est le jour même du traité de paix qu’on aurait dû protéger l’Alsace contre la mentalité jacobine en confiant l’administration de l’Alsace à des Alsaciens.
Je ne crois pas nécessaire d’expliquer ici pourquoi. L’Alsacien entend rester Alsacien. Il tient à ce qu’on respecte sa foi religieuse, ses écoles et ses usages.
Si nous voulons que l’Alsace ne regrette pas l’Allemagne, la France ne doit y envoyer que des administrateurs entièrement libérés d’esprit jacobin.