← Retour

Le déséquilibre du monde

16px
100%

CHAPITRE III
LES MYSTÈRES APPARENTS DU CHANGE

Lorsqu’en 1525, Jacques de Chabannes, seigneur de La Palice et maréchal de France, mourut devant Pavie, il laissait la réputation d’un vaillant soldat, mais nullement celle d’un philosophe. La postérité seule devait — sans qu’on sache d’ailleurs pourquoi — faire de cet honnête guerrier le père de la seule philosophie génératrice de vérités que les hommes ne contestent pas et pour la défense desquelles ils éprouvent rarement le besoin de s’égorger.

Les vérités dites de La Palice constituent, souvent d’ailleurs, les plus importantes conclusions de nos connaissances. On n’exagérerait pas beaucoup en affirmant que les grands progrès de la science consistent à transformer en vérités de La Palice, c’est-à-dire évidentes, des hypothèses d’abord incertaines. J’ai montré, jadis, qu’un des principes essentiels de la thermodynamique, sur lequel la sagacité des physiciens s’exerça péniblement pendant cinquante ans, pouvait être ramené à cette vérité de La Palice : qu’un fleuve ne remonte pas vers sa source.

Il en est de même dans beaucoup de sciences. Tout récemment, un de nos plus illustres maréchaux assurait que les seules vérités utiles à la guerre étaient des vérités de la Palice.

Mêmes observations pour certaines sciences d’aspect sévère, développées dans de lourds volumes, comme l’économie politique. Elle contient en nombre respectable des vérités de La Palice. Tel, par exemple, le principe fondamental de l’offre et de la demande que la plus humble cuisinière comprend fort bien lorsque le prix des œufs qu’elle achète au marché augmente avec leur rareté.

La plupart des autres théories d’économie politique deviennent aussi simples dès qu’on les dépouille de la gangue obscure accumulée par les commentateurs.


Ce préambule a pour dessein de préparer le lecteur à l’examen d’une question qui bouleverse aujourd’hui la vie financière des peuples : celle du change. Progressivement chargée d’un entassement d’erreurs, elle est devenue, malgré son extrême simplicité, un phénomène mystérieux supposé régi par d’incompréhensibles forces occultes ou par les ténébreuses volontés de subtils spéculateurs.

Admettons qu’un philosophe nourri des vérités de La Palice entreprenne d’expliquer le problème du change, malgré ses obscurités. Comment y réussira-t-il ?

Par un rapide examen et sans recourir aux lumières d’aucun économiste, il remarquerait facilement que la perte au change, c’est-à-dire la diminution du pouvoir d’achat d’une monnaie, varie avec le degré de confiance accordé au pays possédant cette monnaie. Si pour se procurer en Suisse ou en Angleterre un objet valant cent francs en France, nous devons payer trois cents francs, c’est-à-dire si le franc a perdu les deux tiers de son pouvoir nominatif d’achat, cela signifie simplement que la confiance dans notre solvabilité est notablement réduite.

Le change représente donc un thermomètre psychologique de la confiance à l’égard du pays auquel le producteur vend sa marchandise.

De cette définition résulte clairement que la formule « stabiliser le change », répétée par tant d’économistes et tentée par divers pays constitue une absurdité. Stabiliser le change équivaudrait à stabiliser un instrument de mesure quelconque, le baromètre par exemple.

Quelles causes peuvent faire varier cette confiance, dont les oscillations se traduisent par celles du change ? On énoncerait encore une vérité de La Palice en assurant que, si les dépenses d’un particulier, d’un industriel ou d’un État, restent longtemps supérieures à ses recettes, la confiance en son crédit diminuera rapidement.

Elle se réduira plus encore si, pour payer ses dettes, le débiteur est obligé de multiplier les emprunts.

Lorsque c’est l’État qui réalise cette opération, les emprunts prennent des formes variées qui en dissimulent un peu la nature. La plus usitée est le papier-monnaie, billet de banque à cours forcé, n’impliquant aucune date de remboursement.

De tels billets constituent, évidemment, des emprunts sans autre garantie que la confiance inspirée par l’État emprunteur. Si cet État multiplie ses billets, (phénomène qualifié d’inflation fiduciaire), la confiance diminue de plus en plus et, finalement, devient à peu près nulle. C’est à cette dernière et inévitable phase de la vie du papier-monnaie que sont arrivées l’Autriche, la Russie, la Pologne, etc. La dévalorisation totale du papier représente la disparition également totale de la confiance qu’il inspirait d’abord.


Le thermomètre de la confiance constitué par le change est fort sensible. C’est ainsi qu’on le vit en France subir une brusque chute à la suite d’une déclaration trop solennellement pessimiste faite à la Chambre des Députés sur le déficit de notre situation budgétaire.

Que les spéculateurs profitent de telles circonstances pour accentuer le mouvement dans le sens de certains intérêts, n’est pas douteux : mais leur action est toujours limitée et passagère. Les oscillations provoquées dans la courbe de la confiance, n’en changent pas l’allure.

Aujourd’hui, nous subissons les résultats de la désastreuse formule : « L’Allemagne paiera », qui conduisit, dans les pays dévastés, à tant de dépenses inutiles. Personne ne soupçonnait alors que, grâce à une inflation fiduciaire assez développée pour ôter toute valeur au mark-papier, l’Allemagne réussirait à éviter tout paiement. M. de La Palice l’aurait deviné peut-être, mais nos diplomates ne le pressentirent pas.


Parmi les causes de dépréciation du change, causes se ramenant toujours plus ou moins à une diminution de la confiance, on peut citer encore un déséquilibre de la balance commerciale, c’est-à-dire du rapport entre l’importation et l’exportation.

Le Brésil en fournit un excellent exemple. Pendant la guerre, ses exportations en Europe progressaient rapidement tandis que ses importations diminuaient chaque jour. L’Europe ayant besoin d’une foule de marchandises alors qu’elle n’avait rien à vendre, l’or afflua au Brésil et son change monta rapidement.

La guerre finie, l’Europe n’eut plus besoin d’acheter au Brésil qui lui, au contraire, pour refaire ses stocks épuisés, dut faire de grands achats à l’étranger. Ses importations dépassèrent alors de beaucoup ses exportations et son change baissa bientôt. Il continuera à baisser, jusqu’à ce que l’augmentation de sa production lui permette de compenser ses importations. Ce pays eut, d’ailleurs, l’intelligence de ne pas élever de barrières douanières contre l’importation étrangère, ainsi que le firent tant d’autres peuples.


Lorsque toute confiance est perdue dans la valeur d’une monnaie artificielle comme le papier et que le pays émetteur de cette monnaie dépréciée n’a ni or ni argent, peut-on dire qu’il ne possède plus de monnaie ?

En aucune façon. L’or, je ne saurais trop le répéter, contrairement à l’opinion de divers économistes, représente une marchandise analogue à toute autre marchandise et peut être remplacé par beaucoup d’autres. Les diverses marchandises sont d’un transport moins facile que l’or et l’argent sans doute, mais leur pouvoir d’achat reste aussi efficace.

Une marchandise négociable quelconque, un sac de blé ou de houille par exemple, représente donc une monnaie, tout comme le poids déterminé d’or constitué par une pièce de vingt francs, simplement parce qu’elle est échangeable contre des quantités déterminées d’autres marchandises.

J’ai déjà rappelé qu’un peuple riche est celui qui possède un excédent de marchandises échangeables ; un peuple pauvre, celui qui, n’en possédant pas assez, est obligé d’emprunter. Il paie alors son vendeur non avec des marchandises, mais avec du papier représentant en réalité une promesse incertaine de marchandise.

Plus une nation est riche en marchandises négociables, moins elle a besoin d’or ou d’argent. Que, pour faciliter les échanges de marchandises, cette nation emploie de l’or, des traites, des billets de banque, des chèques, etc., il n’importe. Dans l’échange de marchandises contre d’autres marchandises, la confiance n’intervient pas, puisque l’acheteur se borne à troquer directement ou indirectement une marchandise contre une autre marchandise de même valeur. Il paie comptant, en réalité, bien que l’or ou l’argent n’interviennent pas dans l’opération.


En attendant que s’équilibre la balance commerciale des divers pays, c’est-à-dire que leurs importations puissent être soldées avec des exportations, les variations du pouvoir d’achat des monnaies fiduciaires engendrent des complications formidables.

Les pays dont la monnaie a conservé sa valeur souffrent parfois presque autant de cette supériorité que d’autres pays souffrent de la dévalorisation de leurs billets. Quand, par suite de la perte au change, nous payons une marchandise trois fois sa valeur en Angleterre ou en Amérique, c’est exactement comme si ces pays avaient triplé leurs prix de vente.

Cette élévation artificielle des prix rendant naturellement les ventes difficiles, un grand nombre d’usines étrangères sont obligées de se fermer.

Mais, si les peuples à monnaie non dépréciée ne peuvent exporter facilement leurs produits, ils ont un grand intérêt à importer, puisque, grâce au change, ils ne paient les objets achetés que le tiers ou la moitié de leur valeur. C’est ainsi que l’Angleterre a pu se procurer récemment en France des quantités énormes de sucre, bien au-dessous des prix anglais. Ainsi également des étrangers ont pu acquérir au tiers de leur valeur en France et en Allemagne des immeubles et des usines importantes.

Les répercussions des variations du pouvoir d’achat d’une même monnaie dans divers pays ne s’exercent pas seulement sur le commerce, mais aussi dans les relations entre peuples. Supposons qu’un Français voyageant en Italie et en Suisse loge dans des hôtels cotés vingt francs par jour. En raison du change, il paiera dans des hôtels équivalents dix francs par jour en Italie et soixante francs en Suisse. Pour le même motif, l’objet payé vingt francs en France coûtera dix francs en Italie et soixante francs en Suisse, en Angleterre et aux États-Unis.


Une des conclusions de ce qui précède, est que tous les pays à monnaie dépréciée ont avantage à exporter et non à importer. L’intérêt des pays à monnaie non dépréciée est, au contraire, d’importer et non d’exporter.

Malheureusement, ces deux opérations : importer et exporter, étant complémentaires l’une de l’autre, ne peuvent s’isoler. Un peuple se bornant à exporter ou à importer serait vite ruiné.

C’est précisément parce que chez la plupart des nations l’équilibre n’existe plus entre les importations et les exportations que le désordre financier est général. Les uns ne peuvent exporter suffisamment, la valeur de leurs marchandises se trouvant triplée par la perte au change, les autres ne peuvent importer, précisément en raison de cette élévation des prix.

Comment se terminera pareille situation ? Elle a été encore très obscurcie par les divagations de certains économistes sur la stabilisation du mark ou les avantages de l’inflation fiduciaire. J’imagine, cependant, qu’en y réfléchissant un peu ils découvriraient assez vite que les marchandises s’échangeant simplement contre d’autres marchandises, les questions de monnaie perdront toute importance dès que les quantités de marchandises à échanger seront en quantité suffisante pour rétablir l’équilibre entre la production et la consommation. La monnaie fiduciaire ne sera plus alors qu’un signe conventionnel analogue à un chèque ou à une quittance. Il est évident, par exemple, que si j’envoie à un négociant étranger une certaine quantité de fer payable avec une quantité correspondante de blé, au cours du marché mondial, toute opération de change s’évanouit.


Ce n’est pas à l’âge moderne seulement que le papier-monnaie et les variations du change qu’il entraîne ont fait leur apparition dans le monde. La France de la Révolution eut déjà des assignats dont on connaît l’histoire.

Le gouvernement britannique fit également usage de papier-monnaie dans ses guerres contre Napoléon. Les billets de la Banque d’Angleterre eurent cours forcé de février 1797 à mai 1821, soit pendant vingt-quatre ans. Les Anglais purent ainsi se procurer les ressources nécessaires pour briser la puissance de Napoléon. Leurs billets ne perdirent jamais plus de 25 % de leur valeur métallique et seulement 2 % en 1817.

Dans sa guerre de Sécession, l’Amérique employa aussi le papier-monnaie. Son cours forcé dura de 1862 à 1879 et, pendant les premières années, il perdit jusqu’à 50 % de sa valeur métallique. La guerre finie, cette dépréciation s’atténua rapidement et cessa même avant la suppression du cours forcé.

Comment les Anglais et les Américains réussirent-ils à rétablir la valeur intégrale du papier ? Ce fut uniquement la prospérité de leur commerce qui fit renaître la confiance.

Ces exemples prouvent que les écarts du change, qui pèsent si lourdement aujourd’hui sur le prix de la vie, sont liés intimement à la restauration économique de l’Europe. Cette restauration se ramène, on ne saurait trop le répéter, à ces deux points : 1o produire à des prix permettant la vente des marchandises susceptibles d’exportation ; 2o accroître, au moins en France, la production des matières agricoles qui constituent une monnaie supérieure à toutes les autres. Les peuples équilibrant alors leurs recettes et leurs dépenses, l’anarchie financière cessera aussitôt.

Les quatorze conférences successivement réunies pendant quatre ans pour découvrir d’autres solutions sont restées impuissantes. Il s’y est dépensé beaucoup d’éloquence, très peu de science et moins encore de bon sens.

Chargement de la publicité...