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Le déséquilibre du monde

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CHAPITRE IV
COMMENT UNE DETTE PEUT VARIER AVEC LE TEMPS

Parmi les illusions dont sont victimes les peuples actuels on peut citer celles relatives à la grandeur de la dette allemande.

La détermination du chiffre exact de cette dette est difficile, parce qu’il peut varier dans d’immenses proportions, suivant les modes de paiements, leur retard, etc. Quelques calculs vont montrer l’énormité de ces différences.

Admettons, pour être plus clair, que la dette de l’Allemagne, fixée finalement à 132 milliards, soit seulement de 100 milliards, portant 5 % d’intérêts, et recherchons ce qu’elle peut devenir en faisant simplement varier les dates de paiement.

Supposons que l’Allemagne verse seulement un milliard par an, et voyons, en chiffres ronds, comment croîtra sa dette.

Une formule bien connue montre que, en dix ans, la dette de 100 milliards se montera à 150 milliards 312 millions ; en vingt ans à 232 milliards 264 millions ; en trente ans à 365 milliards 755 millions ; en quarante ans à 583 milliards 200 millions ; en cinquante ans à 937 milliards 392 millions.

La dette aura donc presque décuplé en cinquante ans et se sera élevée à un chiffre que tous les trésors réunis du monde ne pourraient payer.

Supposons, maintenant, que l’Allemagne veuille amortir sa dette de 100 milliards, portant 5 % d’intérêts. Il lui faudrait verser annuellement 5 milliards 477 millions.

Si on suppose que la dette ne porte pas intérêts, un versement annuel de 2 milliards pendant cinquante ans suffirait à l’annuler.

Tous les moratoires que sollicite l’Allemagne auraient pour résultat, remarque importante, de réduire beaucoup la valeur réelle de sa dette, par la perte résultant du jeu des intérêts composés.

La valeur actuelle d’une somme de 1 milliard, dont on retarde le paiement pendant onze ans, n’est en effet que de 584 millions 679.000 francs. Avec un retard de vingt ans, sa valeur actuelle tombe à 377 millions, puis à 87 millions seulement si le paiement est reculé de cinquante ans. S’il l’était de quatre siècles, la valeur actuelle du milliard tomberait à trois francs seulement.

Cette réduction à 3 francs d’une dette de mille millions est un des exemples montrant le mieux le rôle du temps en matière financière. Grâce à son intervention, il est possible de réduire dans d’immenses proportions la valeur d’une somme quelconque, ou, au contraire, de l’accroître infiniment. On a calculé que 1 franc placé à intérêts composés sous J.-C. aurait, maintenant, une valeur représentée par un globe d’or plus gros que la Terre.

C’est grâce à cette influence du temps qu’on peut se procurer un immeuble ayant une valeur très supérieure aux ressources actuelles de l’acquéreur. Avec un chiffre d’amortissement annuel faible, mais prolongé, la dette s’éteint assez rapidement. Notre institution du Crédit Foncier est basée sur ce principe.

La vie individuelle étant très courte, le montant d’un amortissement annuel est relativement élevé, si la dette doit être amortie rapidement. Mais pour une collectivité, dont la vie est théoriquement éternelle, l’annuité peut devenir aussi petite qu’on le désire. C’est pour cette raison que les États peuvent emprunter de grosses sommes et les rembourser facilement. Ils reportent simplement sur un temps très long le paiement de sommes dont le remboursement immédiat serait impossible.


Les chiffres précédents montrent l’énormité des dettes qu’accumule, en théorie, sur l’Allemagne le moindre retard dans ses paiements. Il faudrait une dose invraisemblable d’illusions pour ne pas voir l’impossibilité d’obtenir d’elle de pareilles sommes.

Dans nos calculs, nous avons, cependant, ramené la dette à 100 milliards, au lieu des 132 milliards actuellement admis.

Au début, le chiffre de la dette allemande était beaucoup plus élevé. Il fut réduit à plusieurs reprises sous la pression du gouvernement anglais.

L’irritation de la France contre l’Angleterre tient justement à cette réduction de la dette germanique. D’abord fixée à 259 milliards de marks à Boulogne, elle fut ramenée à la Conférence de Paris, en 1921, à 226 milliards, payables en quarante-deux ans ; puis, après celle de Londres, à 132 milliards, toujours payables en annuités.

Les hommes d’État anglais qui provoquèrent ces réductions eurent bien tort, en vérité, d’irriter une puissante alliée pour des chiffres dont le côté illusoire n’aurait pas dû leur échapper. Supposaient-ils vraiment que, pendant un demi-siècle, un peuple de 60 millions d’âmes payerait un énorme tribut annuel à ses vainqueurs ? Les réflexions suivantes de l’ancien premier ministre, M. Asquith, sont d’une indiscutable justesse :

« Ceux qui s’imaginent aujourd’hui qu’une poignée d’hommes assis à Paris autour d’une table, quelles que soient leur sagesse et leurs capacités politiques, puissent aviser à ce qui se passera d’ici vingt, trente ou quarante ans, sous le rapport des paiements, font preuve d’une dose de crédulité et d’un manque d’imagination qui ne font pas honneur aux hommes d’État de l’époque actuelle. »

Il serait inutile de rechercher ici quelles eussent été, pour les diverses nations de l’Europe, les conséquences des paiements de l’Allemagne, puisqu’elle s’est soustraite à toute possibilité de tels paiements par une inflation monétaire assez grande pour amener la valeur de ses billets de banque à un chiffre voisin de zéro. Nous avons vu dans un autre chapitre sur quels peuples retomberont, en réalité, les frais de la guerre.

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