Le déséquilibre du monde
CHAPITRE IV
LA CRÉATION D’HABITUDES MORALES PAR L’ARMÉE
Dans leurs discours, tous les chefs d’État parlent de désarmement, mais ils augmentent en même temps leurs budgets de guerre, sachant bien que les seules chances de paix résident dans la puissance des armées. Aujourd’hui, plus encore que dans le passé, pour durer il faut rester fort.
Ces armements sont financièrement désastreux puisqu’ils obligent des peuples demi-ruinés à s’appauvrir davantage ; mais l’exemple de l’Allemagne suffit à montrer ce que coûte, de nos jours, une défaite.
La nécessité de conserver sur pied de dispendieuses troupes semble d’autant plus lourde qu’une armée représente un outil rarement employé.
On est alors conduit à se poser la question suivante : cet outil, fort coûteux, ne serait-il pas utilisable autrement que pour la guerre ? Or, il est facile de démontrer qu’en dehors de son but guerrier, l’éducation militaire pourrait rendre à un peuple les plus signalés services.
On se souvient des déclarations du célèbre chimiste Ostwald, affirmant que la suprématie industrielle des Germains tenait à ce que seuls ils possédaient le secret de l’organisation.
Cette supériorité, dont Ostwald lui-même ne comprenait pas très bien l’origine, résulte beaucoup moins des qualités intellectuelles acquises à l’Université que de certaines qualités de caractère : ordre, discipline, ponctualité, solidarité, sentiment du devoir, etc., que l’université n’enseigne pas.
Le ministre Helfferich avait une vision beaucoup plus juste des causes de la supériorité de ses compatriotes quand il la déclarait issue du passage forcé de tous les jeunes Allemands par la caserne, où ils acquéraient les qualités de caractère indispensables à la nouvelle évolution scientifique et industrielle du monde.
Inutile d’objecter que les Américains, jadis sans armée, atteignirent cependant une grande prospérité industrielle. Leurs qualités d’ordre, de solidarité, de ponctualité, de discipline étaient dues, comme celles des Anglais, à la pratique de sports où la discipline s’impose aussi rigoureusement qu’à la caserne.
Comment le régime militaire peut-il inculquer de telles qualités ? Ici, nous nous trouvons en présence du formidable problème de la morale dont on peut dire qu’il fut la pierre d’achoppement de tous les philosophes[10].
[10] On peut juger, par le passage suivant de l’éminent philosophe Boutroux, à quel point sont confuses les idées sur la morale de nos plus illustres universitaires : « A travers leur extrême variété, tous les systèmes de morales ont consisté à prendre pour principe une certaine notion du bien comme objet définitif proposé à notre activité et à chercher ensuite, dans un libre consentement de l’intelligence du cœur et de la volonté, le ressort de l’action dirigé vers cette fin. »
Ce problème est, au fond, assez simple, bien que des hommes comme Kant en aient complètement méconnu les éléments.
Pour l’illustre philosophe, il n’existait pas une morale possible sans sanctions, c’est-à-dire sans récompense et sans châtiment. Le crime, restant souvent impuni ici-bas, et la vertu privée de récompense, Kant en déduisait la nécessité d’une vie future et d’un Dieu rémunérateur.
Une morale dépourvue de sanction serait donc, suivant Kant, impossible.
Ces conceptions sont restées classiques dans notre enseignement, et je tiens de l’éminent philosophe Bergson qu’il fut pendant longtemps à peu près seul avec l’auteur de cet ouvrage à les rejeter complètement.
S’il les repoussait, c’était d’ailleurs pour des raisons un peu différentes de celles que j’ai exposées dans un autre livre et dont voici la substance :
Kant, comme tous les philosophes rationalistes, croyait l’homme guidé dans la vie par son intelligence alors qu’il est, en réalité, conduit surtout par les sentiments dont dérive son caractère.
En fait, ce n’est guère la crainte du châtiment et l’espoir d’une récompense qui font respecter le devoir moral. Ce respect ne se trouve constitué qu’après être devenu une habitude. L’homme obéit alors à certaines règles de conduite sans les discuter. C’est à ce moment précis que sa morale est formée.
La morale purement rationnelle des professeurs, dans laquelle chaque acte exigerait une délibération intellectuelle, formerait une pauvre morale. L’homme n’ayant pas d’autre règle de conduite inspirerait peu de confiance.
L’erreur de Kant dérivait de ce que, ignorant la force d’un inconscient convenablement éduqué, il ne pouvait le supposer assez fort pour remplacer les sanctions présentes ou futures. Ces sanctions lui semblaient donc indispensables.
Comment créer cette morale inconsciente, seul guide sûr de la conduite ? Comment, en d’autres termes, transformer en habitudes l’observation des lois morales sans lesquelles une société tombe vite dans l’anarchie ?
Une seule méthode permet d’obtenir ce résultat : répéter longtemps l’acte qui doit devenir habitude.
Cet acte représentant d’abord une gêne, l’élève n’arrive à le pratiquer que par contrainte, c’est-à-dire sous l’influence d’une discipline rigide.
Pareille discipline étant difficile dans la famille et à l’école, beaucoup d’hommes n’ont d’autre morale que celle du groupe social auquel ils appartiennent, en dehors de la crainte, assez faible aujourd’hui, qu’inspire le gendarme.
Cette discipline rigide, mais nécessaire pour créer une moralité inconsciente, s’obtient au contraire facilement à l’armée, parce qu’elle possède des moyens de contrainte auxquels on ne résiste pas. Leur rigueur n’est, d’ailleurs, pénible qu’au début, car à la discipline externe imposée se substitue bientôt la discipline interne, spontanée, constituant l’habitude.
L’homme ainsi formé est comparable au cycliste circulant sans effort dans les chemins les plus difficiles, alors qu’à ses débuts il n’y parvenait qu’avec peine.
Les peuples ayant acquis la discipline interne, constituant une morale stabilisée, sont, par ce seul fait, très supérieurs à ceux qui ne la possèdent pas.
La création d’habitudes morales au moyen de la discipline militaire repose sur le principe psychologique très sûr des associations par contiguïté. On peut le formuler de la façon suivante :
Lorsque des impressions ont été produites simultanément, ou se sont succédé immédiatement, il suffit que l’une d’elles se présente à l’esprit pour que les autres soient évoquées aussitôt.
L’association par contiguïté est nécessaire pour créer l’habitude. Bien établie, cette habitude rend inutile la représentation mentale de l’association.
Pour faire mieux comprendre la force de l’éducation inconsciente, et montrer comment elle peut survivre au conscient désagrégé par une cause quelconque, je rappellerai un cas bien concret observé jadis par l’illustre général de Maud’huy, qui n’a jamais manqué une occasion de me rappeler qu’il se considérait comme mon élève.
Alors commandant, il vit entrer dans son bureau un sergent de service, venant l’informer avec inquiétude, qu’un soldat ivre se démenait dans une salle, brisant tout et menaçant de sa baïonnette le premier qui l’approcherait. Que faire ?
Théoriquement il paraissait très simple de lancer plusieurs hommes sur le forcené pour le maîtriser. C’était les exposer à être tués ou blessés. La psychologie ne fournirait-elle pas un moyen plus subtil ?
Le futur général l’eut vite trouvé. Se souvenant que l’éducation inconsciente survit aux perturbations du moi conscient, il se dirigea vers la salle où gesticulait l’ivrogne, ouvrit la porte et, d’une voix de stentor, commanda :
— Garde à vous ! Portez arme ! Posez arme ! Repos !
Les ordres furent immédiatement exécutés et il devint facile de désarmer le soldat, dont l’âme consciente avait été perturbée par l’ivresse, mais dont l’habitude inconsciente n’avait pas encore été atteinte.
Pour en finir avec le principe si fécond des associations par contiguïté, je ferai remarquer qu’il sert de base à toutes les formes possibles d’éducation, aussi bien chez les animaux que chez l’homme. Les dresseurs les plus raffinés n’en utilisent guère d’autres. Ce même principe contient la solution de problèmes d’aspect insoluble, par exemple, empêcher un brochet affamé de manger les poissons enfermés avec lui dans un bocal. Cette expérience est trop connue pour qu’il soit utile d’en rappeler les détails.
La création d’habitudes morales par voie d’association se trouve facilitée grâce à l’application de cette autre loi psychologique : des impressions faibles, si répétées qu’on le suppose, n’ont jamais la puissance d’impressions peu répétées, mais très fortes.
En vertu de ce principe, que j’eus souvent jadis l’occasion d’appliquer au dressage de chevaux difficiles, le châtiment punissant une violation de discipline peut être rare, s’il est sévère. C’est pour cette raison qu’au grand collège d’Eton, fréquenté par les fils de la haute aristocratie anglaise, le principal fouette lui-même en public l’élève ayant proféré un mensonge. Cette peine humiliante a pour résultat d’inspirer aux jeunes gens une horreur si intense du mensonge qu’il est rarement besoin de l’appliquer.
L’immense supériorité de la discipline militaire sur celle de l’école et surtout de la famille est, je le répète, qu’on ne résiste pas à la première, alors que la discipline scolaire ou familiale ne se compose guère que de remontrances sans force et de discours sans prestige.
La création d’habitudes militaires et morales demande un certain temps. Sa durée est fort discutée d’ailleurs par les partisans d’un service militaire réduit à quelques mois.
La question s’est présentée dans divers pays et notamment en Belgique. Le Roi Albert y fit preuve à ce propos de connaissances psychologiques qui m’avaient déjà frappé au cours d’une conversation que j’eus avec lui.
Dans le but d’obtenir la prolongation du service de 10 à 14 mois, il disait : « abaisser la durée du temps de service au-dessous d’un certain terme, c’est tomber dans le système des milices. Or, l’expérience prouve que les milices n’ont jamais tenu devant une force régulière et bien entraînée. On croit trouver un correctif dans un puissant armement, mais une troupe sans discipline, ni cohésion, ne saura pas défendre cet armement. »
Le lecteur entrevoit maintenant, je pense, l’utilité du régime militaire sur la formation du caractère et de la morale d’un peuple.
L’officier peut et doit devenir le véritable éducateur de notre jeunesse, appelée, aujourd’hui à passer par la caserne et redoutant, parfois bien à tort, d’y perdre son temps.
Apprendre au soldat à manœuvrer ne doit être qu’une partie du travail des chefs. L’habitude de manier les hommes a déjà transformé beaucoup d’officiers en psychologues.
Quelques-uns, trop peu nombreux encore, avaient compris depuis longtemps ce côté de leur rôle. C’est ainsi, par exemple, qu’il y a quelques années, le général Gaucher, alors commandant d’état-major, publiait une série de conférences sur La Psychologie de la Troupe et du Commandement, où se trouvaient reproduits plusieurs chapitres de mes ouvrages.
En ce qui concerne, notamment, l’éducation de la morale, l’auteur y a fort bien montré les différences des modes de création de la moralité individuelle et de la moralité collective. Sans doute, un chef pourra momentanément susciter dans une troupe des qualités très hautes — abnégation, dévouement, désintéressement, sacrifice de la vie, etc. ; mais cette moralité transitoire ne survit pas à l’influence du chef qui l’a créée, alors que persiste la moralité individuelle, transformée en habitude suivant les principes que je viens d’exposer.
Lorsque le caractère a été éduqué, ainsi que l’intelligence, l’homme possède un capital mental fort supérieur à tous les capitaux matériels. Les événements peuvent, en effet, détruire ces derniers, mais ils n’entament pas le premier.
Tous les peuples modernes, les latins surtout, ont besoin d’une éducation morale les dotant d’un capital mental solide. L’armée, seule, je le répète, pourra le leur faire acquérir.
Notre avenir dépendra donc de l’éducation morale reçue par la nouvelle génération.
L’intelligence, tout le monde en possède en France, et c’est pourquoi la jeunesse se charge si facilement de diplômes. Malheureusement, les qualités de caractère ne sont pas toujours développées au même degré.
Or dans la phase d’évolution où le monde entre aujourd’hui, c’est la possession de ces qualités qui déterminera l’avenir des peuples.