Le déséquilibre du monde
CHAPITRE III
LES GRANDES COLLECTIVITÉS PARLEMENTAIRES
Tous les gouvernements modernes ont à leur tête des collectivités désignées sous le nom de Parlements. Ils ne constituent pas assurément la meilleure forme de gouvernement possible, mais à peu près la seule acceptable aujourd’hui. Les démocraties triomphantes oscillèrent toujours entre la dictature et la domination du nombre.
Les parlements possèdent les caractères des collectivités. Ils en ont la mobilité, les indécisions, les violences et obéissent aussi à ces formules mystiques, dont l’influence sur la foule fut toujours si grande.
Une des caractéristiques des Parlements actuels est l’extension des partis extrêmes : socialisme, communisme, etc. Notre Parlement ne diffère pas sensiblement à ce point de vue des autres assemblées européennes. Il compte lui aussi un certain nombre de conservateurs et une minorité d’extrémistes : socialistes révolutionnaires, internationalistes, etc.
Ainsi qu’il arrive toujours, ces partis extrêmes ont rallié de plus en plus à eux les anciens partis jadis considérés comme avancés, le radicalisme notamment.
Leurs projets sont chaque jour plus révolutionnaires. Un des membres de ce groupe les a brièvement formulés dans les termes suivants : « Exproprier l’individu et lui enlever, pour les socialiser, les moyens de production qu’il détient. »
Quant à l’impôt sur le revenu, le même député s’exprimait ainsi : « Plus l’impôt sera vexatoire et inquisitorial, plus il servira les fins du collectivisme. »
Ces aveux dégagent une rayonnante clarté. Les socialistes savent très bien que ruiner les classes industrielles et commerçantes, serait fatalement ruiner par incidence les autres classes, mais c’est là, justement, le but poursuivi pour arriver à une révolution qu’ils s’imaginent devoir tourner à leur profit.
Révolutionnaires dans leurs propos, ces apôtres d’une foi nouvelle le sont beaucoup moins dans leurs pensées. Ils ne savent pas toujours gouverner leurs paroles, mais des maîtres redoutés les obligent à gouverner leurs actions. Solidement hiérarchisés, ils acceptent, avec une respectueuse crainte, les programmes imposés par les chefs de comités, français ou moscovites connaissant très bien l’art de se faire obéir.
Les origines de ces nouveaux apôtres sont diverses. Quelques-uns vinrent au socialisme révolutionnaire parce qu’il semblait une carrière d’avenir. Il en est cependant quelques-uns convaincus de la valeur de la foi nouvelle. Ce sont généralement des esprits mystiques dont les conceptions politiques revêtent toujours la forme d’une croyance religieuse. Les mots et les formules ont pour eux une puissance magique. Ils savent de source sûre qu’avec quelques impérieux décrets on peut faire régner le bonheur ici-bas.
Pris en bloc, ils constituent une masse révoltée en apparence, mais docile en réalité. Leur âme grégaire est facilement maniée par les meneurs. Leur personnalité faible est enveloppée d’influences collectives très fortes.
Les socialistes révolutionnaires sont dangereux surtout par la crainte qu’ils inspirent. Les timides s’effacent toujours devant les violents. L’histoire de nos grandes assemblées révolutionnaires a constamment vérifié cette loi. La Montagne de notre grande révolution terrorisa longtemps la Plaine, trois fois plus nombreuse pourtant. La veille même du jour où tomba Robespierre, il était chaudement acclamé par des collègues qui quelques heures plus tard devaient l’envoyer à l’échafaud.
C’est pour ces raisons psychologiques très simples que les socialistes absorbent de plus en plus l’ancien parti radical. La faiblesse de ce dernier est grande, parce que ses convictions sont incertaines. Il suit les socialistes comme la Plaine suivait Robespierre par peur du couteau que d’ailleurs elle n’évita pas.
Il est frappant de constater combien a progressé depuis quelques années le rôle de la peur dans nos assemblées parlementaires. Ce n’est plus avec leur volonté que les ministres agissent, mais avec les erreurs qu’on leur impose. D’opinions personnelles, ils ont depuis longtemps renoncé à en posséder et surtout à en défendre.
Ce qui manque le plus souvent aux gouvernants modernes, ce n’est pas l’intelligence, mais le caractère. Au lieu de tâcher d’éclairer et diriger L’opinion, ils se mettent à sa remorque. L’opinion, pour eux, c’est celle de quelques sectaires ou d’obscurs comités puisant leur force apparente dans la violence.
Certes, les socialistes n’ont pas plus de caractère que leurs adversaires, mais l’habitude d’obéir à des meneurs despotiques leur confère la puissance qu’une troupe disciplinée possède toujours.
Une assemblée n’est, en général, ni très bonne ni très mauvaise. Elle est ce que la font ses meneurs. C’est pourquoi une volonté forte et continue permet de se rendre facilement maître des collectivités.
Le problème de chaque assemblée nouvelle est de savoir si, de la foule flottante de ses membres surgira quelques hommes de volonté tenace, capables de continuité dans l’effort et possédant assez de jugement pour distinguer les possibilités des chimères.
Autour de tels chefs, les opinions hésitantes se groupent bientôt. Depuis l’aurore de l’humanité et dans tout le cours de l’histoire, les hommes ne se sont jamais révoltés pendant longtemps. Leur secret désir fut toujours d’être gouvernés.
Les gouvernants qui disent nettement ce qu’ils veulent acquièrent rapidement l’autorité et le prestige, bases nécessaires d’un pouvoir durable. Ils réunissent alors facilement une majorité obéissant à quelques idées directrices fondamentales au lieu de suivre tous les courants momentanés qui agitent les hommes dont la mentalité n’est pas orientée. Les assemblées ont l’âme incertaine des foules et se rangent d’instinct derrière le chef qui leur montre clairement le chemin.
Les grandes questions à résoudre au sein des parlements ne peuvent être résolues qu’avec une majorité fortement groupée autour d’un homme d’État capable de la diriger et non avec ces majorités de hasard que la même semaine voit naître et disparaître.
Tous les autres moyens proposés, y compris l’édification de nouvelles Constitutions, représentent de vaines paroles. Les Anglais n’ont pas changé leur constitution depuis la reine Anne, et à vrai dire ils n’en ont jamais possédé une définitivement formulée.
C’est l’inaltérable foi mystique des peuples latins dans le pouvoir surnaturel des formules qui leur fait si souvent changer de constitutions. Ces changements restèrent toujours d’ailleurs sans effet.
Les institutions n’ont aucune vertu. Ce n’est pas avec elles qu’on refait les âmes. Un peuple ne saurait obtenir un gouvernement meilleur que lui-même. Aux âmes incertaines correspondront toujours des gouvernements incertains.
La plus dangereuse et malheureusement la plus irréductible des erreurs latines, est justement de croire que les sociétés peuvent se reconstruire avec des lois. C’est la généralité de cette erreur qui donne au socialisme sa principale force.
Quels que soient les ambitions et les rêves des politiciens, le monde marche en dehors d’eux et de plus en plus sans eux. Savants, artistes, industriels, agriculteurs, c’est-à-dire les hommes qui font la force et la richesse d’une nation, ne demandent à la politique que de ne pas les entraver. Les théoriciens révolutionnaires sont incapables de rien créer mais ils peuvent détruire. Le monde a été souvent victime de leurs aberrations. Sous leur néfaste influence bien des pays, depuis la Grèce antique, sombrèrent dans la ruine ou la servitude.