← Retour

Le déséquilibre du monde

16px
100%

CHAPITRE II
RÔLE SOCIAL DES FORCES NOUVELLES DÉRIVÉES DE LA HOUILLE ET DU PÉTROLE

Ignoré jusqu’à une époque bien récente puisqu’elle ne remonte guère plus haut que Napoléon, le rôle des puissances motrices nouvelles est devenu si prépondérant que la civilisation n’est plus concevable sans elles.

La puissance des États modernes se mesure de plus en plus à leur richesse en houille ou en pétrole. Privés de ces générateurs de forces ils tomberaient fatalement sous la tutelle économique d’abord, politique ensuite de ceux qui en possèdent.

Le rôle des grandes puissances motrices modernes apparaît d’une saisissante façon quand on traduit en chiffres leur production mécanique et qu’on la compare à celle que pouvaient jadis développer l’homme et les animaux.

Des calculs qu’il serait trop long d’expliquer ici, m’ont permis de démontrer que les 190 millions de tonnes de charbon extraites annuellement par l’Allemagne de ses mines avant la guerre pouvaient accomplir un travail mécanique égal à celui qu’auraient fourni 950 millions d’ouvriers. L’ouvrier-houille possède en plus cette immense supériorité qu’il fabrique pour trois francs un travail pour lequel l’ouvrier humain demanderait au moins 1.500 francs[6].

[6] J’ai indiqué les bases de mes calculs dans mon livre : Enseignements Psychologiques de la Guerre. Un membre éminent de l’Académie des Sciences, M. Lecornu, les adopte dans son ouvrage : La Mécanique. Ses résultats ne diffèrent un peu des miens, que parce qu’il a pris un chiffre plus élevé pour le prix de la houille en Allemagne avant la guerre. Avec les prix actuels de la houille, mes chiffres devraient être naturellement modifiés suivant ces prix.

Ajoutons encore que 5.000 mineurs, travaillant pendant un an, suffisent à extraire un million de tonnes de houille capables de produire le travail de cinq millions d’ouvriers.

Augmenter la richesse d’un pays en houille revient, en réalité, à multiplier énormément le nombre de ses habitants. Beaucoup de houille et peu d’habitants valent mieux que peu de houille avec beaucoup d’habitants.

Il faut remarquer, d’ailleurs, que la houille est aussi une véritable créatrice d’habitants. Le savant professeur de Launay a démontré que les grandes villes anglaises ont vu croître énormément leur population avec la production houillère de leur voisinage. Glasgow, par exemple, qui avait 80.000 habitants en 1801, en a 800.000 aujourd’hui. Sheffield, qui n’était qu’un bourg féodal à la même époque, compte maintenant 380.000 habitants. De 5.000 habitants en 1700, Liverpool est monté à 750.000. Ces populations nouvelles représentent de la houille transformée, et elles seraient condamnées à mourir de faim si un cataclysme géologique venait détruire le charbon dont elles sont nées et dont elles vivent.


Le plus sommaire coup d’œil jeté autour de soi montre à quel point la civilisation moderne repose sur l’usage de la houille ou des produits similaires tels que le pétrole. Chacun voit bien que si ces produits disparaissaient, les chemins de fer s’arrêteraient ; mais il faut des statistiques pour montrer que ce ne sont pas nos locomotives qui absorbent le plus de charbon. Les chemins de fer dépensent 18 p. 100 seulement de la consommation totale de la houille, alors que l’industrie, y compris la métallurgie, exige 47 p. 100 ; les usages domestiques, 19 p. 100 ; les usines à gaz 7 p. 100.

Pendant la guerre, le rôle de la houille et du pétrole a été prépondérant. Sans eux, nous n’aurions eu ni canons, ni munitions, ni vivres, et les Américains n’auraient pu franchir l’océan pour venir prendre part à la lutte.

La houille est dans l’âge actuel si indispensable à tous les peuples que ceux qui n’en possèdent pas assez, comme l’Italie, semblent destinés à devenir vassaux des pays qui en possèdent beaucoup, comme l’Angleterre.

On sait quel formidable moyen de pression la possession du charbon donne à cette dernière sur les nations réduites à lui en acheter pour alimenter leur industrie.

C’est ainsi qu’au congrès de Spa, la Grande-Bretagne força la France, grâce à des droits d’exportation exorbitants, à lui payer 100 shillings la tonne de charbon livrée pour 40 shillings à ses nationaux. Seule la concurrence du charbon américain mit fin à cette exploitation qui montra notamment combien peu pèsent les alliances devant les intérêts économiques.

Le rôle dominateur conféré à certains peuples par leur richesse houillère est également mis en évidence par l’histoire industrielle et commerciale de l’Allemagne. Son grand développement, commencé en 1880 seulement, résulta surtout d’une surproduction considérable de ses mines.

Produisant plus de houille, elle fabriqua davantage. Fabriquant davantage, elle dut accroître ses exportations et se créer, par conséquent, des débouchés nouveaux. En 1913, son exportation atteignait l’énorme chiffre de 13 milliards.

Fatalement, alors, elle se heurta partout à la concurrence anglaise. Dans l’espérance de l’abattre, l’Allemagne se constitua une puissante marine militaire et prépara la guerre qui finit par éclater. La richesse en houille de l’Allemagne fut donc une des causes indirectes du conflit qui devait bouleverser le monde.


Pour pronostiquer avec vraisemblance l’avenir économique des peuples, il suffit de connaître leur production en charbon. Les États-Unis en extraient annuellement près de 600 millions de tonnes ; la Grande-Bretagne, 300 millions (chiffre auquel arrivait l’Allemagne avant la guerre) ; la France, 40 millions sur les 60 millions dont elle a besoin. L’Espagne, presque au bas de l’échelle industrielle du monde, en produit 4 millions et demi seulement.

Tous les faits que je viens de rappeler montrent que la richesse en charbon qui détermine la puissance industrielle des peuples déterminera aussi leur situation politique. Un pays obligé d’acheter au dehors et de transporter à grands frais la houille dont il a besoin ne peut fabriquer économiquement, et par conséquent exporter. Il doit donc concentrer ses efforts sur des produits n’exigeant pas beaucoup de force motrice : horlogerie, objets d’art, modes, etc., et s’attacher surtout à perfectionner l’agriculture, base nécessaire de son existence.

Les peuples latins dont les capacités industrielles sont médiocres, ont donc tout intérêt à porter leurs efforts sur l’agriculture et la fabrication d’objets de luxe. Ces nécessités sont les conséquences de ces lois économiques dont j’ai montré la force.


De nouvelles découvertes scientifiques permettront sans doute un jour de remplacer la houille comme source de force motrice. Des recherches de laboratoire m’ayant demandé une dizaine d’années de travail me conduisirent à prouver qu’une matière quelconque, un minime fragment de cuivre par exemple, est un réservoir colossal d’une énergie jadis insoupçonnée, que j’ai appelée : l’énergie intra-atomique[7]. Nous ne pouvons en extraire actuellement que d’infimes parcelles, mais si on réussit, dans l’avenir, à dissocier facilement la matière, la face du monde sera changée. Une source indéfinie de force motrice, et par conséquent de richesse, étant à la disposition de l’homme, les problèmes politiques et sociaux d’aujourd’hui ne se poseront plus.

[7] Ces recherches sont exposées dans mon volume : L’Évolution de la Matière (trente-septième édition) avec 68 figures dessinées au laboratoire de l’auteur.


En attendant ces réalisations peut-être lointaines, il faut vivre avec l’heure présente, tâcher de mieux employer le peu de houille que nous possédons, et chercher le moyen de compléter notre production.

En ce qui concerne l’utilisation de la houille, il reste à effectuer bien des progrès, puisque 90 p. 100 de la chaleur produite par sa combustion est entièrement perdu.

Actuellement les moyens de remplacer la houille sont peu nombreux. On ne possède encore que le pétrole et les chutes d’eau comme équivalents.

Le pétrole remplace très avantageusement la houille puisqu’un kilogramme de pétrole fournit 11.600 calories, alors qu’un kilogramme de houille n’en produit guère que 10.000. Tous les nouveaux cuirassés anglais emploient exclusivement le pétrole comme combustible.

L’emploi du pétrole, si supérieur à la houille par sa facilité de transport et la commodité de son emploi, se répand de plus en plus. Pendant la guerre il fut capital. Plusieurs généraux ont affirmé que ce fut seulement grâce au pétrole que purent être rapidement transportées les munitions et les troupes qui sauvèrent Verdun.

Ce qui précède explique pourquoi le pétrole a joué dans la politique des Anglais un rôle si important. C’est pour s’emparer de sources pétrolifères nouvelles que furent entreprises leurs guerres en Orient.

Actuellement l’Angleterre possède la plupart des concessions de pétrole en Europe, en Asie, en Afrique et dans une partie du Mexique.

Mais les sources de pétrole s’usent vite et on prévoit pour un délai prochain leur complet épuisement. L’Amérique a calculé que le pétrole de son sol sera tari en 18 ans. Cherchant du pétrole partout et trouvant toujours l’Angleterre sur son chemin, elle en a conclu que l’Empire britannique voulait arrêter l’essor naval des États-Unis. C’est une menace de futurs conflits.


Comme succédané du charbon et du pétrole, on peut citer la houille blanche, c’est-à-dire la puissance motrice que peut fournir l’eau des lacs, des torrents et des glaciers, tombant d’un niveau supérieur à un niveau inférieur, sous l’influence de la pesanteur.

Quelques statisticiens assurent que l’utilisation de toutes nos chutes d’eau produirait l’équivalent de 20 millions de tonnes de houille, chiffre à peu près correspondant à notre déficit annuel avant la guerre.

Nous n’en utilisons que 2 millions aujourd’hui et, pour capter les 18 millions restant, il faudrait de telles dépenses, que l’intérêt du capital engagé représenterait peut-être une somme supérieure à celle nécessitée par l’achat du charbon à l’étranger.

Remarquons, en passant, que la houille blanche joue déjà, dans certains départements, un rôle social important. N’étant pas transportable elle doit être employée sous forme d’électricité, dans un rayon peu éloigné de sa production. Conduite par de minuscules fils, cette électricité anime de petits moteurs beaucoup moins encombrants que les grosses machines entretenues par du charbon. Il en résulte que, dans les pays à houille blanche : Haute-Loire, Jura, Pyrénées, etc., le petit moteur électrique, si facile à employer chez soi, détermine un retour du travail à domicile et l’abandon de l’usine. C’est toute une évolution sociale qui s’ébauche ainsi.

Chargement de la publicité...