Le déséquilibre du monde
CHAPITRE IV
LES FORMES FUTURES DES GUERRES
ET LES ILLUSIONS SUR LE DÉSARMEMENT
L’obsédant problème du désarmement de l’Allemagne et des divers pays absorbe toujours l’attention de tous les gouvernements.
L’Allemagne reste si dangereuse qu’aucune nation n’ose réduire ses armées, bien qu’elles soient toutes écrasées sous le poids de ruineux budgets.
Alors que tous les peuples aspirent à la paix d’invincibles nécessités les condamnent à augmenter leurs armes.
Moins que toute autre, la France ne peut songer à désarmer. Elle ne l’aurait pu que si l’Angleterre et l’Amérique s’étaient engagées, comme le demandèrent inutilement nos gouvernants, à la soutenir en cas d’une nouvelle agression de l’Allemagne. Le simple effet moral de cette alliance eût suffi.
Ce projet ayant échoué, la France reste à peu près seule devant un ennemi séculaire qui ne dissimule pas son intense désir de revanche.
Jamais, d’ailleurs, l’Europe n’a été plus menacée de guerres qu’aujourd’hui. L’absurde dépeçage de l’Autriche et de la Turquie en petits États rivaux crée entre eux, je le répète, un régime de conflits permanents.
Tchéco-Slovaques, Roumains, Polonais, Hongrois, Serbes, Turcs, Grecs, etc., sont déjà en lutte ou prêts à y entrer.
Les démocraties héritières des monarchies militaires de l’Allemagne seront-elles moins belliqueuses que ces dernières ? La psychologie et l’histoire ne permettent pas de l’espérer. Un des conseillers les plus réputés du nouveau président des États-Unis, le docteur Butler, a justement fait remarquer que dans l’ancienne Grèce, quand le peuple était appelé à voter la paix ou la guerre, il votait toujours pour la guerre. C’est, suivant l’auteur, une conséquence des lois régissant la psychologie des foules, et il ajoute :
« L’aphorisme : « Ce sont les gouvernements qui forcent les peuples à la guerre malgré leur volonté », ne tient pas une minute devant la réalité des faits. Nous pouvons être assurés que si, pendant la dernière semaine de juillet 1914, les peuples d’Allemagne et d’Autriche avaient été consultés, par voie de referendum, sur la guerre ou la paix, ils auraient voté avec une majorité écrasante pour la guerre. »
L’insistance des Alliés à réclamer le désarmement de l’Allemagne, c’est-à-dire la destruction des mitrailleuses et des canons qui lui restent encore, dérive sans doute de cette conviction arrêtée que l’Allemagne deviendrait inoffensive par la destruction de son matériel de guerre.
Cette conviction est fort illusoire.
Avec ou sans canons, l’Allemagne se trouve actuellement, d’après l’opinion de tous les militaires, hors d’état de recommencer immédiatement la guerre.
Il en sera tout autrement dans quelques années, alors même qu’elle ne posséderait pas un seul canon.
Cette conclusion résulte des progrès réalisés chaque jour dans l’armement. Ils conduisent de plus en plus à cette notion fondamentale que les prochaines luttes des peuples seront surtout des luttes aériennes, dans lesquelles les frontières, les armées, les canons ne joueront qu’un faible rôle.
Les résultats atteints aujourd’hui par la fabrication des explosifs sont tels que leur puissance destructive devient formidable. Il suffira alors d’avions commerciaux pour transporter des torpilles chargées de ces explosifs au-dessus des villes afin de les détruire. Capable de tout anéantir dans un rayon qui dépasse déjà cent mètres, une seule torpille détruirait une rue entière avec ses habitants.
Le but des nouvelles guerres ne sera plus sans doute d’attaquer des armées, mais de détruire les grandes villes avec leurs habitants. Ces nouvelles guerres, beaucoup moins longues que celles du passé, seront bien autrement meurtrières.
Le futur matériel militaire aura l’avantage d’être peu coûteux, puisqu’il se composerait simplement d’avions commerciaux transportant des explosifs et des bombes incendiaires au lieu de marchandises.
Pour montrer au lecteur que les vues précédentes ne sont pas de simples vues de l’esprit, je suis obligé d’ouvrir une parenthèse.
J’ai déjà rappelé qu’il y a une quinzaine d’années, je fondai avec mon ami Dastre, professeur à la Sorbonne, un déjeuner hebdomadaire où des hommes réputés de chaque profession viennent exposer leurs vues sur les grands problèmes de chaque jour.
Parmi nos convives habituels, figurent d’illustres généraux et des hommes d’État éminents. Nous avons passé des heures captivantes à écouter les généraux Mangin et de Maud’huy nous expliquer les péripéties de la guerre ; l’amiral Fournier, l’évolution de la marine ; des hommes politiques comme Briand et Barthou, les grandes questions sociales. Les personnalités diverses que le Congrès de la Paix amena à Paris : Venizelos, Take Jonesco, Benès, Bratiano et bien d’autres, sont venues également nous exposer leurs idées.
Comme président du déjeuner, je choisis les sujets mis en discussion.
Le jour où furent provoqués les avis de nos éminents convives sur le désarmement de l’Allemagne et sur les prochaines guerres, j’avais reçu la visite d’un des grands chefs de notre aviation militaire, qui m’expliqua le rôle capital de l’aviation dans les futurs conflits. Suivant lui, les grandes armées si coûteuses devenaient inutiles et seraient avantageusement remplacées par une petite phalange de dix mille spécialistes dirigeant une flotte d’avions.
Trois généraux assistant, ce matin-là, à notre déjeuner, j’en profitai pour les prier de donner leur opinion.
Tout en reconnaissant la grande importance de l’aviation, son rôle fut un peu contesté. Le général Gascouin, commandant l’artillerie du 1er corps, remarqua qu’étant donné la surface considérable des capitales actuelles, et l’impossibilité pour les avions de préciser les points de chute de chaque projectile, on ne pourrait détruire qu’une partie restreinte des villes attaquées. Le général Mangin fit observer — et ce fut également l’avis du général de Maud’huy — que les avions étant relativement peu dangereux pour les troupes, en raison de la mobilité et de la dissémination des hommes, il serait toujours possible d’envoyer une armée exercer des représailles sur les villes ennemies. Daniel Berthelot ajouta que des destructions aussi meurtrières auraient une répercussion morale dont on ne saurait prévoir les conséquences. Il lui semblait d’ailleurs évident que, dans les prochains conflits, l’attaque aurait, au moins au début, une grande supériorité sur la défense.
On arrive facilement, d’après les publications germaniques, à se faire une idée assez nette de la façon dont les Allemands comprennent une future guerre. Leurs projets peuvent être synthétisés dans la forme suivante.
Vers l’an 19…, un lecteur est assis dans un café de Francfort méditant sur la destinée de l’Allemagne. Tout à coup, la porte s’ouvre et un porteur de journaux entre en criant : « demandez La Gazette de Francfort ». On y lisait :
« L’heure de la revanche attendue si longtemps a enfin sonné. Londres et Paris n’existent plus. Édifices et maisons sont détruits, leurs habitants écrasés ou brûlés vifs. Le petit nombre des survivants errent dans les campagnes en poussant d’affreux hurlements de désespérés. Ces nouvelles feront tressaillir d’allégresse tous les cœurs allemands.
« Voici quelques détails sur la préparation de l’opération :
« Les deux mille avions chargés d’explosifs et de bombes incendiaires envoyés sur Londres et Paris, furent fabriqués dans divers pays, en Russie notamment, comme avions de commerce. Nos chimistes avaient découvert le moyen de préparer des explosifs, inoffensifs quand leurs éléments sont séparés et ne pouvant, par conséquent, attirer l’attention.
« Ayant projeté, dans un profond secret, la destruction de Londres et de Paris, il fallait songer à éviter les représailles. Grâce à notre service d’espionnage, tous les centres d’aviation nous étant connus, nous pûmes, en même temps que se réalisait la destruction des deux grandes capitales, incendier les dépôts d’avions ennemis.
« Pour éviter une invasion militaire sur notre sol, les troupes allemandes furent expédiées à la frontière, en même temps que les avions destructeurs. »
La Gazette de Francfort, parue à quatre heures, ajoutait :
« Nos avions, retournés à leurs dépôts pour renouveler les provisions d’explosifs, sont revenus achever la destruction totale de Londres et de Paris. Une dépêche, expédiée par télégraphie sans fil à toutes les stations de France et d’Angleterre, fait savoir qu’une grande ville sera détruite chaque jour, dans le cas où, en raison de leur extrême dureté, nos conditions de paix ne seraient pas acceptées. Si les gouvernements anglais et français les acceptent, — et comment parviendraient-ils à éviter cette acceptation ? — on pourra dire que la plus meurtrière et la plus destructive des guerres de l’histoire n’aura duré que vingt-quatre heures. »
Il est impossible de dire quelles armes inédites fournira la science de demain. Que les guerres deviennent de plus en plus meurtrières n’est pas discutable. Que l’Allemagne souhaite une revanche semble aussi évident. Elle a perdu son capital matériel, mais non son capital mental, c’est-à-dire les capacités techniques qui furent les bases de sa puissance économique.
L’Allemagne a toujours été en guerre avec ses voisins depuis les origines de son histoire. Est-il probable qu’un pays de soixante millions d’hommes, paiera tous les ans pendant une quarantaine d’années un tribut à ses vainqueurs ?
Dans une interview récente, l’illustre maréchal Foch faisait remarquer qu’il est toujours facile de fabriquer des canons et des aéroplanes. « La Marne, continuait-il, est un tour de force qu’on ne demande pas deux fois. La Meuse est indéfendable. Si nous n’étions pas sur le Rhin, je n’aurais pas dormi tranquille une seule nuit depuis l’armistice. »
Si le gouvernement anglais avait réussi à nous empêcher d’y rester, suivant son intention énergiquement exprimée pendant les discussions de la conférence de la paix, notre situation serait bientôt devenue extrêmement dangereuse. Elle l’est suffisamment déjà.
On a beaucoup discuté sur les différences de mentalité entre les Français d’il y a un siècle et ceux d’aujourd’hui. Une distinction fondamentale les sépare. Il y a cent ans, nous sortions vaincus de la plus glorieuse épopée de l’Histoire, mais l’avenir ne nous menaçait pas. Aujourd’hui, la France sort victorieuse d’une nouvelle lutte, mais son avenir est chargé de telles menaces qu’elle a perdu le repos. Cet état mental pèse lourdement sur ses destinées.
La préoccupation des hommes d’État doit être, on ne le répétera jamais assez, de résoudre au moins le problème de la sécurité, puisque celui des réparations semble dépasser leurs efforts. Pour y réussir, l’action sera plus efficace que les discours.
En donnant à l’homme des pouvoirs supérieurs parfois à ceux dont le paganisme antique avait doté ses dieux, la science moderne ne lui a pas donné aussi la sagesse sans laquelle les puissances nouvelles deviennent destructives. Et c’est pourquoi les civilisations issues de la science sont menacées de périr sous l’action même des forces nouvelles qui les firent naître.
Nous ignorons si nos civilisations échapperont à la destruction dont elles sont menacées par les guerres de revanche au dehors, par les luttes sociales au dedans.
Si elles peuvent se soustraire à la ruine que certains hommes d’État assurent prochaine, ce sera surtout parce que les nations et leurs maîtres auront fini par accepter comme élément de conduite, certains principes plusieurs fois rappelés dans cet ouvrage et qu’on peut résumer de la façon suivante :
1o L’Évolution actuelle du monde, a mis les peuples dans une interdépendance si étroite que les dommages subis par l’un d’eux atteignent bientôt tous les autres. Ils ont donc tout intérêt à s’aider ou tout au moins à se supporter.
2o Les nécessités économiques et psychologiques dirigeant la vie des peuples derrière le chaos des apparences ayant la rigidité des lois physiques, toutes les tentatives des hallucinés pour transformer violemment une société ne peuvent que la détruire.
Le jour où ces vérités, purement rationnelles aujourd’hui, seront descendues dans le cycle des sentiments où s’élabore les actions, une paix durable pourra régner. Alors, mais seulement alors, le monde cessera d’être un enfer de ruines et de désolation.
Disserter plus longuement sur un ténébreux avenir alors que l’heure présente, est si incertaine, serait inutile.
Nous ne savons rien des jours qui vont naître mais il n’est pas téméraire d’affirmer que dans l’Évolution prochaine du monde, les idées joueront le rôle prépondérant qu’elles exercèrent toujours. Si nous connaissions celles des hommes de demain, leur destinée possible pourrait être prévue. Mais les idées nouvelles issues de la grande guerre restent en voie de formation.
La génération survivant au grand conflit, n’a pas encore acquis une mentalité dont on puisse préciser nettement les contours. Préoccupée surtout des réalités, elle ne prétend pas découvrir le sens véritable de la vie vainement cherché par les philosophes, mais profiter des heures si brèves que la destinée accorde à tous les êtres.
Les théories politiques et religieuses qui préoccupaient tant les hommes d’hier semblent un peu indifférentes à ceux d’aujourd’hui. Il semble cependant que tous les despotismes, qu’ils viennent des dieux, des rois ou des multitudes, leur apparaissent insupportables.
Quelles que soient les réalités poursuivies par les générations nouvelles, leur sort dépendra, je le répète, des idées directrices dont elles subiront l’empreinte alors même qu’elles ne s’en apercevraient pas.
Depuis le jour où l’homme se dégagea de l’animalité primitive, le rôle des idées domina toujours. De leurs conséquences est tissée la trame de l’histoire. Elles furent les créatrices des divinités adorées sous des noms divers et dont les peuples ne se passèrent jamais.
C’est sur des idées que s’édifièrent les grandes civilisations avec leurs institutions, leurs croyances et leurs arts. Du choix de l’idéal qui mène un peuple, dépend sa grandeur ou sa décadence.
Nous ignorons les idéals qui gouverneront demain les peuples et c’est pourquoi leur avenir reste illisible encore. Ce fut toujours une tâche redoutable pour un peuple de changer ses idées et les dieux qui les incarnent. Rome périt pour n’avoir pas su résoudre ce grand problème.
Fin.