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Le déséquilibre du monde

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CHAPITRE IV
LE RÉVEIL DE L’ISLAM

La série des erreurs de psychologie auxquelles nous venons de consacrer plusieurs chapitres n’est pas close. Nous allons en examiner d’autres encore.

Depuis plusieurs siècles, la politique britannique eut pour but constant l’agrandissement de la domination anglaise aux dépens de divers rivaux : l’Espagne d’abord, la France plus tard, qui prétendaient s’opposer à son extension. Elle a successivement conquis sur eux l’Inde, le Canada, l’Égypte, etc. La dernière de ses grandes rivales, l’Allemagne, s’étant effondrée, elle put s’emparer de toutes ses colonies.

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les qualités de caractère et les principes qui ont déterminé d’aussi persistants succès. On remarquera seulement que, confinés dans la préoccupation exclusive de buts utilitaires, les hommes d’État anglais professent un absolu dédain pour toutes les idéologies et tâchent toujours d’adapter leur conduite aux nécessités du moment. Ils se trompent quelquefois, mais n’hésitent pas à réparer les erreurs commises en modifiant leur ligne de conduite, sans se soucier des blessures d’amour-propre et des critiques pouvant résulter de telles oscillations.


Un exemple récent et d’une prépondérante importance, puisque l’avenir de l’Orient en dépend, montre quels profonds et rapides revirements peut subir la politique anglaise.

Après avoir soutenu en Mésopotamie de durs combats et constaté qu’une armée de soixante-dix mille hommes n’avait pu triompher de la résistance indigène, l’Angleterre renonça brusquement à une expédition aussi coûteuse et improductive que la nôtre en Syrie. Retirant ses troupes, elle les remplaça par un souverain indigène, l’émir Fayçal, que nous avions dû chasser de Damas en raison de sa persistante hostilité.

Le but apparent de cette solution fut indiqué dans un discours prononcé à la Chambre des Communes :

« Établir, avec l’ancienne Bagdad pour capitale, un État musulman qui puisse faire revivre l’ancienne gloire du peuple arabe. »

L’installation d’un ennemi déclaré au voisinage de nos frontières de Syrie ne constituait pas, évidemment, une manœuvre amicale envers la France ; mais, dans la politique anglaise, l’utilité étant toujours mise très au-dessus de l’amitié, aucun compte ne fut tenu des observations du gouvernement français.

Le nouveau souverain fut installé en grande pompe à Bagdad et, par privilège exceptionnel, le roi d’Angleterre lui envoya une lettre de chaleureuses félicitations.

Cette annexion, sous une forme à peine déguisée, d’une des contrées les plus riches en pétrole de l’univers, figurait parmi les gains nombreux dont la diplomatie britannique a, depuis la fin de la guerre, doté l’Angleterre.

Les soldats anglais étaient remplacés par des ingénieurs exploitant le pays au profit de la Grande-Bretagne.

Le nouveau roi de Mésopotamie régnera non seulement sur Bagdad, mais aussi sur l’ancien emplacement de Ninive et Babylone, c’est-à-dire sur un territoire aussi grand que l’Angleterre et jadis célèbre par sa fertilité.

Cette brillante opération aurait eu, si le protectorat anglais avait réussi à s’imposer dans tout l’Orient, des résultats plus importants encore que de simples bénéfices commerciaux. Le plus manifeste eût été d’assurer à l’Angleterre une route terrestre la reliant à la Perse et à l’Inde. Si elle était parvenue ensuite à conquérir Constantinople, soit directement, soit par l’intermédiaire des Grecs, la domination britannique sur l’Orient fût devenue complète et son hégémonie, à laquelle nos pâles diplomates résistèrent si peu, eût pesé de plus en plus lourdement sur le monde.


L’Angleterre avait donc réparé très habilement quelques-unes des fautes commises en Orient, mais des erreurs psychologiques aujourd’hui irréparables sont venues ruiner pour longtemps sa puissance en Orient.

Soutenir les aspirations contradictoires des musulmans en Mésopotamie, des Juifs en Palestine, des Grecs en Turquie constituait une politique d’aspect machiavélique mais que, cependant, Machiavel eût sûrement désavouée. L’illustre Florentin savait bien, en effet, qu’il est toujours imprudent de s’attaquer aux dieux ou à leurs représentants.

Les Anglais oublièrent complètement ce principe, quand ils prétendirent démembrer la Turquie et détruire à Constantinople le pouvoir du sultan considéré par tous les musulmans comme le « Commandeur des Croyants », représentant de Dieu ici-bas.

Les conséquences de cette conception furent immédiates. Du Bosphore au Gange en passant par l’Égypte, le monde musulman se souleva.

Les politiciens anglais n’ayant évidemment pas compris la grande puissance de l’Islam sur les âmes, il ne sera pas inutile d’en rappeler sommairement les origines et le développement.


Les dieux nouveaux ne furent pas rares dans l’Histoire. Leur destinée habituelle fut de périr avec la puissance politique des peuples qui les avaient vus naître.

Par une rare fortune, le sort de l’Islamisme a été tout autre. Non seulement il survécut à la chute de l’immense empire créé par ses fondateurs, mais le nombre de ses adeptes n’a cessé de s’accroître. Du Maroc au fond de la Chine, deux cent cinquante millions d’hommes obéissent à ses lois. On compte, aujourd’hui, soixante-dix millions de musulmans dans l’Inde, trente millions en Chine, vingt millions en Turquie, dix millions en Égypte, etc.

La création de l’Empire arabe, que les Anglais prétendaient faire revivre à leur profit en imposant à Bagdad un calife choisi par eux, est une des plus merveilleuses aventures de l’Histoire. Si merveilleuse, même, que de grands écrivains comme Renan ne réussirent pas à la comprendre et contestèrent toujours l’originalité de la civilisation que cette religion fit surgir.

Cette fondation de l’Empire arabe, que je vais rappeler en quelques lignes, restera toujours intelligible d’ailleurs aux esprits convaincus que la logique rationnelle gouvernant l’Histoire, ne tient pas compte de l’immense pouvoir des forces mystiques dont tant de grands événements dérivent.


Aux débuts du VIIe siècle de notre ère, vivait à La Mecque un obscur chamelier du nom de Mahomet. Vers l’âge de quarante ans, il eut des visions dans lesquelles l’ange Gabriel lui dicta les principes de la religion qui devait bouleverser le monde.

On comprend que les compatriotes du nouveau prophète, qui professaient alors sans convictions profondes un polythéisme un peu vague, aient adopté facilement une religion nouvelle, d’ailleurs très simple, puisqu’elle se bornait à proclamer qu’il n’y a qu’un dieu dont Mahomet est le prophète.

On s’explique moins aisément la foudroyante rapidité avec laquelle cette foi se répandit dans tout le monde alors connu et comment ses adeptes trouvèrent en elle la force nécessaire pour fonder un empire plus grand que celui d’Alexandre.

Chassés de la Syrie dont ils se croyaient les maîtres éternels, les Romains virent avec stupeur des tribus nomades électrisées par la foi ardente qui unifiait leurs âmes conquérir, en quelques années, la Perse, l’Égypte, le nord de l’Afrique et une partie de l’Inde.

Le vaste empire ainsi formé se maintint pendant plusieurs siècles. Il ne constituait pas une création éphémère analogue à celles de divers conquérants asiatiques tels qu’Attila puisqu’il fut l’origine d’une civilisation entièrement nouvelle brillant d’un vif éclat, alors que toute l’Europe occidentale était plongée dans la barbarie.

En fort peu de temps, les Arabes réussirent à créer des monuments tellement originaux que l’œil le moins exercé les reconnaît à première vue.

L’empire des Arabes était trop vaste pour ne pas se désagréger. Il se divisa donc en petits royaumes qui s’affaiblirent et furent conquis par divers peuples, Mogols, Turcs, etc.

Mais la religion et la civilisation musulmanes étaient si fortes que tous les conquérants des anciens royaumes arabes adoptèrent la religion, les arts et, souvent aussi, la langue des vaincus. C’est ainsi, par exemple, que l’Inde, soumise aux Mogols, continua à se couvrir de monuments musulmans.

Et non seulement la religion des Arabes survécut à la disparition de leur puissance politique, mais loin de s’affaiblir, elle continue à s’étendre. La foi de ses adeptes reste si intense que chacun d’eux est un apôtre et agit en apôtre pour propager sa croyance.

La grande force politique de l’Islamisme fut de donner à des races diverses cette communauté de pensée qui constitua toujours un des plus énergiques moyens de solidariser des hommes de races différentes.

Les événements actuels ont montré la puissance d’un tel lien. Nous avons vu qu’il réussit à faire reculer en Orient la formidable Angleterre.

Les gouvernants britanniques ignoraient cette force de l’Islamisme quand ils rêvaient de chasser les Musulmans de Turquie. Ils ne commencèrent à la soupçonner qu’en voyant non seulement les Turcs, mais les Musulmans du monde entier se soulever contre eux.

Les Anglais, qui s’imaginaient pouvoir garder Constantinople, où ils avaient déjà installé un commissaire parlant en maître, découvrirent alors la grandeur de leur illusion. Ils la comprirent surtout quand les Turcs, vaincus et presque sans armes, refusèrent la paix qu’on voulait leur imposer et chassèrent les Grecs de Smyrne. Aujourd’hui l’Islam est redevenu assez fort pour tenir tête à l’Europe.

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