Le déséquilibre du monde
LIVRE II
LE DÉSÉQUILIBRE SOCIAL
CHAPITRE PREMIER
LA DISCIPLINE SOCIALE
ET L’ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE
Des âges lointains de la pierre taillée, où l’humanité vivait en tribus errantes, jusqu’aux grandes civilisations modernes, la discipline, c’est-à-dire l’obéissance à certaines règles, a toujours constitué un fondement indispensable de l’existence des sociétés. Plus la civilisation s’élève, plus ces règles se compliquent et plus leur observation devient nécessaire.
Trop protégé par les lois pour en saisir les bienfaits, l’homme moderne n’en perçoit souvent que les gênes. Dans son bel ouvrage : Les Constantes du Droit, où il prouve que la contrainte est la base fondamentale de toute vie sociale, le grand jurisconsulte belge, Edmond Picard, rappelle le passage suivant de Schopenhauer, montrant ce que serait une société humaine sans le respect obligatoire des lois :
« L’État a remis les droits de chacun aux mains d’un pouvoir infiniment supérieur au pouvoir de l’individu, et qui le force à respecter le droit des autres. C’est ainsi que sont rejetés dans l’ombre l’égoïsme démesuré de presque tous, la méchanceté de beaucoup, la férocité de quelques-uns. La contrainte les tient enchaînés. Il en résulte une apparence trompeuse. Mais que le pouvoir protecteur de l’État se trouve, comme il arrive parfois, éludé ou paralysé, on voit éclater au grand jour les appétits insatiables, la fausseté, la méchanceté, la perfidie des hommes. »
La discipline crée une sorte d’équilibre entre les impulsions instinctives de la nature humaine et les nécessités sociales. Pour l’établir, de rigoureuses sanctions sont d’abord nécessaires. Mais la loi inscrite dans les Codes n’acquiert sa force réelle qu’après s’être incrustée dans les âmes.
La discipline externe imposée par la contrainte se trouve ainsi transformée en une discipline inconsciente, dont l’hérédité fait une habitude. Alors, et seulement alors, les sanctions deviennent inutiles. L’âme est stabilisée. Elle ne l’est pas encore chez tous les peuples.
Très lente à se former et parfois un peu incertaine, la discipline sociale se trouve facilement ébranlée par les grandes catastrophes. Les nations échappées alors aux contraintes des lois n’ont plus pour guides que leurs seules impulsions et ressemblent au navire sans gouvernail ballotté par les flots.
La fondamentale importance de la discipline apparaît quand on constate que les peuples n’arrivent à la civilisation qu’après l’avoir acquise et retournent à la barbarie dès qu’ils l’ont perdue.
Ce fut l’indiscipline des citoyens d’Athènes qui, dans l’antiquité, les conduisit à la servitude, et Rome vit sonner l’heure de la décadence lorsque, tout respect de la discipline étant détruit, il n’exista plus d’autres lois que la volonté d’empereurs éphémères élus et renversés par les soldats. C’est alors que les invasions barbares purent triompher.
Dans un travail ayant pour titre : Comment meurent les Patries, M. Camille Jullian montre que la Gaule indépendante périt de la même façon. « Personne n’obéissait plus aux lois. Justice, finances, tout ce qui fait la règle sociale était à chaque instant brisé. » C’est pourquoi César réalisa si facilement sa conquête.
L’Europe entière traverse actuellement une phase critique d’indiscipline qui ne saurait se prolonger sans créer l’anarchie et la décadence. Les anciens principes jadis fidèlement observés ont perdu leur force, et ceux qui pourraient les remplacer ne sont pas formés.
Si le nombre des révoltés n’est pas encore très grand, celui des indisciplinés devient immense. Dans la famille aussi bien qu’à l’école, à l’atelier et à l’usine, l’autorité du père, du maître et du patron s’affaisse chaque jour davantage. L’insoumission grandit. Partout se constate l’impuissance des chefs à se faire obéir.
L’indiscipline s’accompagne, aujourd’hui, de certains symptômes de désagrégation morale dont voici les principaux : antipathie pour toute espèce de contrainte ; décroissance continue du prestige des lois et de celui des gouvernements ; haine générale des supériorités, aussi bien celles de la fortune que celles de l’intelligence ; absence de solidarité entre les diverses couches sociales et lutte des classes ; dédain profond des anciens idéals de liberté et de fraternité ; progrès des doctrines extrémistes prêchant la destruction de l’ordre social établi, quel que soit, d’ailleurs, cet ordre ; substitution de pouvoirs collectifs autocratiques à toutes les anciennes formes de gouvernement.
De tels symptômes, notamment, l’horreur des contraintes et l’indiscipline résultant du mépris des lois, ont pour conséquence fatale le développement de l’esprit révolutionnaire avec ses inséparables compagnons : la violence et la haine.
Il est visible, d’après ce qui précède, que l’esprit révolutionnaire représente un état mental beaucoup plus qu’une doctrine.
Une des caractéristiques du révolté est son impuissance d’adaptation à l’ordre de choses établi. Son besoin de renverser résulte, en grande partie, de cette incapacité.
Hostile à toute organisation, il s’insurge même contre les membres dirigeants de son parti dès que ce parti triomphe. Semblable phénomène s’est manifesté dans chacune des révolutions de l’Histoire. Les Montagnards y combattirent toujours les Girondins.
La mentalité révolutionnaire semble impliquer une grande indépendance d’esprit. Il en est tout autrement en réalité. La véritable indépendance d’esprit exige un développement de l’intelligence et du jugement que les révolutionnaires ne possèdent guère. Réfractaires en apparence à l’obéissance, ils éprouvent un tel besoin d’être dirigés qu’ils se soumettent facilement aux volontés de leurs meneurs. C’est ainsi que les plus avancés de nos extrémistes acceptaient avec une respectueuse docilité les ordres impératifs émanés du grand pontife bolcheviste régnant à Moscou.
En fait, la majorité des esprits aspire beaucoup plus à l’obéissance qu’à l’indépendance. L’esprit révolutionnaire ne supprime nullement ce besoin. Le révolté est un homme qui obéit facilement mais demande à changer souvent de maître.
Quand un pays se trouve en pleine période d’équilibre, la discipline générale empêche l’esprit révolutionnaire des inadaptés de se propager par contagion mentale. Ce n’est qu’aux époques troublées, où la résistance morale s’affaiblit, que le microbe révolutionnaire exerce ses ravages.
Toutes les considérations sur les dangers et l’inutilité des révolutions sont d’ailleurs inutiles, parce que, je le répète, l’esprit révolutionnaire constitue un état mental et non une doctrine. La doctrine n’est qu’un prétexte servant d’appui à l’état mental. Ce dernier subsiste, par conséquent, même quand la doctrine a triomphé.
En même temps que se propage chez beaucoup de peuples l’esprit de révolte, l’autorité faiblit. Cherchant à suivre et à contenter une opinion incertaine les gouvernants, de moins en moins écoutés, cèdent de plus en plus.
Les chefs des partis révolutionnaires, syndicalistes et socialistes unifiés par exemple, ne sont pas mieux obéis. Nous avons vu que les grèves sont souvent, comme celle des cheminots, déclenchées en dehors de la volonté des dirigeants. Ne pouvant conduire le mouvement ils le suivent, pour ne pas paraître abandonnés de leurs troupes.
Si la propagande révolutionnaire recrute aujourd’hui tant d’adeptes dans divers pays, ce n’est pas à cause des théories qu’elle propose, mais en raison de l’indiscipline générale des esprits.
Seules, les élites pourront réussir à combattre ce vent d’indiscipline qui menace de renverser les civilisations. Elles n’y parviendront que si leur caractère s’élève au niveau de leur intelligence.
Comme notre Université l’oublie toujours, et comme les Universités anglo-saxonnes ne l’oublient jamais, la discipline et les qualités qui font triompher l’homme dans la vie ne se fondent pas sur l’intelligence, mais seulement sur le caractère.