Le déséquilibre du monde
CHAPITRE II
LES FACTEURS ANCIENS ET MODERNES
DE LA RICHESSE
Une agriculture médiocre, un commerce lent et incertain constituaient dans le monde antique les sources principales de la richesse. Il était alors admis pour un peuple que le meilleur moyen de s’enrichir consistait à piller ses voisins.
De nos jours, la progressive interdépendance des nations commençait à ébranler, au moins chez quelques économistes, les vieilles idées sur l’utilité des conquêtes. Des faits nombreux prouvaient que les peuples gagnaient beaucoup plus à échanger leurs produits qu’à se détruire. L’expérience montrait aussi que pour s’ouvrir des débouchés commerciaux avec une nation, il était inutile de la conquérir. C’était par exemple avec des pays comme les États-Unis, que l’Allemagne faisait le plus fructueux commerce.
Ces constatations, bien qu’évidentes, appartenaient à cet ordre de vérités que j’ai qualifiées ailleurs d’inactives parce que leur évidence ne les rend pas assez fortes pour dominer des impulsions sentimentales ou mystiques comme la jalousie, la haine, le besoin d’hégémonie, etc., capables d’entraîner les peuples vers de folles aventures.
Quatre années de lutte et de destruction conférèrent cependant une certaine puissance aux vérités jadis inactives. Elles prouvèrent surtout que les guerres de conquêtes ne pouvaient enrichir personne, puisque celle dont nous sortons a ruiné les vainqueurs au moins autant que les vaincus.
Les peuples consacrent maintenant tous leurs efforts à réparer leurs pertes, payer leurs dettes et reconstituer leurs capitaux perdus.
De quelles sources, dans l’avenir, dérivera pour eux la richesse ?
Ces sources, de nature diverse, seront toutes dominées par un principe fondamental que je résume dans la formule suivante :
La fortune d’un individu ou d’un peuple dépend en grande partie de la rapidité de circulation du capital dont il dispose.
Cette formule est voisine de celle qui régit, en mécanique, la grandeur du travail. Il est égal, on le sait, au demi produit de la masse par le carré de la vitesse.
En économie politique, la masse est représentée par le capital disponible, la vitesse par la rapidité de sa circulation.
Peu importe que le capital initial soit minime. Si sa circulation est rapide, un très petit capital dépassera vite en grandeur un capital considérable, mais à faible vitesse de circulation.
Ici encore, l’analogie mécanique subsiste. Une balle de masse petite, mais animée d’une grande vitesse, est plus meurtrière qu’une masse métallique cent fois plus lourde, mais animée d’une vitesse faible. Toute la balistique moderne a été transformée par l’application de ce principe. Il tend également à transformer l’industrie.
Les principes qui précèdent conduisent à une conception nouvelle de la richesse.
Dans le monde antique, le trésor d’un pays était constitué par l’accumulation de pièces d’or ou d’argent enfermées au fond de coffres hermétiquement clos, d’où elles sortaient rarement.
Avec l’évolution moderne, le trésor est entièrement sorti de son coffre. Il constitue une masse mobile dont la grandeur varie, ainsi que je viens de le dire, avec la rapidité de sa circulation.
Supposons, pour fixer les idées, qu’un commerçant possède un capital de 1.000 francs qu’il consacre à l’achat d’une certaine quantité de marchandises revendues ensuite avec 10 p. 100 de bénéfice. Si cette opération est renouvelée dix fois dans la même semaine, le capital sera doublé à la fin de la semaine.
Continuant ces opérations, le commerçant sera bientôt plus riche que l’homme possédant 50.000 francs de capital immobilisé ou ne rapportant qu’un faible revenu.
Il résulte également de ces élémentaires calculs que l’importance du bénéfice commercial ou industriel dépend non du gain réalisé à chaque opération, mais de la fréquence de ces opérations.
Il en résulte encore que plus le gain est répété, plus il peut se réduire. La réduction du gain facilite à son tour l’accélération de la circulation du capital, puisqu’elle met la marchandise à la portée d’un plus grand nombre d’acheteurs.
L’acheteur et le vendeur gagnent donc tous deux à la rapidité de circulation du capital. C’est sur ce principe que sont fondés les grands magasins de nouveautés qui remplacèrent les petites boutiques où le marchand, vendant peu, était obligé de vendre cher.
Les exemples que je viens d’indiquer permettent de présenter sous la forme suivante la formule énoncée plus haut : L’accroissement de vitesse de la circulation d’un capital équivaut à l’augmentation de ce capital.
Cette formule régira de plus en plus le monde industriel moderne. Quels sont les moyens de l’appliquer ?
Les facteurs pouvant accélérer la vitesse de circulation d’un capital avaient été très étudiés par les Américains et les Allemands avant la guerre. C’est justement pour cette raison que leur développement économique dépassait le nôtre.
La nécessité de la rapidité dans la production et dans l’écoulement de cette production étant admise, on voit immédiatement l’importance du perfectionnement des méthodes de production, de l’outillage et du développement des moyens de transport.
Je ne saurais examiner ici l’influence des divers facteurs de l’intensification industrielle et commerciale, c’est-à-dire de la rapidité de production et d’écoulement des produits. Il en est un, cependant, — l’accroissement du rendement agricole — que je mentionnerai en passant, car son importance se révélera prépondérante dans la phase de disette dont le monde est menacé.
Le rendement agricole de la France était, avant la guerre, aussi médiocre que sa production industrielle. Les terres à blé ne rapportaient guère que 12 hectolitres à l’hectare alors que les terres allemandes, quoique inférieures en qualité, fournissaient le double, grâce à l’utilisation des engrais.
Qu’il s’agît d’agriculture ou d’industrie, l’insuffisance de notre enseignement technique constituait une cause d’infériorité. Cet enseignement est à refaire entièrement.
Dans un intéressant travail publié par la revue l’Expansion Économique, M. l’ingénieur Loiret a donné de frappants exemples des différences de rendement pouvant être obtenues de la main-d’œuvre et des machines, suivant les connaissances techniques de ceux qui les utilisent.
L’auteur rappelle, notamment, l’exemple classique de Taylor qui, grâce à l’élimination méthodique des mouvements inutiles, arrivait à faire charger 47 tonnes de fonte dans un wagon par un ouvrier, alors que ses camarades opérant sans méthodes n’en chargeaient que 12 dans le même temps.
Il cite ensuite des usines de matériel électrique au rendement plus que doublé par de meilleures méthodes, d’autres ayant pu diminuer leur prix de revient de 40 p. 100, ce qui permettait d’augmenter notablement le salaire de l’ouvrier. Prétendre élever ce salaire sans accroître en même temps le rendement ne fait qu’entraîner la hausse des prix de revient. Le fabricant est alors concurrencé par des rivaux mieux outillés et sa marchandise devient invendable.
L’auteur fait également remarquer que l’utilisation méthodique du charbon peut réduire sa consommation de 30 p. 100. Il rappelle qu’au concours de chauffeurs organisé en 1905, à l’exposition de Liége, avec mêmes appareils et mêmes combustibles, la différence de rendement entre le premier et le dernier concurrent atteignit 50 p. 100.
La nécessité de perfectionner l’instruction technique des ouvriers et de leurs chefs apparaît capitale. La main-d’œuvre devient de plus en plus rare et coûteuse, alors qu’il serait nécessaire de réduire le prix de revient.
Une grande partie de nos dettes étant extérieures ne pourront être payées qu’avec l’excédent de notre production agricole et industrielle.
Toutes ces considérations montrent qu’un capital matériel, constitué par de l’argent, des usines ou des récoltes, peut considérablement grandir quand il est multiplié par un certain coefficient individuel que j’appellerai le coefficient de capacité mentale. C’est de lui que dépend le facteur vitesse de production, dont j’ai montré l’importance.
Il est donc visible, contrairement aux rêves égalitaires des socialistes, que, dans l’avenir, plus encore que dans le passé, la richesse d’un peuple dépendra surtout de ses élites scientifiques, industrielles et commerciales.
Les pays où, sous l’influence socialiste, le développement de l’étatisme continue à paralyser les initiatives individuelles se trouveront dans un état d’infériorité écrasante à l’égard des pays où, comme en Amérique, l’action de l’État est réduite à son minimum et l’initiative des citoyens portée à son maximum.
Nous avons dû nous limiter dans ce chapitre à la démonstration du rôle de la vitesse dans la création des valeurs.
En étudiant son influence sur l’évolution du monde actuel, il serait facile de prouver que notre civilisation se trouvera de plus en plus dominée par ce facteur. C’est lui, surtout, qui différencia le dernier siècle de tous ceux qui l’avaient précédé pendant plusieurs milliers d’années d’histoire.
De Sésostris à César, à Louis XIV et à Napoléon, la fabrication des produits, la circulation des hommes et même celle des idées se faisaient avec une grande lenteur.
La découverte de la houille, créatrice de la vitesse, rendit possibles les transports rapides et les usines à fabrication gigantesque. La vie des peuples et aussi leurs pensées furent alors transformées.
L’existence moderne est suspendue à la production de la houille et s’arrêterait instantanément si cette source venait à disparaître. Une grève prolongée des mineurs suffirait à mettre en danger toute l’évolution économique et Sociale de l’Angleterre. L’importance de la houille dans la vie matérielle et morale des peuples justifie le chapitre qui lui est consacré dans cet ouvrage.
Quel que soit, aujourd’hui, l’élément de civilisation considéré, les efforts de la science tendent à accélérer sa vitesse. On pourrait même dire que ce rôle de la vitesse est d’accroître la longueur de l’existence, à la condition d’admettre cet aphorisme que j’ai déjà formulé ailleurs : la durée de la vie ne dépend pas du nombre des jours, mais de la diversité des sensations accumulées pendant ces jours.