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Le déséquilibre du monde

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CHAPITRE II
CONSÉQUENCES POLITIQUES DES ERREURS DE PSYCHOLOGIE

Le défaut de prévision d’événements prochains et l’inexacte observation d’événements présents furent fréquents pendant la guerre et depuis la paix.

L’imprévision s’est révélée à toutes les périodes du conflit. L’Allemagne n’envisagea ni l’entrée en guerre de l’Angleterre, ni celle de l’Italie, ni surtout celle de l’Amérique. La France ne prévit pas davantage les défections de la Bulgarie et de la Russie, ni d’autres événements encore.

L’Angleterre ne montra pas une perspicacité plus grande. J’ai rappelé ailleurs que, trois semaines avant l’armistice, son ministre des affaires étrangères, ne soupçonnant nullement la démoralisation de l’armée allemande, assurait dans un discours que la guerre serait encore très longue.

La difficulté de prévoir des événements même rapprochés se conçoit ; mais celle qu’éprouvent les gouvernants à savoir ce qui se passe dans des pays où ils entretiennent à grands frais des agents chargés de les renseigner est difficilement compréhensible.

La cécité mentale des agents d’information vient sans doute de leur impuissance à discerner le général dans les cas particuliers qu’ils peuvent observer.

En dehors des lourdes erreurs de psychologie qui nous coûtèrent la ruine de plusieurs départements mais dont je n’ai pas à m’occuper ici, plusieurs fautes, chargées de redoutables conséquences, ont été commises depuis l’armistice.

La première fut de n’avoir pas facilité la dissociation des différents États de l’Empire allemand, dissociation spontanément commencée au lendemain de la défaite.

Une autre erreur fut de favoriser une désagrégation de l’Autriche, que l’intérêt de la paix européenne aurait dû faire éviter à tout prix.

Une erreur moins importante mais grave encore fut d’empêcher l’importation en France des stocks accumulés par l’industrie allemande pendant la guerre.


Examinons l’engrenage des conséquences issues de ces erreurs.

La première fut capitale. Ainsi que je l’avais dit et répété, bien avant la conclusion du traité de paix, il eût été d’un intérêt majeur pour la sécurité du monde de favoriser la division de l’Allemagne en États politiquement séparés, comme ils l’étaient avant 1870.

La tâche se trouvait grandement facilitée, puisque l’Allemagne, après sa défaite, se divisa spontanément en plusieurs républiques indépendantes.

Cette séparation n’eût pas été du tout artificielle. C’est l’unité, au contraire, qui était artificielle, puisque l’Allemagne se compose de races différentes, ayant droit à une vie autonome, d’après le principe même des nationalités si cher aux Alliés.

Il avait fallu la main puissante de la Prusse et cinquante ans de caserne et d’école pour agréger en un seul bloc des pays séculairement distincts et professant les uns pour les autres une fort médiocre sympathie.

Seuls, les avantages de cette unité avaient pu la maintenir. Ces avantages disparaissant, elle devait s’écrouler. Ce fut d’ailleurs ce qui en arriva au lendemain de la défaite.

Favoriser une telle division, en attribuant de meilleures conditions de paix à quelques-unes des républiques nouvellement fondées, eût permis de stabiliser la dissociation spontanément effectuée.

Les Alliés ne l’ont pas compris, s’imaginant sans doute qu’ils obtiendraient plus d’avantages du bloc allemand que d’États séparés.

Maintenant, il est trop tard. Les gouvernants allemands ont profité des interminables tergiversations de la Conférence de la Paix pour refaire péniblement leur unité.

Elle est, actuellement, complète. Dans la nouvelle constitution allemande, l’Empire semble partagé en une série d’États libres et égaux. Simple apparence. Tout ce qui ressort de la législation appartient à l’Empire. Les États confédérés sont bien moins autonomes, en réalité, qu’ils ne l’étaient avant la guerre. Ne représentant que de simples provinces de l’Empire, ils restent aussi peu indépendants que le sont les provinces françaises du pouvoir central établi à Paris.

Le seul changement réel opéré dans la nouvelle unité allemande c’est que l’hégémonie exercée jadis par la Prusse ne lui appartient plus.


L’erreur politique consistant à favoriser la désagrégation de l’Autriche fut encore plus grave. Certes, l’Autriche était un empire vermoulu, mais il possédait des traditions, une organisation ; en un mot, l’armature que les siècles seuls peuvent bâtir.

Avec quelques illusions en moins et un peu de sagacité en plus, la nécessité de conserver l’Empire d’Autriche fût nettement apparue.

L’Europe entrevoit déjà et verra de plus en plus ce que lui coûtera la dissolution de l’Autriche en petits États sans ressources, sans avenir et qui à peine formés entrèrent en conflit les uns contre les autres.

C’est surtout en raison des nouvelles conflagrations dont tous ces fragments d’États menacent l’Europe, que le Sénat américain refusa d’accepter une Société des Nations qui pourrait obliger les États-Unis à intervenir dans les rivalités des incivilisables populations balkaniques.

La désagrégation de l’Autriche aura d’autres conséquences encore plus graves. Une des premières va être, en effet, d’agrandir l’Allemagne du territoire habité par les neuf à dix millions d’Allemands représentant ce qui reste de l’ancien empire d’Autriche. Sentant leur faiblesse, ils se tournent déjà vers l’Allemagne et demandent à lui être annexés.

Sans doute, les Alliés s’opposent à cette annexion. Mais comment pourront-ils l’empêcher toujours puisque les Autrichiens de race allemande invoquent, pour réclamer leur annexion, le principe même des nationalités, c’est-à-dire le droit pour les peuples de disposer d’eux-mêmes, droit hautement proclamé par les Alliés ?

Et ici apparaît, une fois encore, comme il apparut si fréquemment dans l’histoire, le danger des idées fausses. Le principe des nationalités, qui prétend remplacer celui de l’équilibre, semble fort juste au point de vue rationnel, mais il devient très erroné quand on considère que les hommes sont conduits par des sentiments, des passions, des croyances et fort peu par des raisons.

Quelle application peut-on faire de cet illusoire principe dans des pays où, de province en province, de village en village, et souvent dans le même village, subsistent des populations de races, de langues, de religions différentes, séparées par des haines séculaires et n’ayant d’autre idéal que de se massacrer ?


La troisième des erreurs énumérées plus haut, celle d’avoir empêché, par tous les moyens possibles, l’introduction en France après la paix des produits allemands accumulés pendant la guerre, est une de celles qui ont le plus contribué à l’établissement de la vie chère.

Cette interdiction ne résulta pas, bien entendu, des décisions de la Conférence de la Paix, mais uniquement de notre gouvernement.

Il fut, d’ailleurs, le seul à commettre pareille faute. Plus avisées, l’Amérique et l’Angleterre ouvrirent largement leurs portes aux produits venus d’Allemagne et profitèrent du bon marché de ces produits pour aller s’en approvisionner et réduire ainsi le prix de la vie dans leur pays.

Commercer de préférence avec des pays dont le change est favorable constitue une notion économique tellement évidente, tellement élémentaire, que l’on ne conçoit pas qu’il ait pu exister un homme d’État incapable de la comprendre.

Les illusoires raisons de nos interdictions d’importation, ou, ce qui revient au même, de nos taxes douanières prohibitives, étaient de favoriser quelques fabricants impuissants, d’ailleurs, à produire la dixième partie des objets dont la France avait besoin.

Pour plaire à quelques industriels, le public en fut réduit à payer trois à quatre fois trop cher aux négociants anglais et américains des produits qu’ils auraient pu se procurer à très bon marché en Allemagne et que nous pouvions y acheter comme eux.


Les erreurs psychologiques que nous venons d’examiner furent commises au moment de la paix. Depuis cette époque, les hommes d’État européens en ont accumulé bien d’autres.

Une des plus graves, puisqu’elle faillit compromettre la sécurité de l’Europe, fut l’attitude prise à l’égard de la Pologne par le ministre qui dirigeait alors les destinées de l’Angleterre.

Espérant se concilier les communistes russes, ce ministre n’hésita pas à conseiller publiquement aux Polonais d’accepter les invraisemblables conditions de paix proposées par la Russie, notamment un désarmement dont la première conséquence eût été le pillage de la Pologne, d’effroyables massacres et l’invasion de l’Europe.

Pour bien montrer sa bonne volonté aux bolchevistes, le même Ministre interdisait, contre tout droit d’ailleurs, le passage par Dantzig des munitions destinées aux Polonais et il obtenait du gouvernement belge la même interdiction pour Anvers.

Le résultat de cette intervention fut d’abord de provoquer chez les neutres — sans parler de la France — une indignation très vive. Voici comment s’exprimait à ce sujet Le Journal de Genève :

« Ces deux actes d’hostilité contre la Pologne ont causé aux admirateurs de l’Angleterre une stupéfaction extraordinaire et une douloureuse déception. Aujourd’hui, ces admirateurs disent ceci :

L’Angleterre, grâce au sang non seulement anglais, mais français, belge, italien, polonais, est, aujourd’hui, en sûreté dans son île. La France, la Belgique, la Pologne, restent aux avant-postes, exposées en première ligne.

L’Angleterre croit-elle qu’il soit conforme à ses traditions de loyauté, qu’il soit même conforme à son intérêt le plus évident, de laisser ses alliés s’épuiser dans la lutte pour arrêter le bolchevisme en marche vers l’Occident, sans user de toute son influence et de toutes ses forces pour leur venir en aide ? »

Les intérêts commerciaux qui déterminèrent l’orientation politique de l’homme d’État anglais étaient faciles à voir. Ce qu’il n’a pas aperçu, ce sont les conséquences pouvant résulter de sa conduite à l’égard des Polonais.

Si la Pologne, cédant aux suggestions anglaises, avait renoncé à la lutte, le Bolchevisme, allié à l’Islamisme, si maladroitement traité en Turquie, fût devenu plus dangereux encore qu’il ne l’est aujourd’hui. La Pologne vaincue, l’alliance de la Russie bolcheviste avec l’Allemagne était certaine.

Fort heureusement pour nous, — et plus encore, peut-être, pour l’Angleterre, — notre gouvernement eut une vision autrement nette de la situation que l’Angleterre.

Bien que le cas des Polonais semblât désespéré, puisque l’armée rouge était aux portes de Varsovie, notre président du conseil n’hésita pas à les secourir non seulement par l’envoi de munitions, mais surtout en faisant diriger leurs armées par le chef d’état-major du maréchal Foch. Grâce à l’influence de ce général, les Polonais, qui reculaient toujours sans paraître se soucier de combattre, reprirent courage, et quelques manœuvres habiles transformèrent leurs persistantes défaites en une éclatante victoire.

Ses conséquences furent immédiates : la Pologne délivrée, les espérances de l’Allemagne déçues, le bolchevisme refoulé, l’Asie moins menacée.

Pour arriver à ces résultats, il avait suffi de voir juste et d’agir vite. On ne saurait trop louer nos gouvernants d’avoir fait preuve de qualités qui, depuis quelque temps, devenaient exceptionnelles chez eux.


La politique européenne vit d’idées anciennes correspondant à des besoins disparus. La notion moderne d’interdépendance des peuples et la démonstration de l’inutilité des conquêtes n’ont aucune influence sur la conduite des diplomates. Ils restent persuadés qu’une nation peut s’enrichir en ruinant le commerce d’une autre et que l’idéal pour un pays est de s’agrandir par des conquêtes.

Ces conceptions usées semblent choquantes aux peuples que n’agitent pas nos préjugés et nos passions ataviques.

Un journal du Brésil en exprimait son étonnement dans les lignes suivantes qui traduisent bien les idées du nouveau monde :

« Tous les peuples du vieux continent, quels qu’ils soient, ont une conception antique du monde et de la vie. Que veulent-ils ? Prendre. Que voient-ils dans la fin d’une guerre ? L’occasion de recevoir le plus qu’ils peuvent. C’est la conception antique, c’est le passé de nombreux siècles se faisant toujours sentir chez les grands esprits, comme dans les masses, même dans les milieux socialistes et ouvriers, où les idées sont confuses et les appétits exaspérés simplement par égoïsme de classes. »

Les hommes d’État européens parlent bien quelquefois le langage du temps présent mais ils se conduisent avec les idées des temps passés. L’Angleterre proclame très haut le principe des nationalités, mais elle s’empare ou tente de s’emparer de l’Égypte, de la Perse, des colonies allemandes, de la Mésopotamie, etc… Les nouvelles petites républiques fondées avec les débris des anciens empires professent, elles aussi, de grands principes, mais tâchent également de s’agrandir aux dépens de leurs voisins.

La paix ne s’établira en Europe que quand l’anarchie créée par les erreurs de psychologie ne dominera plus les âmes. Il faut, parfois, bien des années pour montrer à un peuple les dangers de ses illusions.


La guerre ayant bouleversé les doctrines guidant les chefs d’armée comme celles dont s’alimentait la pensée des hommes d’État, un empirisme incertain reste leur seul guide.

Cet état mental a été bien mis en évidence dans un discours prononcé par un président du Conseil devant le Parlement français.

« Nous avons fait, disait-il, la guerre dans l’empirisme et la paix aussi parce qu’il est impossible que ce soit autrement. De doctrines économiques, il n’en est chez personne ici. »

L’empirisme représente forcément la période de début de toutes les sciences, mais en progressant elles réussissent à tirer de l’expérience des lois générales permettant de prévoir la marche des phénomènes et de renoncer à l’empirisme.

Nul besoin d’empirisme par exemple, pour savoir que quand un corps tombe librement dans l’espace, sa vitesse à un moment donné est proportionnelle au temps de sa chute et l’espace parcouru au carré du même temps.

Les lois physiques sont tellement certaines, que lorsqu’elles semblent ne pas se vérifier on est sûr qu’intervient une cause perturbatrice, dont il est possible de déterminer la grandeur. Ainsi l’astronome Leverrier constatant qu’un certain astre ne paraissait plus obéir rigoureusement aux lois de l’attraction, en conclut que sa marche devait être troublée par l’influence d’une planète inconnue. De la perturbation observée, fut déduite la position de l’astre produisant cette perturbation et on le découvrit bientôt à la place indiquée.

La psychologie et l’économie politique sont soumises, comme d’ailleurs tous les phénomènes de la nature, à des lois immuables, mais ces lois, nous en connaissons très peu, et celles connues subissent tant d’influences perturbatrices qu’on arrive à douter des plus certaines, alors même qu’elles ont de nombreuses expériences pour soutien.

Il est visible que les gouvernants européens n’ont possédé, ni pendant la guerre, ni depuis la paix, aucune règle fixe de conduite. Leur oubli de certaines lois économiques et psychologiques n’empêche pas l’existence de ces lois. De leur méconnaissance ils furent souvent victimes.

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