Le déséquilibre du monde
CHAPITRE III
LA SOCIALISATION DES RICHESSES
Parmi les erreurs d’ordre économique qui bouleversent actuellement le monde figurent les illusions socialistes. Présentées sous des formes diverses, toutes s’accordent, cependant, sur une même formule : socialisation des richesses.
Au cours de l’évolution du monde, le prestige des dieux a quelquefois pâli, mais les formules magiques n’ont jamais perdu leur empire. C’est avec elles que les hommes furent toujours conduits.
Religieuses, politiques ou sociales, elles agissent de la même façon et ont une commune genèse. Leur influence ne dépend pas des parcelles de vérité qu’elles contiennent, mais uniquement du pouvoir mystique que leur attribuent les foules.
Les Sociétés se trouvent, aujourd’hui, menacées de profonds bouleversements par cette nouvelle formule : la socialisation des richesses. Au dire de ses apôtres, elle doit créer l’égalité parfaite entre les hommes et une félicité universelle.
La magique promesse s’est rapidement répandue à travers les classes ouvrières de tous les pays. Après avoir ruiné la vie économique de la Russie, elle semble destinée à exercer ses ravages dans l’Europe entière. L’Amérique seule l’a repoussée avec énergie, pressentant son rôle funeste sur la prospérité des nations.
Ce fut uniquement pour obtenir la nationalisation rêvée que les cheminots Français réalisèrent, à l’occasion d’un 1er mai, une tentative de grève générale.
Cette grève, contrairement à toutes celles qui la précédèrent, n’avait nullement pour but d’accroître les salaires. La Confédération Générale du Travail le prouva en déclarant que l’objectif du mouvement n’était pas une augmentation de salaires, mais uniquement le désir d’imposer la nationalisation des chemins de fer.
Il n’existait pas, sans doute, plus d’un gréviste sur mille capable de dire en quoi consistait la nationalisation réclamée et d’expliquer son futur mécanisme. On peut même considérer comme probable que les rares grévistes susceptibles de comprendre quelque chose à ce qu’ils demandaient auraient donné chacun sur la nationalisation, des explications totalement différentes. Pour l’immense majorité la nationalisation signifiait simplement que les chemins de fer auraient été exploités à leur profit.
En fait, les grévistes suivirent leurs meneurs simplement parce qu’ils étaient des meneurs et sans chercher à s’expliquer le but des ordres reçus.
N’oublions pas, d’ailleurs, que les plus furieuses luttes religieuses de l’histoire furent engagées entre des hommes incapables de rien discerner dans les questions théologiques qui divisaient leurs chefs. Les lois de la psychologie des foules expliquent facilement ce phénomène.
Les vagues explications données par les défenseurs officiels de la nationalisation avaient pour seule base une série d’affirmations sans preuves. Leur meilleur défenseur les a résumées dans les lignes suivantes :
« Opposition du bénéfice capitaliste à l’intérêt collectif. Les diverses industries, celle des chemins de fer notamment, doivent devenir une propriété collective gérée pour le compte de la collectivité, non par l’État, mais par une organisation autonome dirigée par un conseil composé de représentants de la collectivité. Un conseil central réglerait les salaires, le choix et l’avancement du personnel. »
Il est visible que cette prétendue socialisation se ramènerait simplement à remplacer les Compagnies actuelles par d’autres Compagnies formées d’agents des chemins de fer.
Mais, pour que les employés puissent gagner quelque chose à cette substitution, il leur faudrait posséder des capacités supérieures à celles des ingénieurs et des spécialistes dirigeant actuellement le service singulièrement compliqué des chemins de fer.
Les administrateurs actuels, hommes fort compétents, travaillent non pour enrichir quelques capitalistes comme l’affirment les socialistes, mais pour rétribuer maigrement la poussière de petits actionnaires entre lesquels est divisée la possession des réseaux. Dépouiller totalement ces actionnaires par la socialisation des réseaux augmenterait de bien peu le salaire actuel des employés.
Au fond, les promoteurs de tels mouvements ne sauraient se faire illusion sur leurs résultats possibles. Ils espèrent simplement que la socialisation des Compagnies serait réalisée à leur profit. S’ils organisent de ruineuses grèves, c’est uniquement pour devenir maîtres à leur tour.
Existe-t-il un antagonisme réel entre les intérêts capitalistes et les intérêts collectifs ? Peut-on vraiment dire que, dans les sociétés actuelles, « le travail ne s’effectue pas au profit de tous, mais uniquement pour les intérêts de quelques-uns » ?
En réalité c’est, au contraire, l’immense majorité des travailleurs qui bénéficie de la capacité des élites. Il en a toujours été ainsi depuis les débuts de l’évolution industrielle moderne. Ce ne furent jamais les simples travailleurs qui créèrent les progrès dont ils ont profité.
Le travail manuel et l’habileté professionnelle ne sont nullement, d’ailleurs, les principaux éléments de la production et de la richesse. L’esprit d’entreprise, d’invention et d’organisation, la hardiesse à risquer et le jugement constituent des facteurs autrement importants.
C’est de telles facultés qu’est constitué le capital d’un peuple. Si la Russie tira toujours si peu de profits de son sol, malgré ses immenses richesses agricoles et minières et sa population également immense, c’est qu’elle a toujours manqué de capacités.
Croire que le capital d’un pays se compose surtout de mines, de terres, d’habitations, d’actions et de numéraire, est une dangereuse illusion. Ce capital reste sans valeur par lui-même. Un pays privé de ses capacités serait condamné à une ruine rapide.
Actuellement, en raison des grèves qui se multiplient et de la mauvaise volonté des ouvriers, notre capital est fort mal exploité. Chaque grève nouvelle rend le pays un peu plus pauvre, la vie un peu plus chère, l’avenir un peu plus incertain. Les socialistes seuls se réjouissent d’une situation dont ils seront cependant, comme les extrémistes de tous les âges, les premières victimes.
A toutes les évidences qui viennent d’être formulées sur les sources de la richesse, socialistes et syndicalistes, unis par une haine commune, n’opposent que leurs affirmations. Durant les dernières élections, la Fédération Socialiste de la Seine avait publié le manifeste suivant :
« Dans tous les pays, deux forces se heurtent, mises en mouvement par l’éclosion de la jeune République socialiste des Soviets :
Le prolétariat, d’un côté ;
La bourgeoisie de l’autre.
Partout, le travail se dresse contre le parasitisme.
Il faut que le parasitisme soit vaincu. »
Inutile d’insister sur le côté rudimentaire de telles conceptions. C’est pourtant avec des assertions d’un tel ordre que le monde a été tant de fois bouleversé.
Les Allemands qui, sous l’influence de leurs extrémistes, furent obligés d’essayer la socialisation, en sont vite revenus.
« Nous sommes menacés, écrivait la Deutsche Tageszeitung, d’une anarchie économique pareille à l’anarchie politique, avec cette différence que les conséquences en seront encore plus désastreuses. La classe ouvrière se rendra compte trop tard des erreurs qu’elle commet. Non seulement elle est en train d’anéantir l’avenir de l’Allemagne et de supprimer les sources dont elle vit, mais encore elle détruit ce qu’on a considéré jusqu’alors comme le plus précieux de tous les biens : son organisation. »
La tension des rapports entre des classes sociales qui, cependant, auraient tout intérêt à s’entendre, devient considérable. Elles sont d’ailleurs beaucoup plus divisées par des jalousies et des haines que par des intérêts.
Leurs divergences proviennent surtout de l’effort des politiciens socialistes qui, pour conquérir le pouvoir, ne cessent d’exciter les passions des sphères ouvrières et de provoquer leurs plus extravagantes revendications. Ils soutiennent indistinctement toutes les grèves, les estimant une étape vers la dictature du prolétariat. La société capitaliste se trouve représentée comme une sorte de monstre destiné à être prochainement détruit au profit du prolétariat.
Peu importe, bien entendu, à ces politiciens, les ruines provoquées. C’est leur propre dictature qu’ils rêvent d’installer sous prétexte d’établir celle du prolétariat.
Si l’expérience était susceptible d’instruire les peuples, les tentatives de socialisation faites en Russie seraient considérées comme catégoriques.
Les chemins de fer et les mines y ont été socialisés et, en quelques mois, leur désorganisation devint telle que, malgré un travail de douze heures par jour imposé aux ouvriers, les dictateurs en furent réduits à requérir à prix d’or de l’étranger les capacités qu’ils ne possédaient plus.
Mais un des merveilleux privilèges de la foi est d’empêcher le croyant de percevoir les faits contraires à sa foi. On ne cite guère qu’un seul socialiste, M. Erlich, qui, revenu de Russie, ait donné sa démission du parti socialiste unifié, le voyant s’orienter de plus en plus vers le bolchevisme. Dans sa lettre de démission, ce député disait :
« Je ne puis comprendre que le parti socialiste unifié, loin d’avoir le courage de répudier et de flétrir les excès et les crimes du bolchevisme russe, donne, au contraire, celui-ci en exemple et en admiration à la classe ouvrière française.
Certes, la bourgeoisie russe est ruinée ; mais avec elle a sombré également toute l’industrie nationale, au plus grand détriment du prolétariat russe, mais, par contre, pour le plus grand profit de l’industrie allemande, qui est en train de prendre sa place. Le bolchevisme n’a su engendrer que la famine et la disette dans cette Russie qui, hier encore, était la nourricière d’une grande partie de l’Europe. Les prétendues méthodes de la dictature bolchevique laissent loin derrière elles les pires horreurs de l’inquisition et du tsarisme. Toutes les libertés individuelles sont abolies, et, chaque jour, des centaines d’ouvriers et d’intellectuels russes, dont le seul crime est de ne pas penser comme les bolcheviks, sont massacrés sans le moindre jugement par des mercenaires magyars et chinois. »
Les dernières élections ont montré, par les 50.000 voix données au bolcheviste Sadoul, quels progrès le bolchevisme a réalisés parmi la classe ouvrière.
Si, dans la lutte actuelle ou prochaine qui menace la civilisation, l’État cédait, il n’aurait plus qu’à abandonner la place aux chefs du prolétariat.
Ce n’est pas, malheureusement, sur l’énergie des gouvernants qu’il faut compter. La force de l’opinion sera beaucoup plus efficace. Pendant la grande grève des cheminots, le public était tellement exaspéré contre les perturbateurs qui sacrifiaient l’intérêt général à leurs ambitions particulières, qu’en province beaucoup de fournisseurs : épiciers, boulangers, marchands de vin même, refusaient de rien vendre aux grévistes.
Le résultat final de ces conflits n’est pas prévisible encore. Nous sommes certains que les nations seront toujours conduites par leurs élites ; mais le triomphe momentané d’éléments inférieurs pourrait causer — comme en Russie et en Hongrie — d’irréparables ruines.
Aux meneurs de la classe ouvrière, « le grand soir » semble proche. C’est, en réalité, une grande nuit qu’établirait sur le monde la réalisation de leurs rêves.