Le déséquilibre du monde
CHAPITRE V
LES ILLUSIONS SUR LA SOCIÉTÉ DES NATIONS
L’histoire des illusions dont les peuples disparus ont été victimes remplirait un lourd volume. Celles qui dominent les temps modernes formeraient un volume plus lourd encore.
A aucune époque, en effet, même aux âges de foi naïve des croisades, le monde n’a été plus influencé qu’aujourd’hui par des illusions mystiques et les formules qui en dérivent.
Il serait difficile, par exemple, de méconnaître qu’au nombre des causes essentielles de la grande guerre, figurèrent, en premier rang, les illusions mystiques d’un peuple convaincu que la volonté du ciel et sa supériorité ethnique le destinaient à régir l’univers.
La paix qui termina cette mystique épopée vit naître d’autres illusions aussi funestes. Elles bouleversent maintenant l’Europe et la menacent de guerres, beaucoup plus destructives que les conflits dont le monde est à peine sorti.
La science moderne sépare les continents, transmet au loin la pensée avec la vitesse de l’éclair ; mais elle n’est pas assez puissante pour dissiper les illusions qui aveuglent les hommes.
Parmi ces illusions figurent celles servant de base à la Société des Nations.
S’il suffisait, pour établir des institutions durables, de la volonté d’un homme et de l’assentiment des peuples, la Société des Nations se fût imposée d’une façon définitive.
Elle eut, en effet, pour créateur un chef d’État que les circonstances avaient doué d’un absolu pouvoir. Son projet, renouvelant d’anciens projets analogues, fut accueilli avec enthousiasme par les nations auxquelles il faisait espérer une paix éternelle. De toutes les contrées du globe, l’Amérique fut seule à repousser le présent offert au monde par un de ses fils. L’étonnement en Europe fut grand, mais la foi persista inébranlée jusqu’au jour où elle se heurta au mur de l’expérience.
Bien peu d’années nous séparent de l’époque où, sur des bases d’aspect indestructible, s’éleva la Société des Nations. Aujourd’hui, les désillusions à son égard sont aussi profondes que furent grandes les espérances. Son impuissance se manifesta complète, en effet, sur toutes les questions.
Aucun de ses avis ne fut écouté, sauf la décision relative au partage de la Haute-Silésie.
En dehors de ce cas, assez exceptionnel puisque les intéressés acceptaient d’avance sans discussion la solution formulée, toutes les autres décisions de la Société des Nations se virent rejetées par les parties en présence.
Le premier différend dont elle eut à s’occuper fut celui porté devant son tribunal par la Bolivie contre le Chili.
Le représentant du Chili refusa de reconnaître la compétence de la Société des Nations, ajoutant, avec ironie, que si elle avait la prétention de refaire la carte du monde, « cet organisme, créé pour consolider la paix, finirait par déclencher la guerre universelle ». Le même représentant dénia d’ailleurs à la Société des Nations le droit d’intervenir dans les affaires d’Amérique.
L’assemblée accepta modestement la leçon, puis pour sauver un peu les apparences, nomma une Commission destinée à définir ses pouvoirs.
Les Polonais ne furent pas moins catégoriques. Avec un dédaigneux sans-gêne, la diète de Pologne déclara, relativement à l’attribution du territoire de Vilna, « que la Pologne ne donnera jamais son assentiment à la solution adoptée par la Société des Nations ».
Pour donner quelque force à ses décisions, que personne ne respectait, la Société des Nations proposa de s’attribuer le droit d’établir un blocus économique contre les États refusant de lui obéir.
Menace bien vaine. Un tel blocus, en effet, exigerait, pour être constitué, l’improbable assentiment des quarante États représentés. On sait, d’ailleurs, que, malgré sa toute-puissance, Napoléon ne réussit pas à maintenir pareil blocus contre l’Angleterre.
Le représentant de l’Italie fit justement observer que cette méthode du blocus était inapplicable en raison de la nécessité « de respecter l’autonomie des divers États ». Il est évident qu’à moins de renoncer à son indépendance, aucun État ne saurait s’incliner devant les décisions d’une sorte de super-gouvernement étranger.
Si l’impuissance de la Société des Nations est complète, c’est qu’elle n’a aucun moyen de faire respecter ses décisions. Tous les codes religieux ou sociaux, sans une seule exception, s’appuient sur ces éléments fondamentaux, châtiments et récompenses, Paradis et Enfer.
Les décisions de la Société des Nations représentant un code dépourvu de sanctions reste sans force. Pourrait-on songer à la doter d’une armée capable de faire respecter ses arrêts ? Une telle armée ne serait efficace qu’à la condition d’être nombreuse et, par conséquent, coûteuse. Composée, d’ailleurs, de soldats empruntés à tous les pays, elle n’aurait aucune cohésion et serait peu redoutable.
Affirmer qu’un code dépourvu de sanctions, c’est-à-dire de contrainte, ne sera jamais respecté, revient à soutenir que la force, constituant l’armature nécessaire du droit, il n’existe pas de droit sans force.
Cette vérité, que la puérile phraséologie des moralistes essaie vainement d’obscurcir, est reconnue par tous les juristes ayant un peu creusé les fondements de leur science.
Dans son livre récent : Les Constantes du Droit, le grand juriste belge, Edmond Picard, insiste longuement sur ce fait que « l’élément contrainte est fondamental dans le droit », et il ajoute :
« La formule que la force ne peut créer le droit n’est qu’un cri naïf de généreuse ignorance juridique. »
Qu’une force soit morale ou matérielle, le résultat est le même dès que cette force parvient à s’imposer. Si le pape Grégoire VII put jadis obliger un puissant empereur d’Allemagne à venir le solliciter à genoux devant la porte de sa cathédrale, à Canossa, c’est que ce pape disposait, aux yeux de l’empereur, de toutes les forces du Ciel et de l’Enfer. Doué d’un tel pouvoir, le pontife paraissait invincible.
Le prestige peut donc devenir une force morale supérieure aux forces matérielles. Si la Société des Nations finissait, à une époque encore imprévisible, par acquérir un suffisant prestige, son influence serait réelle. Pour le moment, elle est totalement nulle.
Inutile de disserter sur le rôle futur de la Société des Nations. Les haines actuelles entre peuples sont trop vives, les intérêts qui les séparent trop contradictoires, pour qu’un tribunal international puisse arrêter aucun conflit.
Ce ne seront pas, assurément, ses décisions qui empêcheront l’Égypte, la Turquie et l’Inde, etc., de réclamer à main armée leur indépendance, lorsqu’elles seront devenues assez fortes pour se faire entendre. Ce n’est pas non plus un tel tribunal qui empêchera le Japon, trop peuplé, d’exiger la libre entrée de ses nationaux sur le territoire des États-Unis.
Personne ne peut vraiment croire aujourd’hui qu’une Société des Nations puisse liquider les difficultés que nous voyons grandir entre les États et supprimer toutes les causes de conflit ?
Les anciens défenseurs de la Société des Nations ont eux-mêmes rapidement perdu leur confiance. J’en citerai comme preuve les passages suivants du journal Le Temps, qui fut à un certain moment son plus ardent prosélyte.
« La Société des Nations est-elle en mesure d’empêcher ou d’arrêter une guerre ? L’expérience répond.
« En 1920, les bolchevistes russes ont failli prendre Varsovie. La Société des Nations s’est bien gardée d’intervenir.
« En 1921, les Grecs font la guerre aux Turcs. La Société des Nations s’abstient soigneusement de s’en occuper.
« A vrai dire, elle a tenté de régler l’affaire de Wilna. Mais le Gouvernement lithuanien a refusé froidement la transaction approuvée par le Conseil de la Société des Nations.
« Tel est le genre d’autorité que possède la Société des Nations, lorsqu’il s’agit d’empêcher ou d’arrêter l’effusion du sang. »
Les membres de la Société des Nations désireux de rehausser un peu leur maigre prestige, et persuadés, d’ailleurs, de la grande utilité de leurs fonctions, se sont attribué, ainsi qu’à la foule de leurs protégés, des émoluments tout à fait princiers. Dans le rapport de M. Noblemaire, on voit que les secrétaires reçoivent un traitement annuel de 250.000 francs. Les sous-secrétaires se contentent de 200.000 francs. Les chefs de sections, parmi lesquels figure un socialiste fort connu, touchent 300.000 francs. De modestes employés ont la solde d’un maréchal de France.
Ce personnel royalement doté a été recruté un peu partout, suivant le poids des recommandations. On y voit figurer un petit professeur de lycée, un modeste correspondant de journaux, etc…
Les membres de la Société des Nations ne furent pas, d’ailleurs, les seuls à s’attribuer d’extravagants salaires. La France et l’Europe sont submergées aujourd’hui par d’innombrables délégations parasites qui, depuis les agents chargés de liquider les stocks jusqu’à ceux surveillant les réparations, se trouvent, grâce à leurs traitements princiers, en voie de réaliser des fortunes. A Vienne, par exemple, les membres de la Commission des réparations sont logés dans des palais somptueux et entourés d’un luxe asiatique.
De même, en Allemagne. D’après les renseignements publiés par Le Matin, le traitement des fonctionnaires de la Commission des réparations varie entre 30.000 et 400.000 francs.
Nous avons reproduit ces chiffres, parce qu’ils contribuent à montrer combien, dans les conflits modernes, devient dur le sort du vaincu. C’est là un enseignement philosophique que méditeraient avec profit les théoriciens comptant uniquement sur des Sociétés pacifistes pour assurer la paix et empêcher les invasions.
Derrière le voile dangereux de leurs illusions, fermente la haine d’un peuple de soixante millions d’hommes qui ne songe même pas à dissimuler son intense désir de revanche dès qu’il croira la France affaiblie par ses dissensions. Plus encore qu’autrefois, les futures luttes ignoreront la pitié et justifieront la sentence prononcée voici deux mille ans par le Gaulois Brennus : « Malheur aux vaincus ! » Il formulait ainsi une de ces vérités éternelles qui gouverneront les êtres jusqu’au refroidissement total de notre planète.
Malgré sa totale impuissance actuelle, la Société des Nations mérite cependant d’être conservée pour tenter d’apaiser à leurs débuts les petites querelles sans importance qui, envenimées par l’amour-propre, deviennent l’origine de grands conflits. Dans l’atmosphère d’instabilité et de menaces qui enveloppe l’Europe, il n’est pas inutile d’avoir un tribunal possédant, si peu que ce soit, des vestiges de l’autorité et du prestige que perdent chaque jour les dieux, les institutions et les rois.