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Le déséquilibre du monde

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CHAPITRE VII
LA SITUATION FINANCIÈRE ACTUELLE. QUELS SONT LES PEUPLES QUI PAIERONT LES FRAIS DE LA GUERRE

Le déséquilibre actuel du monde n’a pas pour seule origine des erreurs psychologiques. Il a aussi pour cause toute une série d’illusions d’ordre économique et d’ordre juridique aussi.

Le droit et la justice représentent des créations humaines que la nature ne connaît pas. C’est même parce qu’elle les ignore que ses progrès ont pu être réalisés.

Les lois naturelles fonctionnent avec la régularité d’un engrenage. Nous protestons contre leur rigueur quand elles s’opposent à nos sentiments, mais ces protestations sont vaines.

Jamais époque ne fut soumise autant que la nôtre aux lois économiques. Jamais pourtant les peuples ne se sont autant insurgés contre elles.

L’Europe assiste précisément aujourd’hui à une conflagration violente entre les nécessités économiques et les sentiments de droit et de justice que viennent heurter ces lois.

Le problème des réparations est l’origine de ce conflit. Conformément à nos conceptions du droit et de la justice, les Allemands doivent réparer leurs dévastations. Mais les lois économiques qui régissent l’interdépendance actuelle des peuples ont une telle force que non seulement des réparations complètes sont à peu près impossibles, mais que les frais qu’elles entraîneraient, au lieu de retomber sur les vaincus, frapperaient non seulement les vainqueurs mais encore des neutres étrangers à la guerre.

Quelques brèves explications suffiront à justifier ces assertions.


Remarquons d’abord que les suivantes explications s’appliquent à l’état actuel de l’Allemagne, mais nullement à son état antérieur, au moment de l’armistice.

On raconte qu’après avoir entendu le maréchal Foch exposer les conditions de l’armistice, un des délégués germaniques demanda timidement quelle somme l’Allemagne aurait à verser. Le généralissime fut bien obligé de répondre que son gouvernement ne lui avait donné aucune instruction à ce sujet.

On sait aujourd’hui que, redoutant une capitulation de son armée et l’entrée des troupes alliées à Berlin, l’Allemagne était disposée à des versements de sommes considérables, qu’elle eût obtenues soit de ses industriels dont la fortune n’avait pas été atteinte, soit d’un emprunt étranger. Cet emprunt eût été facilement souscrit car, si les Allemands étaient militairement vaincus, leur crédit commercial ne se trouvait pas ébranlé. Pendant les pourparlers de paix elle offrit cent milliards.

Cette période passée, les Allemands songèrent aux moyens permettant de se soustraire aux paiements. Par le procédé de l’inflation, ils réussirent à annuler presque totalement la valeur de leurs billets de banque et rendre ainsi impossible tout paiement.

Dans un de ses discours, notre ministre des finances, M. de Lasteyrie, résumait ainsi la situation actuelle :

« Pendant quatre ans, l’Allemagne n’a cherché qu’à gagner du temps, qu’à dissocier l’entente entre les Alliés. Jamais, à aucun moment, elle n’a eu l’intention de nous payer.

Dans le temps même où elle se prétendait incapable de nous payer, elle trouvait des milliards pour développer son outillage économique, reconstituer sa marine marchande, construire des lignes de chemins de fer et des canaux, développer et embellir ses villes.

A la fin de l’année dernière, elle a demandé un moratorium de plusieurs années sans offrir en retour le moindre gage aux Alliés. Si nous avions eu la folie de l’accepter, il eût été pour notre pays un véritable désastre. Y a-t-il, d’ailleurs, des hommes assez naïfs pour se figurer que si l’Allemagne avait trouvé ce moyen de rester plusieurs années sans nous payer, elle aurait consenti ultérieurement, quand elle se serait reconstituée, à reprendre les paiements ?

Si le plan de l’Allemagne avait réussi, quelle eût été la situation de nos deux pays ? L’Allemagne, par la faillite du mark, aurait répudié sa dette intérieure ; par la faillite des réparations, elle aurait supprimé sa dette extérieure. Déchargée du poids écrasant des dettes de guerre qui pèse lourdement sur tous les anciens belligérants, elle se serait trouvée dans une situation économique incomparable. Sur tous les marchés du monde, elle aurait régné en maître. Par sa concurrence impitoyable, elle aurait ruiné le commerce extérieur de la plupart des États et provoqué dans le monde entier une crise terrible de chômage.

Pendant ce temps, la France qui aurait tenu à honneur de faire face à ses engagements, qui aurait eu à supporter la charge écrasante de ses réparations, se serait trouvée avec une dette de plusieurs centaines de milliards. Écrasés d’impôts, le commerce, l’industrie, l’agriculture auraient été paralysés dans leur relèvement. Était-ce le droit ? Était-ce la justice ? »


Ces réalités devenues évidentes aujourd’hui à tous les yeux n’étaient pas très difficiles à prévoir. Cependant, aucun des diplomates présidant à nos destinées pendant la rédaction du Traité de paix n’a vu que l’Allemagne, très solvable au moment de l’armistice grâce aux emprunts qu’elle pouvait alors facilement contracter, chercherait plus tard à se soustraire aux annuités imaginées par des diplomates assez naïfs pour croire possible d’obliger un peuple à payer pendant quarante ans un tribut annuel considérable.

Ce ne fut qu’après les quatorze conférences réunies pendant quatre ans que ces diplomates commencèrent à comprendre la politique allemande. Elle fut, d’ailleurs, soutenue par l’Angleterre qui se souciait peu de voir l’argent allemand passer dans des mains françaises au lieu d’être versé dans les caisses du commerce britannique.

Revenue de ses illusions la France se décida à l’occupation de la Ruhr, mais la situation économique de l’Europe avait singulièrement changé.

Cette occupation, qui donnera peut-être à la France la sécurité, ne semble pas devoir lui fournir beaucoup de réparations.


Les événements ont, en effet, tourné de telle façon que les Alliés, malgré toutes les pressions qu’ils pourront exercer, ont bien peu de chance d’obtenir aucune réparation.

Pour le montrer nous devrons d’abord donner quelques indications sur la situation financière de certains pays.

Remarquons en premier lieu que le problème des réparations ne constitue nullement l’unique cause des bouleversements économiques de l’Europe comme le prétendent les Anglais et que, si les Allemands payaient leurs dettes, notre budget ne reprendrait pas pour cela son ancien équilibre comme on le croit généralement.

Dans un discours prononcé au Sénat le 5 novembre 1922, M. le sénateur Bérenger faisait observer que l’ensemble de nos dettes (dette publique, 337 milliards ; réparations, 132 milliards, etc.) se montait à 475 milliards, et il ajoutait :

« Si l’on balance ce passif et cet actif, on s’aperçoit que, même si l’Allemagne exécutait ses obligations et si les gouvernements étrangers nous payaient leurs dettes, l’État français se trouverait encore devant un passif final de 475 − 129 = 346 milliards de francs-papier au cours du jour. »


Quelle est et quelle sera prochainement notre situation financière ?

Elle n’apparaît pas brillante, bien qu’il soit difficile de dire à quel chiffre exact se monte le total de nos dettes.

Pour dissimuler un peu la sinistre grandeur de notre budget de dépenses, il a été divisé en budget ordinaire, budget extraordinaire et budget dit recouvrable.

Le total de ces chiffres donne une dépense annuelle d’environ 44 milliards, alors que les impôts ne produisent pas la moitié de cette somme. Le déficit est, on le voit, formidable.

Le déficit annuel de nos recettes accroît rapidement le chiffre de notre dette.

Sur le détail de nos dépenses, le ministre des Finances donnait en avril 1923 les chiffres suivants : les crédits pour les arrérages des emprunts ont décuplé depuis 1913, passant de 1 milliard 355 millions à 13 milliards 406 millions et constituant ainsi, pour l’exercice 1922, une somme supérieure à la moitié du chiffre total des dépenses. « C’est à cet élément intangible qu’il convient d’attribuer la cause principale de l’accroissement du budget. »

Les charges militaires se montaient en 1919 à 18 milliards 185 millions, se réduisent en 1920 à 7 milliards 648 millions, en 1921 à 6 milliards 312 millions et en 1922 à 5 milliards 341 millions.

Les dépenses des administrations civiles, qui atteignaient en 1920 11 milliards 377 millions, sont encore, en 1922, de 7 milliards 328 millions.

Tous ces chiffres montrent que même si l’Allemagne payait la totalité des annuités qui lui sont réclamées, le déficit annuel de notre budget resterait terriblement élevé.


On a mis longtemps à reconnaître que la formule tant répétée : « L’Allemagne paiera », avec laquelle on prétendit parfois justifier les plus inutiles dépenses, constituait une illusoire espérance.

Étant prouvé maintenant que, toute la dette allemande payée, comme je le montrais à l’instant, notre budget serait encore en déficit, il a bien fallu chercher autre chose.

Accroître l’exploitation de nos richesses naturelles et réduire nos dépenses représente la seule solution possible du problème.

En attendant qu’elle s’impose à tous les esprits, on vivra d’expédients. Grâce à la facilité d’imprimer des billets de banque sans garantie métallique, les dépenses grandissent toujours, et les ministres opposent une résistance très faible à une course vertigineuse vers des catastrophes financières qui ne se réparent pas.

L’exemple de l’Angleterre, dont le budget de 1923 s’équilibrait avec un excédent de plusieurs milliards, grâce surtout à la compression des dépenses par un gouvernement assez fort pour imposer sa volonté au Parlement, n’a pas encore trouvé d’imitateurs en France.


L’Empire britannique, malgré sa prospérité, souffre cependant de l’anarchie économique qui pèse sur l’Europe. Les produits alimentaires que l’Angleterre consomme et les matières premières nécessaires à ses industries lui viennent presque exclusivement du dehors. Elle paie ce qu’elle achète par l’exportation de produits manufacturés. Quel que soit, d’ailleurs, le mode de paiement employé, une marchandise quelconque ne s’obtient, en dernière analyse, qu’en échange d’autres marchandises.

Ces produits manufacturés — véritable monnaie de l’Angleterre — n’ont de valeur utilisable que s’ils trouvent des acheteurs et l’Angleterre a perdu l’une de ses meilleures clientes, l’Allemagne. C’est pourquoi elle s’efforce par tous les moyens, même aux dépens de la France, de restaurer la situation économique de son ancienne cliente.

En attendant, elle cherche d’autres acheteurs, mais comme elle trouve sur les marchés étrangers des concurrents vendant moins cher, il lui faut réduire ses prix de vente, et par conséquent ses salaires, ceux des mineurs notamment.

Cette nécessité provoqua, pendant trois mois, une coûteuse grève des mineurs. Céder aux grévistes aurait eu pour conséquence fatale la ruine commerciale de l’empire britannique.

Ce seul exemple suffirait à montrer la force de certaines lois économiques et l’impossibilité de lutter contre elles.


Jamais les peuples ne se sont autant détestés qu’aujourd’hui. Si la volonté suffisait à faire périr les hommes, l’Europe serait un désert.

Ces haines dureront jusqu’au jour précis où l’opinion générale admettra que les hommes ont plus d’intérêt à s’aider qu’à s’égorger.

Dès avant la guerre, l’évolution des industries et du commerce dont elles sont la base avait fait du domaine économique européen un tout homogène, sans que les gouvernants se fussent rendu compte de ce phénomène. Chaque État européen est pour les autres États d’une importance vitale comme producteur ou comme débouché. Aucun État européen ne peut être ruiné sans que les autres ne soient lésés.

Aujourd’hui ces réflexions se généralisent même chez les Allemands. Mais, pendant la guerre, ils professaient des idées fort différentes et se souciaient très peu de l’interdépendance des peuples, lorsque leur principale préoccupation, en Belgique et en France, était de détruire les usines et les mines dont les produits leur faisaient souvent concurrence. M. Beyens, ancien ministre des Affaires Étrangères de Belgique, rapporte que le baron Bissing, gouverneur allemand de la Belgique, fit tout son possible pour ruiner entièrement l’industrie belge. « Ils pillèrent sans vergogne, dit-il, le matériel de nos usines au profit de leurs concurrents germaniques, et l’on en détruisit de fond en comble les charpentes métalliques. »


Tous les procédés imaginés pour amener l’Allemagne à se libérer conduisent à cette conséquence paradoxale que ce seront les Français et les étrangers qui, finalement, paieront la dette allemande.

A défaut de l’argent qui lui manque, l’Allemagne paie les vivres et les matières premières dont elle a besoin au moyen de ses produits manufacturés et se crée ainsi des ressources.

Avec l’excédent de ses exportations elle aurait pu payer ses dettes. Mais elle eût été alors amenée à une surproduction dont les conséquences furent très bien marquées dans un discours prononcé à Manchester par un ministre anglais. Il disait :

« Si l’Allemagne, pendant les quarante ou cinquante ans à venir, pouvait payer ses dettes, elle se rendrait par là même maîtresse de tous les marchés de l’univers. Elle deviendrait la plus grande nation exportatrice dont il ait jamais été fait mention, — presque la seule nation exportatrice du globe… Et si, pendant les quarante ou cinquante ans qui vont suivre les États-Unis d’Amérique devaient recevoir tout ce qui leur est dû, ils assisteraient, du même coup, à un déclin marqué de leur commerce d’exportation. Ils verraient leur population privée d’une grande partie de ses arts et de ses industries les plus essentiels. Ils verraient se rompre tout l’ensemble de leur économie nationale. L’Allemagne, la nation débitrice, manifesterait une activité malsaine ; les États-Unis, la nation créancière, une stagnation également malsaine. »

Toutes ces évidences émergent lentement du chaos des erreurs économiques où le monde est plongé.


Si l’Allemagne s’acquittait de sa dette en livrant à la France des marchandises en nombre forcément élevé par suite de l’importance de cette dette, notre pays posséderait un tel excédent de produits allemands, que nos industriels seraient obligés de ralentir ou supprimer leurs fabrications. D’où appauvrissement et chômage général. Un paiement en marchandises conduirait donc la France à perdre d’un côté ce qu’elle recevrait de l’autre.

Pour éviter cette trop visible conséquence, on s’était décidé à établir au profit des Alliés un impôt de 12 % sur les exportations allemandes. Cela signifiait, naturellement, que le prix de vente des marchandises exportées se trouvait majoré de 12 %. Tous les acheteurs de produits allemands, quelle que fût leur nationalité, les payaient donc 12 % plus cher qu’auparavant. Il est bien visible que ce n’étaient pas alors les Allemands, mais les acheteurs de tous pays, qui paieraient une partie des indemnités destinées aux réparations.

On a proposé encore et il n’a peut-être été rien proposé de meilleur, d’obliger les grands industriels allemands à céder un certain nombre des actions de leurs usines, le tiers, par exemple. Mais, ces actions ayant déjà des propriétaires, le gouvernement allemand serait obligé d’indemniser ces derniers. Alors, comme précédemment, le prix des marchandises fabriquées se trouverait augmenté, et ce seraient toujours les consommateurs étrangers qui contribueraient à solder la dette germanique.

Toutes ces incidences avaient d’abord échappé au public, aussi bien, d’ailleurs, qu’aux dirigeants. Elles sont mieux comprises aujourd’hui. L’opinion étrangère à cet égard se trouve clairement exprimée par l’extrait suivant d’un grand journal américain :

« L’addition de la taxe de 12 % étend un tarif protectionniste sur toutes les nations qui reçoivent d’Allemagne des marchandises. C’est une taxe levée sur le consommateur américain pour toutes les exportations allemandes qui débarquent ici ; mais elle va dans le trésor des Alliés, lorsque l’Allemagne l’a recueillie, et non point dans le trésor des États-Unis, comme le serait une taxe analogue imposée par notre propre fiscalité. Cette taxe aura pour effet d’augmenter les prix et de diminuer les exportations. »


Toutes les constatations qui précèdent, si désagréables soient-elles, méritent d’être méditées. Elles fourniraient à la Société des Nations des arguments contre la guerre d’un bien autre poids que les vagues dissertations humanitaires qui occupent ses séances.

Les répercussions que nous venons d’examiner montrent, en effet, sans contestation possible qu’en raison de l’interdépendance croissante des peuples, lorsqu’une nation est vaincue, ce sont les autres qui se trouvent forcés de payer l’indemnité qu’elle doit au vainqueur.

Cette nécessité, créée par l’évolution économique du monde, était inconnue autrefois. Les grands peuples s’enrichissaient alors par des conquêtes. A l’époque romaine, les sommes prélevées sur les vaincus constituaient une portion notable du budget.

Après la seconde guerre punique, Carthage, suivant Ferrero, versa aux Romains 55 millions de francs, chiffre énorme pour l’époque. Paul Émile, vainqueur de Persée, lui fit payer, au témoignage de Pline, 57 millions. Les vaincus étaient, d’ailleurs, dépouillés de la totalité de ce qu’ils possédaient. Marcellus ayant pris Syracuse, s’empara de tous les objets précieux que contenait la grande cité.

Il n’y a pas longtemps que cet âge héroïque est clos ; mais il l’est pour toujours. Les peuples pourront lutter encore, soit pour conquérir l’hégémonie comme l’Allemagne, soit pour conserver leurs foyers comme les Turcs, mais ils ne sauraient plus désormais s’enrichir aux dépens du vaincu.

Si la Société des Nations cherchait une inscription pour orner le fronton de son palais, je lui recommanderais volontiers celle-ci : « Toutes les guerres modernes sont aussi ruineuses pour le vainqueur que pour le vaincu. » Si l’inscription semblait trop courte, on la complèterait en ajoutant : « C’est sur tous les peuples que retomberont, désormais, les frais d’une guerre entreprise par l’un d’eux. Ils ont donc intérêt direct à s’associer pour empêcher de nouveaux conflits. »

Répéter aux hommes de s’aimer les uns les autres est un conseil que les peuples ne pratiquèrent jamais. « Aidez-vous les uns les autres dans votre propre intérêt » est une maxime qui pourrait transformer le monde si elle descendait dans les cœurs après avoir converti les esprits.

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