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Le déséquilibre du monde

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CHAPITRE III
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE L’ALLEMAGNE

A cet âge heureux de l’enfance où le merveilleux ne se distingue pas de la réalité, ni le possible de l’impossible, les hasards d’une lecture mirent sous mes yeux le récit des mésaventures d’un jeune ambitieux ayant vendu son ombre au diable en échange d’une série d’avantages dont la liste s’estompe dans la brume de mes souvenirs.

Réfléchissant plus tard à ce conte, il me parut renfermer un sens profond, ignoré peut-être de son auteur. N’est-il pas visible, en effet, que les événements, les personnages, les codes, les empires sont doublés d’ombres où réside leur vraie force ?

Ces ombres ont dominé l’Histoire. Ce ne furent pas les légionnaires, mais l’ombre redoutée de Rome qui gouverna le monde pendant des siècles. Elle le gouverna jusqu’au jour où cette ombre souveraine fut vaincue par d’autres ombres plus puissantes. Toutes les grandes civilisations furent également régies par des ombres.

De nos jours, les ombres se heurtent au mur d’airain des nécessités économiques. Cependant, leur force est restée très grande. On peut s’en rendre compte par un coup d’œil rapide, sur la situation économique de l’Allemagne.


Parmi les plus imprévues conséquences de la guerre figure pour divers peuples européens, l’Allemagne notamment, la perte de leur monnaie.

Je n’ai jamais lu les énormes volumes consacrés à l’économie politique par de respectables professeurs. Cependant, je doute qu’on y parle de phénomènes monétaires comparables à ceux observés actuellement.

Dans le passé, les crises monétaires furent fréquentes, les faillites d’État nombreuses ; mais ces phénomènes restaient transitoires. Quand la monnaie dépréciée avait perdu tout pouvoir d’achat, comme les assignats à la fin de la Révolution française, elle était retirée de la circulation et remplacée par une autre. Sans doute, les rentiers étaient ruinés ; mais les plaintes des rentiers appauvris n’ayant jamais intéressé personne, leurs lamentations restaient sans échos. Des couches sociales nouvelles prenaient leur place et le monde continuait sa marche.


Les choses sont bien autrement compliquées, aujourd’hui. Des peuples privés de leur monnaie habituelle comme les Allemands, continuent à vivre sans gêne et même à prospérer. D’autres pays, les États-Unis, par exemple, malgré un énorme excédent de monnaie métallique, se trouvent entravés dans leur commerce au point que des classes entières de citoyens y côtoient la misère.

Ces phénomènes, si singuliers en apparence, s’éclaircissent dès qu’on cesse de confondre la richesse réelle avec l’ombre de la richesse. On constate alors, comme je l’ai déjà répété plusieurs fois, que les monnaies d’or et d’argent sont des marchandises susceptibles d’être remplacées par d’autres marchandises.

L’or, l’argent, le fer, la laine, le coton, pouvant se substituer l’un à l’autre, comme nous l’avons vu en étudiant les sources réelles de la richesse, il importe peu qu’un pays ait perdu sa monnaie métallique, s’il peut lui substituer une autre monnaie d’échange : le blé ou la houille, par exemple.

La seule supériorité des monnaies d’or ou d’argent est d’être échangeables dans tous les pays, alors que les marchandises non métalliques sont acceptées seulement par les peuples qui en ont besoin.


Des raisons diverses et trop connues pour qu’il soit nécessaire de les rappeler ici ont, depuis la guerre, conduit plusieurs nations à créer une monnaie artificielle constituée par des billets de banque qui, n’étant pas remboursables à volonté, représentent simplement des titres d’emprunt sans date de remboursement. Cette ombre de monnaie n’offre qu’une ombre de garantie : la confiance du créancier à l’égard de l’emprunteur. Une telle confiance se réduit naturellement avec les années et se rapproche progressivement de zéro, comme nous le voyons aujourd’hui pour l’Allemagne. Si le zéro ne s’y trouve pas encore atteint, c’est que la valeur du billet, si réduite qu’elle puisse être, représente encore une ombre d’espérance.


Toutes ces dissertations sur la nature réelle de la monnaie ne peuvent influencer l’esprit qu’à la condition d’être appuyées sur des faits.

Or, ces faits sont catégoriques puisqu’ils montrent, comme on le rappelait plus haut, que des pays regorgeant d’or peuvent être très gênés, alors que d’autres n’en possédant plus du tout possèdent une situation prospère.

En ce qui concerne le premier cas, richesse d’or en réserve, l’exemple des États-Unis prouve bien que l’or n’est pas la vraie richesse ou du moins ne constitue une richesse que s’il peut circuler et devenir ainsi une marchandise d’échanges.

Mais en raison de l’appauvrissement général, une foule de matières n’ont plus d’acheteurs. Il s’en trouve d’autant moins que l’élévation énorme des changes a triplé le prix des marchandises pour les acheteurs d’objets provenant de l’Angleterre et de l’Amérique, sans, d’ailleurs, que les vendeurs retirent aucun profit de cette majoration.

Sans doute les Américains pourraient consacrer tout leur or à l’achat extérieur de marchandises, mais alors leur provision de ce métal serait vite épuisée. N’étant pas renouvelée, puisqu’on leur achète de moins en moins, ils seraient bientôt eux aussi dépourvus de monnaie métallique.


Par son inflation illimitée l’Allemagne s’est évidemment privée d’un précieux moyen d’échange, mais comme elle en possède d’autres, son état général est resté prospère. Jamais en effet elle n’a autant construit de navires et d’usines qu’aujourd’hui. Jamais ses usines, dont aucune ne fut atteinte par la guerre, ne se montrèrent plus florissantes. Leurs produits, fabriqués à bas prix, inondent le monde. La marine allemande se reconstitue rapidement et nous aura bientôt dépassés. En 1922, le trafic du port de Hambourg était supérieur à son trafic d’avant-guerre.

Cette indubitable prospérité est, en partie, la conséquence de théories financières contraires assurément aux vieux enseignements des économistes, mais dont voici les résultats : 1o enrichir l’industrie de l’Allemagne ; 2o lui permettre d’éviter le paiement de la majeure partie de ses dettes de guerre.

Tous les économistes savaient depuis longtemps que l’inflation du papier-monnaie entraîne vite sa dépréciation totale ; mais ce qu’ils n’avaient pas vu, et ce que perçurent les Allemands, c’est que, si cette inflation conduit à la ruine, elle peut, chez un peuple industriel et pendant un temps assez long, constituer une richesse assurément fictive, mais convertible en valeurs réelles nullement fictives.

C’est grâce, justement, à cette richesse fictive créée par l’impression illimitée de papier-monnaie, que l’Allemagne réussit, pendant quatre ans, à construire des chemins de fer, des usines, des vaisseaux, et acheter les matières premières nécessaires à son industrie. Toutes les marchandises qu’elle exportait — et dont la fabrication fut payée aux ouvriers avec du papier — étaient livrées à l’étranger contre des dollars américains ou des livres anglaises.

L’opération revenait donc, en réalité, à échanger contre de l’or ou de l’argent du papier n’ayant d’autre valeur réelle que le coût de son impression.

Des opérations aussi artificielles ne pouvaient naturellement se prolonger ; mais, pendant qu’elles durèrent, l’Allemagne put donner à sa navigation, à ses usines, à son commerce un essor considérable.

Il serait inutile d’insister ici sur une situation économique qui a donné lieu à tant de discussions. Je me bornerai à faire observer que les opinions formulées plus haut sont également celles de toutes les personnes ayant visité récemment l’Allemagne, notamment du professeur Blondel qui a fait une étude particulière de la question. Il fait voir comment a été reconstituée une Allemagne économique hors d’une Allemagne officielle ruinée.

Dans son travail l’auteur montre que les grands Cartels des industries chimiques, sucrières, électriques, etc., donnent des dividendes dépassant souvent 50 p. 100 et il ajoute :

« Comment s’y prennent donc les Allemands, avec leur change en apparence si mauvais, pour se procurer les matières premières qui leur font défaut ? Le prix de revient des objets manufacturés étant peu élevé, ils vendent ce qu’ils fabriquent dans des conditions qui leur permettent de faire une concurrence victorieuse aux pays où le change est élevé ; mais ils ont soin de ne pas ramener en Allemagne l’argent qu’ils ont gagné ; ils le laissent à l’étranger, investi dans des entreprises d’apparence étrangère qui, en réalité, sont allemandes — et de préférence dans celles de ces entreprises qui peuvent les aider à se procurer les matières premières dont ils ont besoin. Ce système leur permet au point de vue des impôts d’échapper aux lois nouvelles que l’Allemagne a votées. Les fortunes qu’il faudrait pouvoir frapper sont en grande partie à l’étranger. Il y a 14 millions d’Allemands aux États-Unis et avec leur aide les Allemands d’Allemagne ont placé une partie de leur fortune dans le Nouveau-Monde. Il y a des milliers d’Allemands qui sont dans de très bonnes situations sur tous les points importants du globe. Le gouvernement lui-même reconnaît qu’il lui est impossible de contrôler la fortune de ses nationaux ainsi mise en lieu sûr. L’une des principales fautes que nous avons commises en 1918 a été de ne pas comprendre qu’il fallait immédiatement prendre des gages, qu’il fallait organiser immédiatement un contrôle sur la fabrication des usines, sur l’importation et l’exportation. Les Allemands nous montrent aujourd’hui des caisses vides. Ils ont converti leurs marks en dollars, en livres sterlings, en florins hollandais. »

On peut ajouter à ce qui précède qu’une des causes de la situation économique actuelle de l’Allemagne résulte de la destruction systématique par ses armées de la presque totalité des établissements industriels du Nord de la France. Les usines métallurgiques, électriques, mécaniques, les mines, etc., ont été anéanties après que les Allemands se furent emparés de leurs installations. On peut apprécier la grandeur de ces ravages en considérant que la France a déjà dépensé 80 milliards pour reconstruire une partie de ce qui avait été détruit.


L’illustre philosophe Boutroux, auteur d’un livre célèbre publié dans ma Bibliothèque de Philosophie Scientifique et auquel je reprochais ses hésitations à conclure, me répondit :

— La plupart des choses n’impliquent pas de conclusions.

Il voulait dire par là, sans doute, qu’une conclusion représente une fin et que le déroulement des faits ne s’arrêtant pas, conclure définitivement est le plus souvent impossible.

L’heure de donner une conclusion aux pages qui précèdent n’a pas sonné. Les peuples continuent à être conduits par des ombres. Ils s’en dégagent lentement sous l’influence de forces nouvelles devenues les grandes régulatrices du monde.

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