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Le déséquilibre du monde

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CHAPITRE IV
L’ÉVOLUTION DES COLLECTIVITÉS VERS DES FORMES DIVERSES DE DESPOTISME

La dernière grève des chemins de fer belges et les mouvements analogues en France, en Angleterre et dans divers pays sont des indices des nouvelles aspirations populaires.

Plusieurs de ces grèves, en effet, résultèrent non d’une discussion de salaires, mais des prétentions politiques de la classe ouvrière. Les formules nouvelles : la mine aux mineurs, les chemins de fer aux cheminots, la dictature du prolétariat, etc., traduisent nettement les nouvelles conceptions du prolétariat.

Il devient évident, aujourd’hui, que les peuples, et leurs gouvernements aussi, évoluent vers des formes nouvelles de dictature. Collectives en apparence, elles sont toujours individuelles en réalité. Même chez les socialistes les plus avancés, comme les communistes russes, un gouvernement collectif représente simplement, il faut le rappeler, la dictature de quelques meneurs.

Ces despotismes, les multitudes les acceptent toujours aisément parce qu’elles n’ont jamais en réalité compris d’autres formes de gouvernement. Leurs chefs de syndicats, par exemple, sont de petits potentats aussi facilement obéis que les anciens despotes asiatiques. Les serviteurs de ces despotes modernes ont l’illusion d’être des maîtres et une telle illusion leur suffit.


Donc, aujourd’hui, l’ouvrier aspire non seulement à une élévation constante des salaires, mais surtout au renversement de la société dite capitaliste, que remplacerait une dictature à son profit.

Les classes ouvrières croient aussi pouvoir établir une paix universelle en rapprochant les travailleurs de tous les pays. Mais dans leur rêve elles oublient que d’après les constants enseignements de l’Histoire, les gouvernements populaires furent toujours plus belliqueux que les gouvernements monarchiques.

L’internationalisme superficiel des classes ouvrières se heurte, d’ailleurs, à un développement nouveau du nationalisme dans tous les pays. Séparés par leurs haines et leurs intérêts, les peuples s’entourent de barrières douanières ou militaires chaque jour plus hautes. Dans la devise républicaine toujours inscrite sur nos murs, la fraternité figure encore. Elle a depuis longtemps disparu des cœurs !


Les causes des nouvelles aspirations populaires sont variées. Ne pouvant les étudier toutes ici, je me bornerai à remarquer qu’elles ont été fortifiées par la totale impuissance des gouvernants, d’abord à empêcher une guerre désastreuse, puis à obtenir une paix capable d’éviter de nouveaux conflits.

Un gouvernement, quel qu’il soit, ne se maintient que par le prestige qu’engendre le succès. Il s’affaiblit puis disparaît quand s’évanouit son prestige.

Le prestige disparaît sous des influences diverses, notamment une défaite militaire. Sa chute peut alors être instantanée. Ce fut justement le cas de l’Empire en France, après Sedan, du tsarisme en Russie, après ses défaites, de toutes les monarchies allemandes après le désastre germanique.

Pareil phénomène est assez naturel. On comprend que les catastrophes dont un peuple est victime l’amènent à se révolter contre les gouvernants qui ne surent pas les empêcher.

Le gouvernement vainqueur voit au contraire croître son prestige, pourvu que sa victoire soit bien réelle.

Or, si notre victoire fut très réelle, ses conséquences ne se montrent pas brillantes. La France victorieuse est plus appauvrie que l’Allemagne, qui ne fut jamais ravagée. Elle n’a obtenu aucune indemnité et se trouve obligée d’exécuter elle-même des réparations, dont la valeur s’élève déjà à 80 milliards.

Les Allemands éclairés reconnaissent eux-mêmes que leur situation est financièrement meilleure que celle de la France.

« Au point de vue financier, écrit l’Allemand Parvus, notre situation n’est pas plus mauvaise, elle est plutôt meilleure que celle des États victorieux. Ces derniers nous ont imposé des contributions énormes, mais ils se sont aussi imposé à eux-mêmes des armements énormes. Les contributions qu’on nous a imposées sont tout de même limitées, tandis que les armements ne connaissent pas de limites et ont tendance à s’étendre toujours davantage. En outre, nous économisons au moins 500.000 hommes par an, qui, au lieu d’être dans les casernes, sont employés dans l’industrie, où ils peuvent créer annuellement au moins 2 milliards de marks-or de valeurs nouvelles. »

Abandonnée par l’Amérique d’abord, par l’Angleterre ensuite, la France sent davantage chaque jour isolement et les dangers qui en résultent, notamment son celui d’une nouvelle invasion.

Sa situation à l’égard de ses anciens alliés n’est pas non plus satisfaisante. Un écrivain anglais, qui ne compte cependant pas parmi nos amis, M. Keynes, le constate dans les termes suivants :

« La France, bien que victorieuse, doit payer à ses alliés plus de quatre fois l’indemnité que, vaincue en 1870, elle paya à l’Allemagne. La main de Bismarck fut légère pour elle en face de la main de ses alliés. »


Le mécontentement général est donc assez justifié et contribue aux aspirations dictatoriales de la classe ouvrière. On remarquera pourtant que cette classe, dont les réclamations sont si bruyantes, n’a nullement souffert financièrement de la guerre.

Elle a vu au contraire sa situation très améliorée alors que l’ancienne bourgeoisie a au contraire beaucoup périclité. Quelques chiffres suffiront à le montrer.

L’ouvrier et l’employé gagnent quatre ou cinq fois plus aujourd’hui qu’avant la guerre, alors que les carrières libérales ont vu leurs revenus s’élever à peine d’un tiers. Certains ouvriers de choix comme les correcteurs d’imprimerie par exemple, arrivent à gagner plus de quarante francs par jour.

Pour les rentiers de l’État, du commerce ou de l’industrie, la situation est devenue tout à fait précaire. Supposons un de ces rentiers qui, après une vie active de travail manuel ou intellectuel, se soit, vers sa soixantième année, retiré avec six mille francs de rente, pour ne parler que des plus fortunés. Dans l’espoir d’être sûr du lendemain, il a placé son capital en rentes sur l’État, ou en obligations de chemins de fer, etc.

De ces valeurs dites « de tout repos », il continue à toucher les mêmes revenus ; mais comme la monnaie fiduciaire avec laquelle il est payé a perdu les deux tiers de son pouvoir d’achat, c’est exactement comme si on lui avait retiré les deux tiers de son revenu. Ses six mille francs de rentes sont donc, en réalité, tombés à deux mille.

L’ouvrier ignore de telles réductions. Son salaire s’élève presque automatiquement dès que s’abaisse le pouvoir d’achat de la monnaie avec laquelle il est payé.


Ces considérations nous ont éloigné du sujet fondamental de ce chapitre : l’évolution des pouvoirs politiques vers des formes diverses de dictature.

Après avoir indiqué cette évolution dans les classes populaires, il nous reste à la constater dans la classe politique chargée du gouvernement des nations.

Cette évolution a été précédée d’une désagrégation complète des anciens partis politiques. Ils ont tous pris cet aspect de vétusté qui annonce la fin des choses.

Radicaux, socialistes unifiés, royalistes, communistes même et bien d’autres, parlent une langue usée n’ayant plus d’écho dans les âmes.

Les questions qui passionnaient hier et qu’ils voudraient faire revivre ne provoquent plus que l’indifférence devant les réalités de l’heure présente. Qui s’intéresse, maintenant, à des sujets tels que la lutte contre le cléricalisme, la laïcisation des hôpitaux et des écoles, l’expulsion des congrégations, la séparation de l’Église et de l’État, etc. ?

Les vieux partis politiques des autres peuples subissent la même décadence. L’ancienne politique anglaise, par exemple, se montre de plus en plus impossible aujourd’hui. Que deviennent les doctrines « sur le splendide isolement », la prétention de régner sur les mers, de dominer l’Orient ? etc.

Mais les idées et les dieux ne périssent pas en un jour. Avant de descendre au sépulcre, ils luttent longtemps.

Et c’est pourquoi nous voyons dans tous les pays les vieux partis essayer de reconquérir du prestige en superposant à leurs vieilles doctrines des idées nouvelles, les plus extrêmes surtout.


Pendant que les partis politiques discutent, les gouvernements sont obligés d’agir. Devant la lenteur et l’impuissance des collectivités tous les premiers ministres des divers pays sont progressivement devenus de véritables potentats. Les autres ministres, jadis leurs égaux, ne représentent plus que des subordonnés exécutant simplement les ordres du maître.

Ce pouvoir absolu, né pendant la guerre, ne diffère essentiellement des anciennes autocraties que sur un seul point. L’autocrate de jadis ne pouvait être renversé que par une révolution, alors que l’autocrate moderne peut l’être par un vote. Ainsi M. Lloyd George, après avoir gouverné dictatorialement l’Angleterre et un peu aussi l’Europe pendant plusieurs années, fut-il renversé par un simple vote, à la suite de sa désastreuse politique en Orient.

Jusqu’ici, les premiers ministres se sont inclinés devant les votes des Parlements qui les renversaient. Mais une évolution nouvelle, déjà commencée en Italie, se dessine maintenant. Le dédain pour les votes parlementaires du premier ministre, issu du triomphe du fascisme, semble indiquer que le renversement des ministres ne sera pas toujours aussi facile qu’actuellement.


Les intérêts des peuples sont tellement enchevêtrés que l’absolutisme, qui grandit à l’intérieur des pays, diminue de plus en plus au contraire à l’extérieur. Pour les questions d’intérêts communs, il a fallu recourir à des ébauches de gouvernements collectifs : congrès, conférences, délégations, Société des Nations, etc. Ils se multiplient chaque jour, sans, d’ailleurs, que les résultats obtenus soient devenus bien efficaces.

Le plus célèbre de ces pouvoirs collectifs est la Société des Nations dont nous parlerons en détail bientôt. Son influence actuelle est à peu près nulle, mais il est bien visible que le jour où elle posséderait une autorité réelle, c’est-à-dire le moyen de faire respecter ses décisions, le monde se trouverait régi par un super-gouvernement absolu.

C’est parce qu’ils ont nettement perçu cette évidence, échappée aux hommes d’État européens, que les États-Unis ont, je l’ai fait remarquer déjà, énergiquement refusé de faire partie de la Société des Nations. Il leur semblait inadmissible qu’un grand peuple pût être forcé d’obéir aux décisions d’une collectivité étrangère.


De toutes les formes de despotisme dont le monde est menacé, la plus intolérable serait sûrement celle du socialisme triomphant. Il ferait peser sur les pays tombés sous ses lois une misère sans espoir.

Après avoir ruiné la Russie et ravagé pendant quelques mois l’Allemagne et la Hongrie, il menaçait la vie sociale de l’Italie qui s’en débarrassa par le violent mouvement de réaction du fascisme.

La France est, heureusement, un des pays le moins exposé à la réalisation des doctrines socialistes, grâce à la classe agricole, qui forme la partie stable de sa population.

Le paysan français est devenu le principal détenteur de la vraie richesse. Peu lui importe que le franc perde les deux tiers de son pouvoir d’achat, ou davantage. Ses produits agricoles : blé, sucre, bétail, etc., constituent une monnaie d’échange dont la valeur ne baisse pas, et que l’avilissement du papier-monnaie ne saurait toucher.

La classe rurale s’est enrichie beaucoup pendant la guerre et ne demande qu’à conserver la terre acquise. Elle n’a besoin de personne, et tout le monde a besoin d’elle.

Cette classe est restée durant la paix, comme elle le fut, au cours de la guerre, la véritable armature de sociétés agitées par des ambitieux avides et des hallucinés chimériques. Elle constitue un des noyaux de résistance aux dictatures populaires qui ont déjà causé tant de ravages en Europe.

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