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Le déséquilibre du monde

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CHAPITRE V
LES CAUSES DE LA VIE CHÈRE

Pour l’imagination populaire, les événements dérivent toujours d’une seule cause. Peu importe que cette cause soit réelle, il suffit qu’elle soit simple. L’enchaînement compliqué des phénomènes n’est pas accessible aux collectivités et pas davantage d’ailleurs aux législateurs conduits par des sentiments collectifs.

Les idées simples poussent les multitudes à exiger des solutions rudimentaires aux problèmes les plus difficiles. Le prix des marchandises ou des loyers vient-il à augmenter, quoi de plus facile en apparence que d’y remédier par une taxation. Des expériences multiples ont montré que le but atteint était exactement contraire à l’espérance poursuivie, mais l’expérience figure bien rarement parmi les éléments de persuasion des peuples.

Pour qu’une idée simple soit écoutée, il suffit qu’elle soit chargée d’espérances.

Dans les pays où l’opinion règne sans contrepoids, les idées simples, quelle que soit leur fausseté, acquièrent vite une force telle que les gouvernements sont impuissants à les dominer. Il en résulte pour eux une très grande faiblesse et, par voie de conséquence, des changements de conduite incessants.


Une brève étude du problème de la vie chère permettra d’illustrer les propositions qui précèdent sur le danger des idées simples.

Pour l’esprit populaire, et même pour quelques esprits un peu cultivés, la vie chère a des causes simples, telles que par exemple l’avidité des intermédiaires. Cette persuasion fut si enracinée à un certain moment que pour obliger le gouvernement à sévir contre les marchands, la Confédération générale du travail décréta une grève générale.

Or, ce problème, si facile à résoudre pour les esprits peu réfléchis est, au contraire, d’une complication excessive. On en jugera par l’énumération qui va suivre de ses principales causes.

1o Influence des exigences du producteur. — L’élévation des salaires et des bénéfices commerciaux pendant la guerre a notablement accru les moyens d’achat de beaucoup de consommateurs, alors que la production diminuait. En raison de l’indestructible loi de l’offre et de la demande, les commerçants profitèrent de l’accroissement des ressources de leurs clients pour élever le prix des marchandises.

Supposons, pour fixer les idées par un exemple très clair que, sur le marché hebdomadaire d’une île protégée de toute introduction étrangère par des barrières douanières prohibitives, arrivent chaque semaine cent lapins, et qu’il se présente deux cents acheteurs.

L’inéluctable loi de l’offre et de la demande précédemment rappelée fera monter le prix des lapins constituant l’offre jusqu’à ce que 100 des demandeurs soient éliminés par insuffisance de ressources.

Irrités de ce déboire, les 100 éliminés se mettent en grève pour obtenir de leurs patrons un accroissement de salaire leur permettant, à eux aussi, d’acheter un lapin.

Ayant conquis l’augmentation réclamée, ils retournent au prochain marché dans l’espoir d’obtenir le lapin convoité. Mais comme il faut toujours que 100 acheteurs soient éliminés, puisque chaque marché ne reçoit que cent lapins, le prix monte encore et atteint un niveau assez élevé pour que cent acheteurs seulement puissent obtenir l’animal convoité. Ce résultat restera invariablement le même, si élevé que soit le salaire des aspirants à la propriété d’un lapin.

Quand, par suite de la concurrence que se font les acheteurs, le prix du lapin devient extravagant, le public s’indigne et sollicite l’intervention du gouvernement.

Peu familiarisé avec les lois de l’offre et de la demande, celui-ci taxe à un maximum le prix de vente du lapin.

Le résultat est immédiat et, d’ailleurs, exactement contraire au but poursuivi. Sitôt la taxe promulguée, les cent lapins hebdomadaires disparaissent de l’étalage pour passer dans l’arrière-boutique où ils sont vendus plus cher encore, en raison des risques de poursuites auxquels le marchand s’expose.

Cet apologue n’est pas du tout aussi imaginaire qu’on pourrait le croire. Il synthétise des faits répétés des milliers de fois depuis les débuts de la guerre et qui n’ont, du reste, instruit personne. Les lois récentes sur les spéculations illicites, sur les loyers, etc., montrent l’incompréhension tout à fait totale de nos législateurs devant certains phénomènes économiques.

La loi de huit heures. — Alors que la production était insuffisante partout et qu’il eût fallu l’augmenter, les socialistes firent voter la loi interdisant d’employer les ouvriers plus de huit heures par jour. Ses résultats les plus directs furent d’accroître, notablement le prix de la vie et d’enrichir les marchands de vin.

Cette désastreuse loi eut d’autres conséquences encore. Les chemins de fer et les navires étant obligés de doubler leur personnel, le prix des transports se trouva énormément augmenté. L’augmentation devint telle que, sous peine de voir notre commerce maritime totalement anéanti par la concurrence étrangère, la loi de huit heures dut être supprimée pour la navigation.

Progrès de l’Étatisme et désorganisation administrative. — Sous la poussée socialiste, l’extension de l’Étatisme et les complications bureaucratiques qu’il entraîne ont nécessité de colossales dépenses ; d’où création forcée d’impôts nouveaux, et, par voie de conséquence, nouvelle élévation du prix de la vie.

La moindre mesure ne peut être prise, dans notre pays, sans le concours d’innombrables agents appartenant à divers ministères indépendants et qui ne s’entendent jamais. Si, comme nous l’avons relaté d’après un rapport présenté à la Chambre des députés, des bateaux étatisés partaient vides de Bizerte pour la France, alors qu’à côté d’eux pourrissaient des montagnes de céréales, c’était simplement parce que les agents qui donnaient aux bateaux l’ordre de partir n’avaient aucune relation avec ceux qui auraient pu donner l’ordre de les charger.

« Ni unité de conduite, ni coordination des organes, écrit M. G. Bourdon : les Ministères, les services se chevauchent, s’entremêlent, s’entrechoquent, se paralysent. A la tête, des hommes bien intentionnés, mais jetés dans une organisation sans cohérence, aux prises avec des rivalités de services concurrents, desservis par des agents tiraillés en sens contraires ; des instructions qui se déforment dans la cascade des hiérarchies ; des ordres rapportés par des contre-ordres, contrebattus à leur tour par des autorités divergentes ; des circulaires qui se superposent en se contredisant, et que les intéressés ne prennent même plus la peine de lire. Nous en sommes encore à chercher les secrets de l’organisation. »

Malgré les plus manifestes évidences, nous persistons dans nos méthodes. La gestion étatiste conduira fatalement à la ruine tous les pays ne sachant pas s’y soustraire.

Dans un travail fort documenté, M. le sénateur Gaston Japy donnait à ce sujet les chiffres suivants, fort démonstratifs.

En 1922, le déficit des Chemins de fer de l’État était de 430 millions. L’exploitation de la flotte commerciale étatiste coûtait 300 millions. La régie des tabacs rapporte au Trésor environ trois fois moins que les impôts sur le tabac en Angleterre, pays dans lequel l’administration ne s’occupe pas de fabriquer.

L’inflation fiduciaire et l’élévation des salaires. — La multiplication excessive des billets à cours forcé, dont nous avons plus haut étudié la genèse, entraîne des conséquences diverses que j’aurai plusieurs fois occasion d’examiner dans cet ouvrage. Je ne parlerai ici que de son influence sur l’augmentation du coût de la vie.

Un des premiers effets de cette inflation fut de permettre d’élever énormément les traitements des fonctionnaires, des employés de chemin de fer[5] et de tous les ouvriers.

[5] De 1.800 francs avant la guerre un homme d’équipe est passé à 6.000 francs avec 2 mois de congé par an, 8 heures de travail par jour et une retraite à 55 ans. Les dépenses annuelles des Compagnies pour le personnel ont passé de 750 millions à 3 milliards. Il en résulte que le déficit des Compagnies atteint aujourd’hui près de 4 milliards et, d’après les prévisions, sera bientôt augmenté d’environ 2 milliards. C’est une véritable course à la ruine.

Il en résulta pour eux la possibilité d’accroître leurs dépenses alors qu’il eût fallu les restreindre, puisque la production était insuffisante.

Les progrès de l’inflation fiduciaire réduisirent très rapidement la confiance en notre billet de banque à l’étranger. En Angleterre, en Amérique et en Suisse, le franc n’est plus accepté que pour le tiers environ de sa valeur.

Conséquences de la vie chère. — Les conséquences de la vie chère sont trop nombreuses pour être énumérées ici. Quelques-unes sont lointaines, telles que la réduction de la natalité ; d’autres, comme la diminution de qualité d’un grand nombre d’objets fabriqués, sont immédiates.

Les prix de revient des produits de bonne qualité étant très élevés et les ressources de beaucoup d’acheteurs limitées, — car les nouveaux riches sont entourés d’une légion de nouveaux pauvres formée des débris de l’ancienne bourgeoisie, — il a bien fallu, pour abaisser les prix de vente, réduire notablement la qualité des objets. Qu’il s’agisse de vêtements ou d’articles d’ameublement, cette diminution de la qualité est telle que leur exportation deviendra bientôt impossible.

Valeur des moyens proposés pour remédier à la vie chère. — La totale impuissance des moyens essayés pour remédier à la vie chère, prouvent suffisamment à quel point sont méconnues certaines lois économiques fondamentales. Nos législateurs peuvent constater chaque jour que les lois réglant le déroulement des choses, dominent toutes leurs volontés.

Les remèdes législatifs tentés contre la vie chère furent les suivants : 1o Élévation des salaires ; 2o Taxation des marchandises ; 3o Promulgation de pénalités sévères contre les spéculateurs et les marchands.

Tous ces remèdes à la vie chère n’ont fait que la rendre un peu plus chère encore. Il est facile d’expliquer pourquoi.

En ce qui concerne l’élévation des salaires, j’ai montré plus haut que cette élévation, quelle qu’en puisse être le taux, n’avait d’autre résultat que d’augmenter encore le prix des marchandises. L’expérience a trop nettement vérifié cette assertion pour qu’il soit nécessaire d’y insister.

Les taxations auxquelles des législateurs, en vérité bien peu éclairés, reviennent inlassablement, ont la même influence que l’accroissement des salaires sur le coût de la vie. Ils en élèvent le prix et ne le réduisent jamais.

Si l’expérience, et non les exigences d’une opinion aveugle, avait guidé nos législateurs, ils se seraient souvenus que la Convention, après avoir essayé, elle aussi, de taxer les marchandises, finit par y renoncer et proclama publiquement son erreur.

Le troisième moyen pour remédier à la vie chère, c’est-à-dire les pénalités sévères contre les marchands vendant trop cher, a été plus illusoire encore que les précédents. Il se heurtait, en effet, comme je l’ai montré plus haut, par un exemple précis, à l’éternelle loi de l’offre et de la demande qui toujours fixa le prix des choses en dehors de l’intervention des législateurs.

En fait, toutes les lois imaginées contre « les mercantis » n’ont jamais fait baisser d’un centime le prix d’une denrée quelconque pendant ou après la guerre. Pour obéir en apparence aux règlements, les marchands mettaient en vente une faible quantité de produits au prix taxé. Elle était distribuée aux acquéreurs par petites portions, après des heures de stationnement devant les boutiques. La plus grande partie de la marchandise se trouvait livrée clandestinement ensuite aux clients consentant à la payer un prix plus élevé.

Quant aux lois nouvelles, notamment celles relatives aux taxations de loyers, leurs conséquences immédiates furent de raréfier encore la construction des immeubles, au moment où la crise des loyers s’accroissait tous les jours. Les promoteurs de ces mesures ont fait preuve d’un aveuglement vraiment inconcevable. Il faudra bien les abroger après de ruineux essais, quand on constatera, par exemple, que personne ne consentira plus à bâtir des maisons. Ayant montré combien étaient illusoires les remèdes proposés jusqu’ici contre la vie chère, il nous reste à chercher s’il n’en existerait pas d’autres plus efficaces.

On n’en peut guère citer que trois : 1o les associations coopératives de consommateurs ; 2o la suppression des taxes douanières ; 3o l’accroissement de la production.

L’efficacité des deux premiers moyens est immédiate, mais faible. Celle du troisième est lointaine, mais considérable. C’est même la seule sur laquelle on puisse sérieusement compter. Il est facile de le montrer sans qu’il soit besoin de longs développements.

Des associations coopératives, inutile de beaucoup parler, puisqu’elles ont toujours médiocrement réussi en France. Elles pourraient, mais en théorie seulement, faire bénéficier le public de l’écart énorme, moitié, généralement, depuis la guerre, existant entre le prix donné au producteur et celui payé par le consommateur. L’esprit de solidarité et d’organisation nécessaire à la réalisation des entreprises coopératives, manque en France malheureusement.

La facilité des importations qui résulterait d’une suppression de taxations douanières prohibitives serait un moyen meilleur que le précédent de réduire dans une notable mesure le prix de la vie, mais la puissance des grands producteurs sur le Parlement est telle que nous sommes condamnés pour longtemps à un régime protectionniste excessif.

Nos gouvernants, qui semblent parfois hantés par la crainte de l’invasion des produits allemands sont en ceci victimes d’une illusion économique, à laquelle les Anglais, les Américains et les Italiens ont su se soustraire. En y réfléchissant un peu ils découvriront sûrement que si les Allemands arrivent à fabriquer de bonnes marchandises à des prix avantageux, elles se répandront sur notre marché, quelles que soient les barrières imaginées. D’abord achetées très au-dessous de leur valeur, grâce au cours du change, par l’Angleterre, la Belgique, la Suisse, etc., elles nous reviennent ensuite fortement majorées par les divers pays avec lesquels nous sommes bien obligés de faire du commerce, à moins de nous entourer d’une Muraille de Chine qui entraînerait une ruine définitive.

Les importations sans exportations compensatrices ne constituent d’ailleurs, je l’ai fait remarquer déjà, qu’une opération transitoire puisque les marchandises ne se paient en définitive qu’avec des marchandises. Sans doute, le crédit permet de remplacer ces dernières par du papier, c’est-à-dire par des promesses, mais un tel mécanisme ne peut se prolonger longtemps. L’importation sans exportation n’est qu’une forme d’emprunt et un peuple ne saurait vivre en empruntant toujours.

Pour réparer nos ruines, payer nos dettes, et diminuer le coût de la vie, il ne reste qu’un seul des moyens énumérés plus haut, intensifier énormément et à des prix rendant l’exportation possible notre production, la production agricole surtout.

La formule est d’un énoncé facile : il faudrait un volume pour bien montrer non seulement son importance, mais aussi les difficultés de sa réalisation.

Bien que la France soit un pays surtout agricole, son agriculture reste si mal exploitée qu’elle est obligée d’importer, pour des sommes énormes, du blé, du sucre, des fruits, des pommes de terre, etc.

Nos colonies ne sont pas mieux exploitées. Avant la guerre elles étaient commercialement dans les mains d’étrangers. Le Journal de Genève insistait récemment sur la grandeur de notre empire colonial et sur notre prodigieuse incapacité à l’utiliser. « C’était l’étranger, disait-il, qui tirait parti des colonies françaises. La France abandonnait à ses rivaux plus de la moitié du commerce, comme en Tunisie, souvent même plus des trois quarts. En Indochine, elle ne tirait parti que du tiers des entrées et du cinquième des sorties. »

Toutes ces choses et bien d’autres du même ordre devront être dites, redites et répétées sans trêve. D’un labeur obstiné, intelligemment orienté, dépend notre avenir. Le travail bien dirigé, c’est l’assurance d’une destinée prospère. L’indolence, l’incapacité et les querelles de partis, c’est la décadence où sombrèrent tous les peuples qui ne surent pas s’adapter aux nécessités nouvelles que les événements faisaient surgir.

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