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Le déséquilibre du monde

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LIVRE VI
COMMENT SE RÉFORME LA MENTALITÉ D’UN PEUPLE

CHAPITRE PREMIER
LES IDÉES AMÉRICAINES SUR L’ÉDUCATION

Lorsque le 27 mai 1905 la grande flotte de l’Empire russe se trouva totalement anéantie, en quelques heures, à Toushima par les cuirassés japonais, la stupeur fut grande dans le monde. Il devenait brusquement évident, en effet, que contrairement à toutes les idées reçues, l’infime Japon à peine connu depuis un demi-siècle, était devenu une grande puissance. On le vit mieux encore en apprenant que dans toutes les batailles livrées au Japon, les Russes, bien que toujours fort supérieurs en nombre, avaient été invariablement vaincus.

A une question sur les causes de cette supériorité que je posai alors à l’ambassadeur du Japon à Paris, M. Motono, l’éminent homme d’État me répondit :

« Le développement actuel du Japon tient surtout à l’éducation qu’il sut choisir quand une révolution le fit récemment sortir du régime féodal. Cette éducation intelligemment choisie fut orientée de façon à développer aussi les qualités de caractère léguées par nos aïeux. »

Pendant la même période, d’un demi-siècle à peine, l’Allemagne avait réussi à se placer, au point de vue scientifique et industriel, à la tête des Nations. Cette supériorité, elle l’obtint également grâce à des méthodes d’enseignement fort différentes des nôtres et grâce aussi d’après la déclaration d’un de ses Ministres aux qualités d’ordre et de discipline inculqués par son régime militaire.


Les chapitres qui précèdent ont montré à quel point la guerre avait déséquilibré la vie des peuples.

Ce déséquilibre, nous l’avons rencontré partout : déséquilibre politique, déséquilibre économique, déséquilibre financier, déséquilibre des pensées.

Le monde détruit est à refaire, mais ils ne sont pas nombreux, les moyens de le reconstruire.

Compter sur les institutions politiques serait tout à fait chimérique. Étant des effets et non des causes, elles suivent l’état mental d’un peuple, mais ne le précèdent pas.

Les influences capables de modifier l’âme d’une nation, notamment celle des générations assez jeunes pour que leurs idées n’aient pas encore été fixées dans un moule définitif se ramènent, en dehors des religions dont l’influence n’est possible qu’aux siècles de foi, à ces deux moyens : L’Éducation et le régime militaire.

Bien des années se sont écoulées depuis que j’inscrivais comme épigraphe sur un de mes ouvrages : le choix d’un système d’éducation est beaucoup plus important pour un peuple que le choix de son gouvernement.

Les erreurs en matière d’éducation sont devenues fort dangereuses.

A l’époque où l’industrie n’était pas née, où les forces de l’économie politique n’avaient pas surgi, où les hommes trouvaient dès leur naissance une ligne d’existence toute tracée et où l’éducation ne représentait qu’un luxe sans grande importance, son action restait un peu secondaire.

Actuellement, la valeur d’un individu dépend en grande partie de l’éducation qu’il a reçue. On ne s’étonnera donc pas qu’ayant déjà traité ce sujet dans plusieurs ouvrages, j’y revienne encore.


J’ai beaucoup regretté la mort de Théodore Roosevelt qui fut un des plus remarquables présidents des États-Unis.

Je ne l’ai pas regretté seulement parce qu’il fut toujours un grand ami de la France, mais aussi parce que je comptais sur son concours pour rendre à mon pays un important service.

J’étais, depuis longtemps déjà, connu du célèbre homme d’État par mes livres. Je n’eus occasion de le rencontrer que deux mois avant la guerre, à un déjeuner qui lui était offert par mon éminent ami, Hanotaux, ancien ministre des Affaires étrangères. M. Roosevelt avait désigné lui-même les convives qu’il désirait voir à ses côtés.

Pendant le repas, l’ancien président fut, à la fois, étincelant et profond. Sa logique ferme et précise arrivait vite au nœud de chaque question.

Après avoir parlé du rôle des idées dans l’orientation des grands conducteurs de peuples, Roosevelt, fixant sur moi son pénétrant regard, me dit d’une voix grave :

— Il est un petit livre qui ne m’a jamais quitté dans tous mes voyages et qui resta toujours sur ma table pendant ma présidence. Ce livre est votre volume : Lois Psychologiques de l’Évolution des Peuples.

Le président expliqua longuement, ensuite, les enseignements que, suivant lui, cet ouvrage contenait.

Je m’inclinais, très charmé, assurément, mais un peu étonné que les vues d’un modeste philosophe pussent avoir un aussi lointain rayonnement. Sans doute les hommes de pensée sont les inspirateurs des hommes d’action, mais les seconds reconnaissent rarement l’influence des premiers.

Dès ce moment, naquit dans mon esprit un projet auquel l’illustre président voulut bien s’associer, mais que sa mort interrompit. Si j’en parle dans ce chapitre, c’est dans l’espoir qu’il tombera sous les yeux d’un de ses compatriotes assez influent pour en provoquer la réalisation.


On sait, par les innombrables écrits publiés depuis longtemps, combien est lamentablement inférieur notre système d’éducation classique.

Tous les efforts tentés pour le modifier ont complètement échoué. Cet enseignement reste ce qu’il était jadis : purement livresque et n’exerçant que la mémoire. Il en résulte, comme l’avait déjà fait observer Taine, que les connaissances ainsi acquises se trouvent oubliées six mois après l’examen.

Notre antique système pouvait être suffisant aux époques qui demandaient surtout des juristes et des orateurs. L’évolution actuelle du monde l’a rendu funeste. Nous sommes d’ailleurs, avec les Espagnols et les Russes, à peu près les seuls peuples de l’univers l’ayant conservé.

Changer de nous-mêmes nos méthodes semble impossible puisque toutes les tentatives de réforme ont invariablement échoué.

La raison en est qu’aucun des réformateurs ne comprit que c’étaient les méthodes d’enseignement et non les programmes qu’il fallait transformer. Tous les programmes sont bons. La façon dont ils sont appliqués détermine leur valeur.

On saisit nettement les causes de l’incompréhension des maîtres de notre Université, en parcourant leurs déclarations. L’infériorité de notre enseignement y est unanimement signalée, mais les explications qu’en donnent ces savants professeurs prouvent qu’ils n’en ont jamais perçu les vraies causes.

Du haut en bas de l’échelle universitaire, l’incompréhension est la même.

Les professeurs se trouvent seulement d’accord pour reconnaître que nos méthodes d’enseignement sont détestables. Une partie de mon ouvrage : Psychologie de l’Éducation, arrivé aujourd’hui à sa vingt-septième édition, et que le président de l’Académie des Sciences de l’empire russe fit jadis traduire pour servir de guide à l’enseignement en Russie, est consacrée à l’énumération des critiques que formulèrent les universitaires convoqués devant une grande commission d’enquête. Notre éducation classique ne trouva presque aucun défenseur parmi eux.

Une preuve nouvelle de notre inaptitude à changer nous-mêmes nos méthodes me fut donnée lors d’une circonstance relatée dans le livre cité à l’instant, mais qu’il ne sera pas inutile de rappeler ici.

A la suite de la publication de cet ouvrage je reçus la visite d’un illustre savant, M. Léon Labbé, qui me tint à peu près ce langage :

— Étant sénateur, membre de l’Académie des Sciences, membre de l’Académie de Médecine et professeur à la faculté, je possède plusieurs tribunes d’où je puis me faire entendre. La réforme de notre éducation me semble absolument urgente. Voulez-vous me préparer des notes pour un discours que je prononcerai d’abord au Sénat ?

Je réunis immédiatement les notes réclamées. L’éminent savant revint plusieurs fois ; mais ayant consulté en même temps des professeurs qui lui montrèrent l’impossibilité de toute réforme, il reconnut avec tristesse, dans une de ses dernières visites, que pour modifier notre système d’éducation il faudrait changer d’abord l’âme des professeurs, puis celle des parents et enfin celle des élèves. Hercule lui-même eût reculé devant une telle tâche.


La guerre militaire est à peu près terminée, mais une guerre économique va nécessairement la suivre.

Les succès des peuples qui nous avaient dépassés avant le grand conflit étaient dus surtout à un système d’éducation complètement différent du nôtre.

Cette dissemblance paraît particulièrement frappante aux États-Unis. C’est à leur éducation que les Américains doivent le dédain des complications administratives, la rapidité de décision et d’exécution, l’initiative, la méthode, en un mot toutes les qualités manifestées dans les travaux qu’ils exécutèrent en France durant la guerre, et que constatait aisément l’observateur le moins exercé.

L’éducation américaine se préoccupe surtout de créer des habitudes mentales. Peu importe ce que l’élève apprend si sa réflexion, son esprit d’observation, son jugement et sa volonté ont été développés.

Alors que notre enseignement classique cherche uniquement, sans d’ailleurs y réussir beaucoup, à instruire, l’enseignement américain cherche surtout à éduquer. Éducation de l’esprit, éducation du caractère. Tandis que le manuel appris par cœur constitue la base fondamentale de notre enseignement, les universitaires américains ont découvert depuis longtemps qu’une acquisition faite seulement par la mémoire y reste juste le temps nécessaire pour subir un examen.

Les livres sont, pour cette raison, à peu près entièrement éliminés des classes américaines et remplacés par l’étude expérimentale des phénomènes.

On trouvera un long exposé de ces méthodes dans le très remarquable livre du professeur Buyse, écrit à la suite d’une mission en Amérique dont l’avait chargée le gouvernement belge avant la guerre.

Un illustre savant français écrivait, à ce sujet, que « des peuples éduqués avec de pareilles méthodes sont appelés à former une humanité supérieure à la nôtre ». Voici d’ailleurs, un court extrait du volume de Buyse :

« Tout est expérimental dans l’éducation américaine. Les branches d’enseignement les plus abstraites sont présentées sous des formes matérielles et concrètes et nécessitent, pour être assimilées, aussi bien l’habileté des mains que la vivacité de penser.

A nos méthodes passives basées sur la mémoire des mots, les Américains opposent leur méthode active et éducative qui met en œuvre l’effort, la volonté, l’habileté.

Pour eux, les écoles européennes témoignent de la plus grossière méconnaissance de la nature enfantine et humaine. »

Étant bien démontré par des faits répétés qu’on ne peut demander une réforme réelle à des professeurs dont le moule universitaire a depuis longtemps pétrifié l’esprit, il faut rechercher d’autres moyens de transformations. Les trouver devient indispensable pour n’être pas vaincu dans la lutte économique qui va commencer.


Après y avoir longuement réfléchi, il me sembla que la seule possibilité de modifier tout notre système d’enseignement était de fonder en France une Université américaine avec des professeurs exclusivement américains.

Les résultats obtenus auraient vite démontré la valeur de leurs méthodes et la contagion de l’exemple eût obligé peu à peu notre Université à se transformer.

Tel était le projet dont j’espérais la réalisation grâce au concours de M. Roosevelt, lui faisant observer qu’il resterait probablement après la guerre assez de jeunes Américains en France pour alimenter une Université américaine, en attendant que des étudiants français se décidassent à la fréquenter.

L’illustre homme d’État avait accepté ma proposition et me demandait de lui indiquer exactement la marche qu’on pourrait adopter. Sa mort a malheureusement empêché l’exécution de ce projet.

Nos journaux ont ouvert une souscription pour des laboratoires dont les mieux dotés restaient le plus souvent vides. Une souscription faite pour réaliser en France une école du type américain eût été infiniment plus utile.

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