Le déséquilibre du monde
CHAPITRE VI
LE RÔLE POLITIQUE DU PRESTIGE
J’ai déjà insisté sur le rôle du prestige dans la vie des peuples. Il ne sera pas inutile d’y revenir encore.
Les économistes assurent que les guerres deviennent inutiles, puisqu’elles ruinent le vainqueur autant que le vaincu. Il ne faut pas oublier cependant que la victoire reste la grande génératrice du prestige nécessaire à la prospérité des peuples.
Aujourd’hui comme à tous les âges de l’histoire, les hommes ont été gouvernés par le prestige. C’est la guerre avec la Russie qui a élevé le Japon au rang des grandes puissances et c’est la guerre également qui a transféré à l’Angleterre l’hégémonie européenne que possédait jadis l’Allemagne.
La conférence de Lausanne et l’occupation de la Ruhr aussi, constituent d’éclatantes preuves de l’influence que le prestige donne à un peuple. Ces deux événements représentent peut-être, au double point de vue politique et psychologique, les plus importants observés depuis le traité de paix.
En ce qui concerne la France, son entrée dans la Ruhr, malgré l’énergique opposition britannique, marqua une libération du joug grandissant de l’Angleterre et le début du relèvement de notre prestige.
Quant à la Turquie, la veille de la foudroyante victoire de Kemal sur les Grecs, les chancelleries étudiaient les moyens d’expulser définitivement les Turcs de l’Europe et ne daignaient même pas recevoir leurs envoyés.
Au lendemain de la victoire turque, changement radical et instantané. L’altier ministre des Affaires Étrangères britannique alla lui-même discuter pendant trois mois à Lausanne avec des délégués turcs, que le prestige acquis par la victoire rendait aussi exigeants qu’ironiques, les conditions d’une paix forçant l’Angleterre à renoncer à toutes ses prétentions.
La France, associée à ces discussions, dut subir les conséquences des trop visibles divergences séparant les Alliés. Les Turcs en profitèrent pour présenter des réclamations qu’ils n’eussent jamais osé formuler devant des adversaires plus unis.
L’occupation de la Ruhr a bouleversé toutes les idées du gouvernement anglais persuadé que la France resterait à la remorque des volontés britanniques.
Lorsqu’elle soutenait l’Allemagne contre nous, l’Angleterre obéissait à des intérêts politiques dont il ne faut pas méconnaître la force.
La conduite d’un adversaire n’est compréhensible qu’après avoir réalisé l’effort nécessaire pour raisonner avec ses idées.
Essayons donc de substituer à notre mentalité celle des diplomates anglais depuis les débuts de la paix et demandons-nous quels furent les mobiles directeurs de leur politique.
Après s’être emparé de tout ce qu’elle trouvait prendre à l’Allemagne : colonies, vaisseaux de guerre, marine marchande, etc., l’Angleterre avait un intérêt évident à favoriser son relèvement économique afin de lui vendre, comme autrefois, ses marchandises. Il fallait donc empêcher que l’argent allemand, au lieu d’être dirigé vers les caisses des commerçants britanniques, fût versé à la France pour réparer ses départements ravagés.
En dehors des avantages commerciaux que la Grande-Bretagne retirait de son assistance aux Allemands, elle suivait cette règle traditionnelle de sa politique : empêcher la France de devenir trop forte devant une Allemagne trop faible.
Ce résumé de la politique anglaise plus développé dans d’autres parties de cet ouvrage permet de comprendre son opposition et pourquoi le prestige de la France se fût affaibli complètement en Europe si elle ne l’avait pas reconquis par un acte d’indépendance. L’hégémonie anglaise eût alors définitivement remplacé en Europe l’hégémonie germanique.
Beaucoup d’Anglais éclairés avouent maintenant l’imprudence de leur politique. Le duc de Northumberland reconnaissait dans une conférence que tous les efforts du gouvernement anglais avaient eu pour but « de permettre à l’Allemagne d’échapper aux conséquences de sa défaite… M. Lloyd George est allé jusqu’à menacer de rompre avec la France et de conclure une alliance avec l’Allemagne ».
Le même orateur terminait en disant qu’avec la continuation d’une telle politique, « aussi sûrement que le soleil se lèvera demain, nous aurons avant longtemps une nouvelle guerre en Europe ».
Le rôle capital du prestige est souvent oublié de nos gouvernants. Ils l’oublièrent totalement en pénétrant timidement dans la Ruhr alors qu’il fallait y entrer au contraire solennellement tambours battants, drapeaux déployés et escortés de mitrailleuses.
Malheureusement, les chefs de cette expédition oublièrent entièrement certains éléments fondamentaux de la genèse du prestige, celui-ci, entre autres : le prestige qu’on n’a pas su imposer aux débuts d’une opération ne s’obtient que très difficilement plus tard.
C’est justement par suite de la négligence d’un tel principe, qu’au lieu de pénétrer militairement dans la Ruhr, les troupes françaises y entrèrent timidement, de façon à ne gêner personne.
Jamais les Allemands n’eussent commis pareille faute de psychologie. Suivant leurs méthodes, appliquées tant de fois dans nos départements envahis, les auteurs des premiers sabotages ou déraillements eussent été fusillés sommairement. Un nombre infime d’exemples suffisait.
Notre ignorance psychologique eut pour conséquence une insurrection générale. Comme le faisait justement observer l’ancien chancelier allemand Hermann Muller, « l’état d’esprit régnant dans la Ruhr n’aurait pu être maintenu que si les masses avaient eu l’impression que la résistance était matériellement impossible ».
Comment nos dirigeants ont-ils pu négliger d’aussi élémentaires principes de la psychologie des foules, et oublier qu’un peu plus de vigueur eût facilement fait comprendre à la population l’impossibilité de toute résistance ?
Ce n’est pas, en réalité, avec la force mais avec le prestige que les maîtres des peuples ont toujours gouverné. Leur puissance disparaît quand s’évanouit leur prestige. Cette règle fondamentale de l’art de gouverner ne souffre guère d’exception.
Le prestige restera toujours le grand élément dominateur de multitudes aussi incapables de pressentir les événements prochains que de comprendre les réalités présentes. L’homme d’État doué de prestige sait inspirer les opinions collectives et donne ainsi la force du nombre à ses décisions personnelles. C’est surtout dans cette opération que réside aujourd’hui l’art de gouverner.
En fait, depuis les débuts de la guerre, l’Europe a été dominée par un petit nombre de chefs absolus doués de prestige, et n’utilisant les collectivités que pour conférer la force nécessaire à leurs résolutions personnelles.
Tel fut notamment le rôle du président Wilson, considéré comme le représentant d’un peuple ayant aidé à terminer la guerre. Son immense prestige lui permit de bouleverser toutes les créations de l’histoire et transformer la plus vieille monarchie de l’Europe en petits États sans existence économique possible.
Ce fut également sur le prestige que s’appuya pour exercer pendant plusieurs années une véritable dictature européenne le premier ministre britannique, M. Lloyd George. Grâce à ce prestige, il put pendant la rédaction du traité de paix empêcher la France de reprendre la vieille frontière du Rhin, si nécessaire à sa sécurité pourtant. Toujours appuyé sur le même prestige il aida plus tard l’Allemagne à refuser le paiement des réparations dues à la France.
Ce pouvoir sans contrôle, car un parlement subjugué n’est pas un contrôle, peut devenir d’ailleurs générateur de catastrophes. On ne le verra que plus tard pour l’action du président Wilson. On l’a déjà vu pour celle du premier ministre anglais lorsque sa méconnaissance de certaines forces psychologiques fit perdre à son pays, l’Irlande, la Perse, l’Égypte, la Mésopotamie et la domination de l’Orient.
Sans doute, le clavier des mobiles déterminant les actions contient beaucoup de régions inexplorées. Mais nos connaissances sont cependant assez étendues pour être utilisables. Les hommes d’État ne doivent pas oublier que si les lois économiques conditionnent la vie matérielle des peuples, les lois psychologiques régissent leurs opinions et leur conduite.