Le déséquilibre du monde
LIVRE VII
LES ALLIANCES ET LES GUERRES
CHAPITRE PREMIER
LA VALEUR DES ALLIANCES
Parmi les hommes d’État ayant joué un rôle dans les événements contemporains, l’Histoire citera certainement le nom de M. Isvolsky, ambassadeur de Russie à Paris au moment de la guerre.
Avant d’être ambassadeur en France, il fut ministre des affaires étrangères et occupa des postes diplomatiques importants dans diverses capitales de l’Europe.
L’éminent homme d’État était un esprit très fin, très cultivé, connaissant admirablement l’art difficile de comprendre les hommes et de les manier. Il se trompa sans doute quelquefois ; mais l’Histoire ne cite guère de diplomates ne s’étant jamais trompés.
J’avais l’honneur de le compter parmi mes lecteurs assidus. Il entreprit même pendant son séjour à Paris, comme ambassadeur, la traduction russe de mon petit volume : Aphorismes du Temps Présent.
J’eus l’occasion, un jour, de lui proposer l’addition d’un aphorisme constatant qu’une alliance entre peuples s’évanouit dès que les intérêts de ces peuples viennent à diverger.
— N’écrivez pas cela, me dit l’ambassadeur avec un sourire ironique. C’est une vérité tellement confirmée par l’histoire qu’il serait vraiment inutile de la rappeler.
La guerre et aussi la paix ont amplement justifié la judicieuse réflexion de l’illustre diplomate.
On le vit, notamment, quand l’Italie et la Roumanie, d’abord alliées à l’Allemagne, se tournèrent contre elle, le jour précis où leurs intérêts différèrent des intérêts germaniques.
On put constater encore la faible valeur des alliances lorsque nous fûmes abandonnés par la Russie, puis quand l’Autriche essaya vers la fin de la guerre, de se séparer de l’Allemagne.
L’action des intérêts qui amène la rupture des alliances se manifeste également dans leur genèse. Les États-Unis en fournirent un remarquable exemple lorsque sentant grandir les menaces de l’Allemagne ils sortirent de leur neutralité, bien que n’étant liés par aucun traité, pour nous aider à terminer la guerre.
Les journaux français faisaient preuve d’une naïveté un peu excessive quand ils répétaient sans trêve, durant la guerre, que l’Angleterre et l’Amérique s’étaient jointes à la France pour défendre la cause du droit et de la justice. Elles défendaient simplement leurs intérêts menacés. « C’est pour nous-mêmes, écrivait le Times, que nous avons tiré l’épée, afin de demeurer les maîtres de la mer et du commerce du monde. »
L’Allemagne abattue, il fallait empêcher la France de prédominer, et c’est pourquoi les gouvernants britanniques s’opposèrent, avec une énergie côtoyant la violence, à ce que les anciennes frontières du Rhin nous fussent rendues. Avec la même énergie, ils empêchèrent la formation de l’État tampon de Rhénanie qui eût rendu l’Allemagne moins dangereuse pour ses voisins.
Mêmes observations au sujet de l’Amérique, entrée en guerre, assuraient nos hommes d’État et nos journalistes, pour défendre le droit et la liberté.
Le 11 mars 1921, l’ambassadeur des États-Unis à Londres faisait justice de ces naïvetés quand il disait :
« Nombreux sont ceux qui demeurent convaincus que nous avons envoyé nos jeunes soldats au delà de l’Océan pour sauver la Grande-Bretagne, la France et l’Italie. Ce n’est pas vrai. Nous les avons envoyés uniquement pour sauver les États-Unis d’Amérique. »
Ces constatations diverses aboutissent toutes à montrer l’évidence de ce principe qu’une alliance est une association provisoire d’intérêts semblables ne survivant pas à leur divergence.
Quand les ambitions ou les intérêts sont très forts, ils peuvent créer des alliances entre peuples n’ayant aucune sympathie les uns pour les autres. L’empereur Guillaume II rêva longtemps de s’allier avec la France qu’il aimait peu contre l’Angleterre qu’il aimait moins encore. On le sait notamment par la révélation d’une de ses conversations avec le roi Léopold de Belgique, publiée par le baron Van der Elst, ancien secrétaire général du ministre des affaires étrangères belge.
« Depuis de longues années, lui dit Guillaume, j’ai employé tous les moyens pour me rapprocher de la France et chaque fois que je lui ai amicalement tendu la main, elle a repoussé mes avances avec dédain. Tous mes projets se heurtent à l’opposition systématique du gouvernement et sont violemment combattus par la presse française qui les dénature et en prend prétexte pour m’injurier. J’avais rêvé d’une réconciliation avec la France. J’aurais voulu former avec elle, dans l’intérêt général, un bloc continental assez fort pour mettre un frein aux ambitions de l’Angleterre qui cherche à confisquer le monde à son profit. Et, au contraire, je vois la France prêcher la haine, la revanche, et préparer la guerre dans le dessein de nous anéantir. »
L’Angleterre qui commençait à fort redouter l’Allemagne, rivale grandissante, aurait bien volontiers traité avec elle, mais ses avances eurent peu de succès. L’Allemagne se croyait, d’ailleurs, très sûre de la neutralité britannique au début de la guerre.
On a souvent affirmé que si, en 1914, l’Angleterre avait déclaré immédiatement ses intentions, l’Allemagne n’aurait probablement pas déchaîné le conflit. Ce retard fut une des conséquences nécessaires de la politique traditionnelle anglaise. L’intérêt de se joindre à la France n’exista pour elle que quand l’Allemagne, contrairement à l’espérance des hommes d’État anglais, viola la neutralité belge et menaça Anvers.
Tous ces exemples, mettant en évidence les bases psychologiques d’une alliance, permettent de pressentir le sens réel de ce mot.
Avec l’évolution actuelle du monde et la mobilité des intérêts économiques, les alliances entre peuples ne représentent que l’association momentanée d’intérêts semblables et ne survivent pas à la disparition de cette communauté d’intérêts.
Il ne faut pas oublier du reste, quand on parle d’alliances que, sauf dans les relations commerciales qui imposent l’honnêteté, sous peine de ne pouvoir se continuer, il n’existe aucune trace de moralité politique internationale. Les termes de droit et de justice constituent alors des expressions totalement dépourvues d’efficacité et qui n’ont jamais influencé la conduite.
L’histoire se compose surtout du récit des conquêtes effectuées par les peuples forts sur les peuples faibles, sans qu’il soit question d’aucun droit. Les chroniqueurs réservent d’ailleurs leur admiration aux conquérants que les idées de droit et de justice préoccupèrent fort peu. Frédéric II de Prusse fut qualifié de grand en raison surtout de la façon dont il dépouilla ses voisins de provinces sur lesquelles il n’avait aucun droit.
Il en fut de même dans tous les pays. Un discours prononcé à Dunkerque, par M. Poincaré, rappelle que quand cette ville parut devenir une concurrente dangereuse pour le commerce anglais, le gouvernement britannique essaya de la faire incendier par surprise. A deux reprises, en 1694 et 1695, il envoya une flotte de frégates et de brûlots pour tenter l’opération. Jean-Bart réussit à l’empêcher mais, plus tard, les Anglais parvinrent à raser les fortifications de la ville et détruire Son port.
Alors, comme aujourd’hui, comme demain et comme plus tard encore, la seule loi morale régissant les relations entre peuples, reste celle du plus fort.
Inutiles souvent, les traités d’alliance peuvent en outre devenir dangereux. Les querelles de l’Autriche avec la Serbie nous étaient profondément indifférentes. Seul notre traité avec la Russie nous entraîna dans une guerre effroyable. L’alliance franco-russe nous coûta 1.500.000 hommes, la ruine de plusieurs départements et un nombre immense de milliards.
Quand les intérêts d’un peuple sont évidents, nul besoin d’un traité d’alliance pour lui faire prendre parti dans le conflit. Les pays qui nous aidèrent le plus pendant la guerre, c’est-à-dire l’Angleterre et l’Amérique, furent justement ceux auxquels aucun pacte ne nous liait.
Nous ne conclurons pas de ce qui précède que les alliances soient toujours inutiles. Elles peuvent avoir un effet moral précieux pour prévenir l’attaque d’un peuple fort contre un peuple faible. Comme nous le rappelions plus haut, si l’Allemagne avait supposé que l’Angleterre s’unirait à la France, elle n’eût sans doute pas déclenché la guerre. Un traité d’alliance bien net avec l’Angleterre, au lieu de promesses vagues, aurait donc probablement empêché la formidable conflagration.
De même pour le traité projeté au moment de la paix, entre la France, l’Angleterre et l’Amérique. Il eût été fort utile pour paralyser en Allemagne les projets de revanche.
Aucun peuple n’est assez fort actuellement pour vivre sans alliances morales, les seules possibles aujourd’hui parce que les autres sont sans efficacité comme nous l’avons montré. Avec qui la France doit-elle s’allier ?
C’est là un problème analogue à ceux posés par le sphinx de la légende antique et qu’il fallait résoudre sous peine de périr. De lui notre avenir dépend.
L’alliance avec les États-Unis, la plus désirable peut-être, a été repoussée par le Sénat américain. Depuis la fin de la guerre, les intérêts de l’Amérique ayant changé, ses idées ont également changé.
Un sentiment visiblement anti-européen conduisit au pouvoir le Président Harding et la propagande pro-allemande amena les États-Unis, qui d’abord n’y songeaient guère, à réclamer les sommes prêtées aux Alliés pendant la lutte commune.
Les journaux américains insinuent maintenant que si les États-Unis supportent de lourds impôts, c’est que leurs débiteurs alliés ne veulent pas les rembourser, ce qu’ils pourraient faire facilement en ne consacrant pas tout leur argent à des armements.
Le peuple américain est de plus en plus persuadé que ce sont les armements de la France qui empêchent le désarmement général. On entrevoit le moyen de pression politique que le gouvernement de Washington pourra exercer sur les gouvernements européens.
Il est possible que les États-Unis prétendent imposer des réductions d’armements à certaines nations européennes. L’Allemagne y compte fortement.
Cette nouvelle orientation de l’Amérique montre, une fois encore, combien est grande aujourd’hui la fragilité des alliances. Elle montre surtout qu’il ne faut plus espérer une alliance avec l’Amérique.
Des alliances avec les puissances de second ou de troisième ordre : Tchéco-Slovaquie, Pologne, etc., sont peu souhaitables. Nous aurions beaucoup à donner et très peu à recevoir. On a vu déjà, par la demi-alliance polonaise, à quelles guerres contre la Russie soviétique nous faillîmes être entraînés.
Avec l’Italie une alliance serait bien incertaine. Divers journaux italiens n’ont pas hésité à réclamer la Corse, Nice, la Tunisie ou annoncer, comme le Giornale d’Italia, que l’Italie pourrait bien passer dans le camp allemand où elle était déjà avant la guerre.
Compter, à défaut d’alliance, sur l’illusoire protection de la Société des Nations, sur l’internationalisme socialiste ou sur les imbéciles discours des pacifistes serait fort imprudent. Les illusions de jadis ne sont plus permises aujourd’hui. Elles nous ont conduits jusqu’au bord de l’abîme où nous faillîmes sombrer.
Seuls en Europe, sans pouvoir espérer l’aide d’une Amérique lointaine, peu soucieuse de renouveler sa gigantesque entreprise, nous serions bien faibles.
L’Angleterre demeure actuellement la seule nation avec laquelle la France aurait un intérêt certain à contracter une alliance en raison de son effet moral.
Pour rechercher les bases possibles d’une telle alliance il faut d’abord tenir compte des principes politiques traditionnels de l’Angleterre, puis de son état présent.
Les hommes d’État dirigeant les peuples stabilisés par un long passé se trouvent gouvernés eux-mêmes par un petit nombre de principes héréditaires, à travers les vicissitudes qui les enveloppent. Certains de ces principes sont, d’ailleurs, si fixes que des gouvernants issus de partis politiques opposés, les appliquent dès qu’ils arrivent au pouvoir.
L’Angleterre est la plus stabilisée des nations actuelles et c’est pourquoi sa politique reste invariable à travers le temps. Depuis l’époque de l’invincible Armada jusqu’à celle de Napoléon, l’empire britannique s’est toujours dressé contre toute puissance européenne qui paraissait grandir. La France semblant devenir trop forte en 1870, l’Angleterre applaudit au succès de l’Allemagne. En 1914, l’Allemagne se montrant trop puissante à son tour la Grande-Bretagne se mit à nos côtés.
Hallucinés par la crainte de perdre une alliance tenue pour nécessaire, nos gouvernants cédèrent depuis les débuts de la paix à toutes les exigences de l’Angleterre et facilitèrent ainsi l’établissement de son hégémonie en Europe.
Si la Grande-Bretagne n’avait pas besoin de la France, il serait fort inutile de rien lui demander. La mentalité de ses hommes d’État ne leur permet de donner quelque chose que sous la pression d’impérieuses nécessités.
Aujourd’hui, elle prend de tous côtés, entrave ses anciens alliés et semble médiocrement soucieuse de s’engager dans une nouvelle alliance.
Si elle persistait dans cette ligne de conduite, quelles en seront les conséquences ?
Supposons qu’à une époque connue seulement du destin mais inévitable, la tenace Allemagne, émergée de l’abîme, se croie assez forte pour prendre sa revanche et attaquer la France isolée. Que deviendrait l’Angleterre si nous étions vaincus ?
Sa destinée ne serait pas douteuse. Anvers et Calais tombés aux mains des Allemands, l’Angleterre perdrait immédiatement sa domination sur les mers. Facilement envahie elle deviendrait bientôt une simple colonie germanique.
L’alliance avec l’Allemagne, dont nous a plusieurs fois menacés M. Lloyd George, ne sauverait pas l’Angleterre d’un tel sort. L’Allemagne se retournerait vite contre son alliée d’un jour dès que la France serait vaincue, ne fût-ce que pour reprendre ses colonies.
Donc, sans faire intervenir d’autre facteur que l’intérêt, l’Empire britannique doit fatalement se résigner à contracter avec la France une alliance précise, dégagée de réticences afin d’ôter à l’Allemagne l’idée de recommencer la guerre.
Une alliance avec l’Angleterre ne représente pas du tout une protection à solliciter, mais une affaire à discuter. Nos diplomates gagneraient à la traiter en commerçants se proposant un échange de valeurs égales. La fermeté courtoise devra remplacer la résignation craintive dont ils firent preuve pendant et depuis les négociations de la paix. Alors, malheureusement, nous avions contre nous l’idéalisme obscur du tout-puissant président Wilson et le réalisme nullement obscur du premier ministre anglais, préoccupé surtout d’agrandir l’empire britannique et de laisser la France assez faible pour qu’elle se sentît toujours sous la dépendance anglaise.
Il est évident qu’une alliance avec l’Angleterre ne doit pas hypothéquer trop lourdement l’avenir et nous lancer dans des guerres lointaines. Si elle accentuait une alliance avec le Japon et si ce dernier entrait en conflit avec les États-Unis, nous pourrions être engagés dans une nouvelle lutte plus funeste encore que celle dont nous sommes sortis. Il ne faut pas oublier, je l’ai rappelé plus haut, que notre alliance avec la Russie nous conduisit au formidable confit qui vient de ravager le monde. On ne doit pas oublier non plus que notre demi-alliance actuelle avec l’Angleterre faillit nous entraîner dans une guerre avec la Turquie.
Un traité d’alliance franco-anglais devrait donc spécifier nettement les buts et les limites réciproques des engagements souscrits. Son principal but serait d’empêcher une nouvelle conflagration européenne qui marquerait sûrement la fin de nos civilisations.
Ces réalités de l’heure présente dominent les vaines subtilités diplomatiques et les bavardages pacifistes. Plus que jamais, gouverner, c’est prévoir. L’imprévoyance nous a coûté quatre ans de guerre et la ruine de riches provinces. On ne recommence pas impunément une pareille aventure.