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Le déséquilibre du monde

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Le déséquilibre du monde

LIVRE I
LE DÉSÉQUILIBRE POLITIQUE

CHAPITRE PREMIER
L’ÉVOLUTION DE L’IDÉAL

J’ai, souvent, étudié au cours de mes livres le rôle prépondérant de l’idéal dans la vie des peuples. Il me faut cependant y revenir encore, car l’heure présente s’affirme de plus en plus comme une lutte d’idéals contraires. Devant les anciens idéals religieux et politiques dont la puissance a pâli se dressent, en effet, des idéals nouveaux qui prétendent les remplacer.

L’histoire montre facilement qu’un peuple, tant qu’il ne possède pas des sentiments communs, des intérêts identiques, des croyances semblables, ne constitue qu’une poussière d’individus, sans cohésion, sans durée et sans force.

L’unification qui fait passer une race de la barbarie à la civilisation s’accomplit par l’acceptation d’un même idéal. Les hasards des conquêtes ne le remplacent pas.

Les idéals susceptibles d’unifier l’âme d’un peuple sont de nature diverse : culte de Rome, adoration d’Allah, espoir d’un paradis, etc. Comme moyen d’action leur efficacité est la même dès qu’ils ont conquis les cœurs.

Avec un idéal capable d’agir sur les âmes un peuple prospère. Sa décadence commence quand cet idéal s’affaiblit. Le déclin de Rome date de l’époque où les Romains cessèrent de vénérer leurs institutions et leurs dieux.


L’idéal de chaque peuple contient des éléments très stables, l’amour de la patrie, par exemple, et d’autres qui varient d’âge en âge, avec les besoins matériels, les intérêts, les habitudes mentales de chaque époque.

A ne considérer que la France, et depuis une dizaine de siècles seulement, il est visible que les éléments constitutifs de son idéal ont souvent varié. Ils continuent à varier encore.

Au moyen âge, les éléments théologiques prédominent, mais la féodalité, la chevalerie, les croisades, leur donnent une physionomie spéciale. L’idéal reste cependant dans le ciel, et orienté par lui.

Avec la Renaissance, les conceptions se transforment. Le monde antique sort de l’oubli et change l’horizon des pensées. L’astronome l’élargit en prouvant que la terre, centre supposé de l’univers, n’est qu’un astre infime perdu dans l’immensité du firmament. L’idéal divin persiste, sans doute, mais il cesse d’être unique. Beaucoup de préoccupations terrestres s’y mêlent. L’art et la science dépassent parfois en importance la théologie.

Le temps s’écoule et l’idéal évolue encore. Les rois, dont papes et seigneurs limitaient jadis la puissance, finissent par devenir absolus. Le XVIIe siècle rayonne de l’éclat d’une monarchie qu’aucun pouvoir ne conteste plus. L’unité, l’ordre, la discipline, règnent dans tous les domaines. Les efforts autrefois dépensés en luttes politiques se tournent vers la littérature et les arts qui atteignent un haut degré de splendeur.

Le déroulement des années continue et l’idéal subit une nouvelle évolution. A l’absolutisme du XVIIe siècle succède l’esprit critique du XVIIIe. Tout est remis en question. Le principe d’autorité pâlit et les anciens maîtres du monde perdent le prestige d’où dérivait leur force. Aux anciennes classes dirigeantes : royauté, noblesse et clergé, en succède une autre qui conquiert tous les pouvoirs. Les principes qu’elle proclame, l’égalité surtout, font le tour de l’Europe et transforment cette dernière en champ de bataille pendant vingt ans.

Mais comme le passé ne meurt que lentement dans les âmes les idées anciennes renaissent bientôt. Idéals du passé et idéals nouveaux entrent en lutte. Restaurations et révolutions se succèdent pendant près d’un siècle.

Ce qui restait des anciens idéals s’effaçait cependant de plus en plus. La catastrophe dont le monde a été récemment bouleversé fit pâlir encore leur faible prestige. Les dieux, visiblement impuissants à orienter la vie des nations, sont devenus des ombres un peu oubliées. S’étant également montrées impuissantes, les plus antiques monarchies se virent renversées par les fureurs populaires. Une fois encore l’idéal collectif se trouva transformé.

Les peuples déçus cherchent maintenant à se protéger eux-mêmes. A la dictature des dieux et des rois, ils prétendent substituer celle du prolétariat.

Ce nouvel idéal se formule, malheureusement pour lui, à une époque où, transformé par les progrès de la science, le monde ne peut plus progresser que sous l’influence des élites. Il importait peu jadis à la Russie de ne pas posséder les capacités intellectuelles d’une élite. Aujourd’hui, le seul fait de les avoir perdues l’a plongée dans un abîme d’impuissance.

Une des difficultés de l’âge actuel résulte de ce qu’il n’a pas encore trouvé un idéal capable de rallier la majorité des esprits.

Cet idéal nécessaire, les démocraties triomphantes le cherchent mais ne le découvrent pas. Aucun de ceux proposés n’a pu réunir assez d’adeptes pour s’imposer.

Dans l’universel désarroi, l’idéal socialiste essaye d’accaparer la direction des peuples mais étranger aux lois fondamentales de la psychologie et de la politique, il se heurte à des barrières que les volontés ne franchissent plus. Il ne saurait donc remplacer les anciens idéals.


Dans une des cavernes rocheuses dominant la route de Thèbes, en Béotie, vivait jadis, suivant la légende, un être mystérieux proposant des énigmes à la sagacité des hommes, et condamnant à périr ceux qui ne les devinaient pas.

Ce conte symbolique traduit clairement le fatal dilemme : deviner ou périr, qui a tant de fois surgi aux phases critiques de l’histoire des nations. Jamais peut-être, les grands problèmes dont la destinée des peuples dépend, ne furent plus difficiles qu’aujourd’hui.

Bien que l’heure d’édifier un idéal nouveau n’ait pas sonné il est déjà possible cependant de déterminer les éléments devant entrer dans sa structure, et ceux qu’il faudra nécessairement rejeter. Plusieurs pages de notre livre seront consacrées à cette détermination.

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