Le déséquilibre du monde
CHAPITRE V
L’INCOMPRÉHENSION EUROPÉENNE DE LA
MENTALITÉ MUSULMANE
Le réveil de l’Islam qui vient d’être sommairement rappelé a profondément étonné l’Europe. La mentalité musulmane est généralement si incomprise qu’il ne sera pas inutile de lui consacrer quelques pages.
L’Orient a toujours charmé ses visiteurs. Il me séduisit dans ma jeunesse, au point qu’après l’avoir parcouru, j’écrivis un livre sur La Civilisation des Arabes[1].
[1] L’ouvrage fut publié avec grand luxe par la maison Didot, qui lui consacra plus de cent mille francs. L’édition française est épuisée depuis longtemps, et lorsqu’elle apparaît par hasard dans une vente de bibliothèque privée, son prix atteint des chiffres invraisemblables. Sa traduction en langue arabe sert encore à l’enseignement des centaines d’étudiants de la mosquée El-Axhar, au Caire, véritable Université musulmane. L’ouvrage fut traduit en hindoustani par un des ministres du Nizem d’Hyderabab.
Malgré bien des instances, je n’ai jamais consenti à le rééditer parce qu’il aurait demandé trop de travail pour être complété. Si je le mentionne ici, c’est simplement pour indiquer que l’auteur du présent ouvrage n’est pas tout à fait incompétent sur les questions relatives à l’Orient.
En ce qui concerne les Musulmans modernes, héritiers des Arabes, je me trouvais quelquefois, avant la guerre, en rapport avec eux à propos des traductions turques et arabes[2] de plusieurs de mes livres. Peu de mois avant les hostilités, le grand vizir, ministre des Affaires Étrangères de l’Empire ottoman, Saïd Halim pacha, me fit demander par son ambassadeur à Paris, d’aller faire quelques conférences de philosophie politique à Constantinople.
[2] Les meilleures traductions de mes livres en arabe sont dues à Fathy Pecha, alors ministre de la Justice au Caire. Celles en Turc au docteur Djevdet Bey.
J’ai toujours regretté que ma santé m’ait empêché d’accepter cette proposition, restant persuadé — et c’était aussi l’opinion de mon éminent ami Iswolsky, alors ambassadeur de Russie à Paris — qu’il n’eût pas été impossible de maintenir les Turcs dans la neutralité. La lutte même déchaînée, il eût suffi, comme l’a constaté plus tard un ministre anglais devant le Parlement, que se fût trouvé un amiral assez hardi pour suivre Le Gœben et Le Breslau quand ils entrèrent à Constantinople. Ce fut un de ces cas où la valeur d’un homme peut représenter des milliards, car la neutralité des Turcs eût sans doute abrégé la guerre de deux ans. Nelson fut jadis, pour l’Angleterre, un de ces hommes. Combien s’en rencontre-t-il par siècle ?
« Se connaître soi-même est difficile », disait un adage antique ; connaître les êtres qui nous entourent, plus difficile encore. Déterminer la mentalité, et par conséquent les réactions, dans des circonstances données, d’un peuple dont le passé et les croyances diffèrent des nôtres, semble presque impossible. C’est, en tout cas, une connaissance dont la plupart des hommes d’État actuels se montrent dépourvus à un rare degré.
Les événements écoulés depuis dix ans justifient pleinement cette assertion.
Si les Allemands perdirent la guerre, c’est que, de tous leurs dirigeants, pas un seul ne fut assez pénétrant pour deviner les réactions possibles de la Belgique, de l’Angleterre et de l’Amérique devant des actes dont des esprits suffisamment perspicaces eussent facilement prévu les conséquences.
Le Congrès de Lausanne a fourni un nouvel exemple d’incompréhension totale de l’âme d’un peuple.
Cette incompréhension est d’autant plus surprenante que la France et l’Angleterre constituent, par leurs colonies, de grandes puissances musulmanes. Des relations fréquentes avec des Musulmans auraient dû permettre de les connaître.
Or le premier Congrès de Lausanne et le second aussi, prouvèrent qu’on ne les connaissait pas du tout. L’incompréhension n’eût guère été plus complète si des barons du temps de Charlemagne et des professeurs d’une école de droit moderne se fussent trouvés en présence.
Un insuccès aussi total que facile à prévoir résulta de cette incompréhension. La discussion qui aurait dû se terminer en quelques heures n’était pas achevée après des mois de discussions.
Personne ne parla ni du Croissant ni de la Croix au cours de ces conférences. Ce fut, cependant, la lutte entre ces deux symboles qui en constitua l’âme secrète.
Nous avons précédemment rappelé que, par son incompréhension de l’Islam, l’Empire britannique perdit la Perse, la Mésopotamie, l’Égypte et voit l’Inde menacée. Presbytérien ardent, le ministre anglais, M. Lloyd George, véritable auteur de tous ces désastres, rêvait comme revanche sur le Croissant d’expulser les Turcs de l’Europe en poussant les Grecs vers Constantinople. Il se heurta à une foi mystique aussi forte que la sienne et toute la puissance coloniale de l’Angleterre fut ébranlée du même coup.
Les moyens d’unifier les intérêts et les sentiments d’une poussière d’hommes pour en faire un peuple ne sont pas nombreux, puisqu’ils se réduisent à trois : la volonté d’un chef, des lois respectées, une croyance religieuse très forte.
De la volonté d’un chef dérivent tous les grands empires asiatiques, ceux des Mogols notamment. Ils durent ce que durent les capacités du chef et de ses successeurs.
Ceux fondés sur une religion acceptée restent beaucoup plus forts. Si le code religieux subsiste il continue le rôle d’unification.
Cette action d’une foi religieuse devient dans des cas, rares d’ailleurs, assez forte pour unifier des races différentes et leur donner une pensée commune génératrice de volontés identiques.
Pour les disciples du Coran, le code civil et le code religieux, si complètement séparés en Occident, sont entièrement confondus.
Aux yeux du Musulman, toute force vient d’Allah et doit être respectée quel qu’en soit le résultat, puisque ce résultat représente la volonté d’Allah.
En permettant aux Turcs de chasser de Smyrne les infidèles, il était visible qu’Allah rendait sa protection à ses disciples. Cette protection parut s’exercer plus manifestement encore à Lausanne, puisque les délégués européens ne purent résister aux délégués musulmans.
Les Alliés cédèrent, effectivement, sur tous les points importants. Comprenant mieux l’âme musulmane, ils auraient su qu’elle ne s’inclinait que devant la force. La nécessité de s’entendre pour imposer une volonté européenne commune sur des sujets fondamentaux fut alors devenue évidente et la paix en Orient, si menacée aujourd’hui, établie pour longtemps.
On ne saurait contester, d’ailleurs, la justesse de certaines réclamations musulmanes. Leur civilisation valant certainement celle des autres peuples balkaniques : Serbes, Bulgares, etc., ils avaient le droit d’être maîtres de leur capitale, Constantinople, malgré les convoitises de l’Angleterre. D’un autre côté ils n’avaient pas le droit de renier leurs dettes et, notamment, les nombreux milliards que la France leur prêta.
Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, les exigences des délégués turcs à Lausanne passèrent toute mesure. Leur ton fut souvent celui de vainqueurs devant des vaincus.
Grâce à la pauvre psychologie des mandataires de l’Occident, le prestige européen en Orient est détruit pour longtemps. Or, le prestige fut toujours la plus solide base de la puissance d’un peuple.
L’excuse des Turcs, en dehors des motifs religieux expliqués plus haut, est l’incontestable injustice de l’Angleterre à leur égard lorsqu’elle rêvait de les expulser de l’Europe et surtout de Constantinople, par l’intermédiaire des Grecs.
L’unique raison donnée à cette expulsion était l’habitude attribuée aux Turcs de massacrer constamment leurs sujets chrétiens. On a justement remarqué que si les Turcs avaient commis la dixième partie des massacres dont les accusait le gouvernement anglais, il n’y aurait plus de chrétiens en Orient depuis longtemps.
La vérité est que tous les Balkaniques, quelle que soit leur race ou leur croyance, sont de grands massacreurs. J’eus occasion de le dire à M. Venizelos lui-même. Égorger l’adversaire est la seule figure de rhétorique admise dans les Balkans.
Cette méthode n’a pris, d’ailleurs, sa considérable extension que depuis l’époque où la politique britannique donna l’indépendance à des provinces jadis soumises à la Turquie. On sait avec quelle fureur Bulgares, Serbes, Grecs, etc., se précipitèrent les uns contre les autres, dès qu’ils furent libérés des entraves pacifiques que le régime turc opposait à leurs violences.
La faiblesse des Alliés à Lausanne aura bien des conséquences funestes. Parmi les documents permettant de les prévoir je vais citer la lettre pleine de judicieuses observations d’un de nos meilleurs chefs militaires en Syrie :
« Du côté politique et militaire, je crois que nous aurons une année mouvementée. Il ne faut traiter avec des Turcs que quand on leur fait sentir qu’on est le plus fort, la force étant le seul argument qui compte avec eux. Or, à Lausanne, on leur a laissé prendre figure de vainqueurs. Résultat : ils sont intransigeants et se figurent que le monde tremble devant eux.
« Les gens d’Angora revendiquent ouvertement Alexandrette, Antioche et Alep, quoique ces régions aient été reconnues comme appartenant à la Syrie par le dernier accord franco-turc et qu’elles soient peuplées d’Arabes. Bien que les Turcs y soient en minorité ils essaient de les reprendre. On doit s’attendre à voir se reproduire les mêmes événements qu’en Cilicie : pas de guerre officiellement déclarée, mais des bandes de plus en plus actives, composées soi-disant d’habitants insurgés contre la domination française, en réalité de réguliers turcs déguisés et commandés par des officiers turcs ou allemands. Ces bandes attaqueront les petits postes, les convois, couperont routes et chemins de fer ; elles seront de plus en plus nombreuses, auront même des canons, et nous obligeront à une guerre de guérillas pénible et difficile, où les Turcs espèrent atteindre le résultat qu’ils ont annoncé : dégoûter les Syriens des Français et les Français de la Syrie. »
Pour un philosophe, cette nouvelle attitude des musulmans est pleine d’enseignements. Elle montre, une fois de plus, à quel point les forces mystiques qui ont toujours régi le monde continuent à le régir encore.
L’Europe civilisée, qui croyait en avoir fini avec les luttes religieuses, se trouve, au contraire, plus que jamais menacée par elles.
Ce n’est pas seulement contre l’Islamisme, mais contre le socialisme et le communisme, devenus des religions nouvelles, que les civilisations vont avoir à combattre. L’heure de la paix et du repos semble bien lointaine.