Le déséquilibre du monde
LIVRE III
LE DÉSÉQUILIBRE FINANCIER
ET LES SOURCES DE LA RICHESSE
CHAPITRE PREMIER
LA PAUVRETÉ ACTUELLE DE L’EUROPE
Tous les gouvernants, celui de l’empire britannique en particulier, ne cessent de réclamer la reconstruction économique de l’Europe.
Pour découvrir les secrets de cette reconstruction, une douzaine de conférences furent réunies. Leurs résultats ont été lamentablement nuls.
L’instigateur réel de ces conférences, le ministre anglais, Lloyd George, a toujours oublié, dans ses innombrables discours, de révéler sa formule de reconstitution. Il s’est borné à demander avec une tenace insistance, que la France réduisît et même supprimât, par des ajournements divers, l’indemnité due par l’Allemagne.
Le subtil ministre eut, d’ailleurs, la prudence de ne proposer aucune formule de reconstruction. Il ne pouvait ignorer, sans doute, que cette formule n’existe pas.
La restauration cherchée dépend en effet d’une adaptation encore incertaine à des nécessités économiques fort simples, mais généralement méconnues.
La puissance de ces nécessités apparaîtra clairement en recherchant les causes de la pauvreté dont sont victimes divers pays de l’Europe et de l’anarchie qui en résulte.
§ 1. — Les sources réelles de la richesse
Que signifie le programme : reconstitution de l’Europe, inlassablement répété par tous les politiciens de l’âge actuel ? Ne traduirait-il pas simplement ce fait que les peuples ne peuvent vivre sans qu’un certain rapport s’établisse entre leur production et leur consommation ?
Dans l’état actuel du monde, la richesse d’un pays dépend surtout de la quantité des produits retirés de son sol ou de ses usines. L’excédent de la production sur la consommation, il l’échange au dehors contre les matières nécessaires aux besoins de la vie que sa terre ne fournit pas.
Produire à des prix rendant l’exportation possible ne suffit pas. Il faut aussi, et c’est là un facteur essentiel du problème, trouver des acheteurs. Si un pays manufacture plus d’articles qu’il n’en peut vendre, ses usines sont obligées de limiter leur production et le chômage des ouvriers en résulte. Tel est, justement, le cas de l’Angleterre. Aussi, cherche-t-elle jusqu’en Russie des clients.
Ces nécessités d’échanges commerciaux montrent une fois de plus combien les peuples dépendent les uns des autres. Elles prouvent aussi quelles illusions égarent les pays qui, dans l’état actuel d’appauvrissement du monde, s’entourent de barrières douanières, sous prétexte de protéger leur industrie nationale. Ils ne font ainsi que provoquer des représailles paralysant finalement les industries protégées.
Les sources de la richesse que je viens de rappeler expliquent facilement pourquoi certaines nations, l’Autriche par exemple, sont tombées dans une misère profonde. Quand un kilogramme de pain, valant jadis cinquante centimes à Vienne, vaut six mille francs environ aujourd’hui, cela ne signifie pas seulement que la confiance dans les billets de banque autrichiens est extrêmement faible, mais aussi, et surtout, que la capacité productive du travailleur autrichien se trouve très inférieure aux nécessités de la consommation. Il est donc illusoire de supposer, comme la fit la Société des Nations, qu’une telle situation puisse s’améliorer avec des prêts d’argent.
Donner assez d’autorité aux gouvernants autrichiens pour leur permettre de réduire immensément une bureaucratie dévorant la presque totalité des revenus de l’État, puis amener les travailleurs, par des salaires convenables, à augmenter leur production, telles étaient les seules solutions efficaces. On pouvait facilement prévoir que les prêts d’argent seraient entièrement inefficaces. C’est en vain qu’ils furent répétés.
De ce qui précède, il résulte qu’un peuple dépourvu de monnaie, mais pouvant extraire de son sol et de ses usines les éléments nécessaires à sa subsistance et à la fabrication de marchandises échangeables, peut devenir beaucoup plus riche qu’un peuple possédant une certaine réserve d’or ou d’argent, mais ne produisant qu’un chiffre insuffisant de marchandises. Les réserves métalliques s’épuisent vite si elles ne se renouvellent pas. La pauvreté des Espagnols, se croyant riches parce qu’ils avaient pris tout l’or de l’Amérique, en constitue un exemple.
L’Allemagne représente, au contraire, un peuple ayant perdu son or, mais dont la situation économique reste cependant prospère grâce à sa production.
Cette création des richesses par le mécanisme de la production et de l’échange se heurte, aujourd’hui, à des obstacles divers, artificiels le plus souvent, redoutables toujours.
En premier lieu, le nombre des acheteurs est énormément diminué dans le monde. Ceux d’Autriche et de Russie ont disparu, les autres réduisent leurs achats.
L’exportation de marchandises à des prix permettant leur vente est devenue, en outre, difficile par suite de la dépréciation du pouvoir d’achat de la monnaie dans plusieurs pays, la France et l’Italie, par exemple.
C’est ainsi que, pour obtenir en Angleterre ou en Amérique une certaine quantité de matières premières valant cent francs en France, une dépense de trois cents francs environ est nécessaire. Le prix de revient du produit se trouvant ainsi fort majoré, sa vente devient difficile. L’acheteur se trouve, d’ailleurs, gêné dans ses approvisionnements par les variations incessantes du pouvoir d’achat de sa monnaie qui l’exposent à des pertes considérables en cas d’approvisionnements importants ou d’engagements commerciaux à époques fixes.
On voit que les peuples, par suite des perturbations que je viens d’indiquer, sont dans des conditions difficiles d’existence. D’autres circonstances compliquent encore cette situation.
Les peuples agricoles vivant des produite de leur sol et les peuples industriels vivant de l’échange de leurs marchandises se trouvent, aujourd’hui, dans des situations bien différentes.
La France, pays surtout agricole, subsisterait, à la rigueur, de sa terre. L’Angleterre ne le pourrait pas. Entourée d’un mur infranchissable, elle vivrait à peine un mois de son sol. Si le même mur entourait la France, sa terre lui fournirait de quoi vivre pendant au moins dix mois.
Ces conditions si dissemblables d’existence expliquent un peu la politique de l’Angleterre. Il lui faut absolument se procurer des produits au dehors. Les marchandises ne se payant qu’avec des marchandises, elle est obligée de chercher partout des acheteurs.
§ 2. — Les sources artificielles de la richesse.
Depuis la guerre, les divers pays produisant peu et vendant mal se sont trouvés obligés, pour subsister, de recourir à des méthodes diverses. Au premier rang, figure la création de billets de banque à cours forcé.
Ce procédé possédant le caractère constant de réussir à ses débuts, beaucoup d’États l’ont adopté.
La monnaie constituée par du papier n’a évidemment d’autre valeur que la confiance du public qui l’accepte à l’égard des gouvernants qui l’émettent. L’expérience enseigne que cette confiance diminue avec l’accroissement des billets émis et avec le retard apporté à leur remboursement.
En principe, la valeur d’une monnaie fiduciaire, c’est-à-dire son pouvoir d’achat, doit diminuer progressivement et arriver à zéro. Si cette valeur, en effet, pouvait toujours rester, de si peu que ce fût, supérieure à zéro, l’émetteur d’un tel papier pourrait l’échanger indéfiniment contre une bonne monnaie étrangère. Que lui importerait, en effet, de donner un billet de mille francs pour obtenir un franc en argent, puisque ce billet de mille francs ne coûte que son impression ?
Un État possédant la faculté théorique de fabriquer des billets dont la valeur, tout en se rapprochant de zéro, n’atteindrait jamais ce chiffre, pourrait se procurer avec sa mauvaise monnaie tout l’or de l’univers.
Une telle hypothèse est évidemment irréalisable. L’expérience montre, comme elle le montra à l’époque des assignats, que l’inflation de la monnaie fiduciaire finit par ôter toute valeur à cette monnaie. C’est ce qui est arrivé pour la Russie, la Pologne, l’Autriche, etc.
En Allemagne la dépréciation du mark-papier ne tenant pas du tout, comme dans les autres pays, à un énorme excédent de la consommation sur la production mais uniquement au désir des gouvernants d’ôter au papier toute valeur afin de rendre impossible le paiement des indemnités de guerre, la valeur de sa monnaie artificielle n’est jamais tombée à zéro malgré son inflation.
En réalité, l’inflation fiduciaire donne à l’émetteur la faculté d’échanger momentanément du papier sans valeur contre de la bonne monnaie ou contre des marchandises, mais cette opération ne peut durer longtemps. Si elle se prolonge, le pays émetteur ne possède bientôt plus de monnaie acceptée et n’a — comme la Russie — d’autre moyen de commerce que l’échange direct de ses produits contre d’autres produits. Il retourne ainsi au système antique du troc.
En creusant un peu le sujet, on reconnaît du reste que ce n’est pas dans l’antiquité seule que le troc a constitué le véritable procédé de commerce.
Le papier-monnaie est utile à un pays qui, traversant une crise momentanée, a besoin de remplacer la monnaie d’or ou d’argent absente. Le papier substitué à la vraie monnaie ne représente, alors, qu’un emprunt sans date de remboursement. Il perd sa valeur, je l’ai dit plus haut, d’abord par sa multiplication et ensuite par le retard de son remboursement.
Les États ne doivent donc jamais oublier que le billet de banque à cours forcé constitue une monnaie qui s’use avec le temps et dont la valeur tend toujours vers zéro.