Le déséquilibre du monde
CHAPITRE IV
LES ÉLÉMENTS PSYCHOLOGIQUES DE LA FISCALITÉ
Il y a peu d’années encore, la psychologie classique se composait de dissertations théoriques dépourvues d’intérêt pratique. Les hommes d’État prenaient pour guides des règles empiriques léguées par la tradition et dont l’insuffisance se manifestait fréquemment.
La guerre, et tous les événements qui l’ont suivie, mirent la psychologie au premier rang des sciences utiles. Comment gouverner un peuple, diriger des armées, ou même une modeste usine, si l’on ignore l’art de manier les sentiments et les passions des hommes ?
J’ai souvent rappelé que les Allemands perdirent la guerre pour avoir méconnu certaines règles fondamentales de psychologie. C’est parce qu’il les connaissait qu’un célèbre maréchal mit fin, en 1917, en France, à un mouvement révolutionnaire, étendu à plusieurs corps d’armée, et qui menaçait de conduire la guerre vers une issue désastreuse.
A peine entrés dans le conflit, les Américains reconnurent à la psychologie appliquée une telle utilité qu’ils firent rédiger, pour l’usage des officiers, un gros volume dans lequel sont examinés tous les cas pouvant se présenter dans le maniement des troupes : réprimer une émeute, stimuler l’énergie affaiblie des combattants, provoquer l’enthousiasme, etc.
Nos professeurs ne témoignent pas la même estime pour la psychologie. J’ai déjà rappelé qu’à l’École des Sciences Politiques, pas un des nombreux cours qu’on y professe ne lui est consacré.
En raison de leur extrême rareté, les livres de psychologie appliquée ne manquent ni de traducteurs, ni d’acheteurs. Pour cette cause, sans doute, mon petit livre : Lois Psychologiques de l’Évolution des Peuples, publié il y a vingt-cinq ans, fut traduit en beaucoup de langues et compta parmi ses traducteurs des hommes d’État éminents[8].
[8] La traduction en arabe a été faite par Fathy pacha, alors Ministre de la Justice au Caire ; la traduction en japonais, par le baron Motono, Ministre des Affaires Étrangères du Japon ; celle en turc par le Dr Ab. Djevdet Bey, Directeur des services sanitaires de la Turquie. L’ancien Président des États-Unis, M. Roosevelt, a souvent répété que ce petit volume ne le quittait jamais.
Si je cite cet ouvrage, malgré son ancienneté, c’est qu’il contient la démonstration de certains principes psychologiques toujours applicables, non seulement au gouvernement des hommes et à l’interprétation de l’Histoire mais, comme nous allons le montrer bientôt, à des questions techniques journalières, l’établissement d’un impôt par exemple.
Ne pouvant reproduire tous les principes exposés dans ce livre je me bornerai à en rappeler ici quelques-uns.
Les peuples ayant un long passé historique possèdent des caractères psychologiques presque aussi stables que leurs caractères anatomiques.
De ces caractères dérivent leurs institutions, leurs idées, leur littérature et leurs arts.
Les caractères psychologiques dont l’ensemble constitue l’âme d’un peuple différant beaucoup d’un pays à un autre, les divers peuples sentent, raisonnent, et réagissent de façons dissemblables dans des circonstances identiques.
Les institutions, les croyances, les langues et les arts ne peuvent, malgré tant d’apparences contraires, se transmettre d’un peuple à un autre sans subir des transformations profondes.
Tous les individus d’une race inférieure présentent entre eux une similitude très grande. Dans les races supérieures, au contraire, ils se différencient de plus en plus avec les progrès de la civilisation. Ce n’est donc pas vers l’égalité que marchent les hommes civilisés mais vers une inégalité croissante. L’égalité, c’est le communisme des premiers âges, la différenciation, c’est le Progrès.
Le niveau d’un peuple sur l’échelle de la civilisation se révèle surtout par le nombre de cerveaux supérieurs qu’il possède.
Ces lois fondamentales s’appliquent, je le répète, à tous les éléments de la vie politique et sociale. Pour en donner un exemple concret, examinons un cas bien déterminé : l’établissement d’un impôt acceptable sur le revenu.
Un impôt quelconque est toujours désagréable évidemment, mais il devient impraticable quand il heurte la mentalité du peuple auquel on prétend l’imposer.
Chez des peuples disciplinés et très respectueux des règlements : anglais et allemands, par exemple, on peut exiger de chaque citoyen une déclaration dont la vérification par les agents du fisc sera docilement admise.
Il en sera tout autrement chez des peuples individualistes ne voulant supporter aucune inquisition dans l’existence privée. L’impôt ne sera toléré par eux que s’il est établi sur des signes extérieurs (loyer, nombre de domestiques, etc.) n’impliquant aucune investigation dans la vie personnelle.
Ces principes fondamentaux sont, nous allons le voir, entièrement méconnus aujourd’hui.
Les dettes de la France, qui étaient de 28 milliards en 1914, se sont élevées à 328 milliards en 1922, alors que les recettes annuelles de la totalité des impôts atteignent difficilement 23 milliards, somme qui sera bientôt à peine suffisante pour payer les intérêts de nos dettes. Comment sortir d’une telle situation ?
Tous nos ministres des Finances ont cherché à résoudre cet insoluble problème. Ne pouvant guère augmenter encore les impôts, ils tâchent d’augmenter leur rendement.
C’est dans ce but que notre Ministre des Finances, M. de Lusteyrie, proposa au parlement, sur le conseil de ses chefs de service, une série de mesures vexatoires qui eussent bientôt entraîné une évasion générale des capitaux.
Dans le but d’exposer verbalement à cet éminent ministre les objections d’ordre psychologique rendant périlleuses et inefficaces les mesures projetées, je l’invitai au déjeuner hebdomadaire que je fondai jadis avec le professeur Dastre et où des hommes les plus éminents de chaque profession viennent discuter leurs idées.
Le ministre eut l’amabilité de se rendre à cette invitation. Une indisposition m’ayant empêché d’assister au déjeuner, je lui exposai mes objections dans une lettre dont voici un passage :
« Vous désirez, naturellement, accroître le produit de l’impôt sur le revenu. Mais, pour un accroissement problématique très faible, vous proposez une inquisition fiscale si vexatoire et si compliquée qu’elle exaspérera forcément les contribuables et créera beaucoup d’ennemis au régime.
« Même plus élevé qu’aujourd’hui, un impôt sur le revenu, établi d’après des signes extérieurs, sera toujours beaucoup mieux accepté qu’un impôt basé sur des déclarations impliquant les vérifications des agents administratifs.
« Il est facile, au moins dans beaucoup de cas, de savoir quel coefficient devrait être appliqué aux signes extérieurs de la richesse : loyer, domestiques, etc., pour que l’impôt sur le revenu devienne, sans vexations, égal ou même supérieur à ce qu’il est actuellement.
« Je vous propose donc la recherche suivante :
« Prendre au hasard, dans diverses localités, les cotes de cent contribuables, constater ce qu’ils paient actuellement et rechercher de combien il aurait fallu les taxer, d’après leur loyer et autres signes extérieurs, pour arriver à un chiffre d’impôt exactement égal ou même supérieur à celui payé par eux maintenant.
« Ces éléments étant déterminés, rien ne serait plus facile que d’établir un impôt sur le revenu, dégagé d’inquisition fiscale, que tout le monde accepterait sans récriminations. »
Le ministre voulut bien me répondre qu’il « allait faire examiner avec la plus sérieuse attention mes suggestions », mais devant l’opposition des socialistes de la Chambre, il ne put finalement en adopter qu’une partie.
Notre déjeuner étant surtout un lieu de discussion, j’y soumis à la critique les idées qui précèdent. Leur justesse psychologique ne fut pas contestée. Mais on montra aisément que mon projet n’avait aucune chance d’être entièrement adopté pour deux raisons, psychologiquement détestables, mais politiquement très fortes.
La première était l’intense hostilité qu’il rencontrerait chez les socialistes.
La seconde, plus forte, bien que moins bonne encore, était qu’un impôt établi automatiquement d’après des signes extérieurs indiscutables priverait les comités et les préfets qui, faisant les élections, gouvernent en réalité la France, d’un moyen d’action extrêmement efficace. L’inquisition fiscale, telle que les socialistes voudraient l’exercer, est comparable à une vis de pression irrésistible. Pour les amis, la vis serait largement desserrée et vigoureusement resserrée pour les ennemis.
La valeur politique de ces arguments est incontestable. N’oublions pas, toutefois, que ce fut souvent par l’application de mesures trop contraires à la mentalité d’un peuple que des régimes politiques périrent. Cette mentalité fait partie des forces qui mènent le monde et que les institutions et les lois ne sauraient changer.