Le déséquilibre du monde
CHAPITRE II
LES LUTTES POUR L’HÉGÉMONIE
ET POUR L’EXISTENCE
§ 1. — La lutte de l’Angleterre pour l’hégémonie
Tous les grands peuples de l’Histoire ont visé à l’hégémonie.
Ce besoin est aussi intense aujourd’hui qu’aux époques de César et de Charles-Quint, mais il ne s’avoue plus. Les hommes d’État qui président à la destinée des peuples s’en prétendent affranchis.
Dans un de ses discours, le plus impérialiste des ministres de la Grande-Bretagne souhaitait « la création d’une fédération des peuples destinée à empêcher que l’ambition et la cupidité ne plongent jamais plus l’univers dans ce chaos de misère qui s’appelle la guerre ».
Bien que le sens des mots soit facilement transformé par les diplomates, il serait cependant vraiment difficile à ce ministre d’attribuer à des motifs autres que ceux qu’il critique, c’est-à-dire « l’ambition et la cupidité », les incessants agrandissements territoriaux de l’Angleterre depuis les débuts de la paix.
Cette discordance complète entre la conduite des hommes d’État et leurs discours résulte de causes psychologiques profondes. Les discours se réfèrent à un idéal individuel théorique plus ou moins lointain et non réalisable encore, alors que la conduite reflète uniquement les aspirations héréditaires du peuple que les gouvernants dirigent. Un homme d’État n’a d’influence qu’à la condition de rester le miroir des aspirations de sa race. Il pourra prêcher la fraternité et la solidarité, mais orientera sa politique d’après des principes totalement différents.
L’Angleterre étant une nation ayant toujours visé à s’agrandir, rien ne permet de supposer que sa mentalité traditionnelle collective ait changé.
La distinction que je viens de formuler entre les discours issus de l’âme consciente individuelle et la conduite dictée par l’âme inconsciente de la race domine la vie politique des peuples. Elle la domine surtout depuis les origines de la récente guerre.
Ne nous étonnons donc pas trop qu’après avoir cent fois répété dans leurs discours, durant le conflit, qu’ils luttaient contre le militarisme et le besoin d’hégémonie, les hommes d’État anglais aient agi d’une façon absolument contraire aux principes solennellement proclamés dès le lendemain de la paix, en essayant de substituer l’hégémonie anglaise à celle de l’Allemagne.
Jamais peuple ne manifesta un aussi violent désir de conquêtes. Après s’être approprié la flotte et les colonies allemandes, l’Angleterre proclama son protectorat sur l’Égypte, la Mésopotamie et la Perse, puis essaya de s’emparer de Constantinople et d’une partie de la Turquie par l’intermédiaire des Grecs.
Avec les divers pays qu’il s’est annexés : Mésopotamie, Palestine, Égypte, Afrique allemande, Cameroun, Togo, îles de la Sonde, etc., l’Empire mondial britannique étendu de l’Égypte au Cap et à l’Inde, comprend une grande portion de l’Asie et de l’Afrique, et couvre plus du quart de la surface de la terre.
Sa situation peut se résumer dans cette phrase prononcée par lord Curzon à la Chambre des Communes : « L’Angleterre, dans cette guerre, a tout gagné et même plus qu’elle ne s’était proposé. »
Jamais, en effet, la Grande-Bretagne n’avait rêvé une aussi prodigieuse puissance. Quelques semaines lui ont suffi pour s’adjuger tous les bénéfices de la lutte mondiale.
« L’Angleterre, écrit le savant historien Ferrero, fut saisie d’une sorte de délire de domination mondiale qui, après les ambitions allemandes, menace à son tour d’entraîner l’univers à sa perte… L’Angleterre est retombée dans l’erreur qui a causé la chute de Napoléon d’abord, et de l’Allemagne ensuite. Elle a cru que l’intérêt d’un seul peuple pouvait être la loi de l’univers. Elle tente d’improviser sur les ruines de la moitié de l’Asie une parodie coloniale de l’empire napoléonien ou de celui que les Allemands avaient essayé de fonder, mais avec une préparation bien plus solide. »
La volonté de l’Angleterre d’établir son hégémonie sur le monde ne se manifesta pas seulement par des conquêtes territoriales, mais aussi par ses impérieuses façons d’agir à l’égard de ses alliés.
Au moment où les bolchevistes étaient aux portes de Varsovie, elle n’hésita pas à barrer à Dantzig la seule route permettant à la France d’envoyer facilement des munitions aux Polonais chargés d’arrêter l’invasion. Elle nous obligea, par les hostilités des protégés anglais placés sur nos frontières, à dépenser beaucoup d’hommes et de millions en Syrie et ne cessa pendant quatre ans de s’opposer à nos réclamations de paiement.
L’établissement de l’hégémonie britannique représente donc un des résultats principaux, quoique très imprévus, de la guerre mondiale.
Cette hégémonie a peu coûté à l’Angleterre. Sa situation financière est restée si prospère, que le budget de ses recettes dépasse maintenant celui de ses dépenses.
L’Europe ne s’est donc battue quatre ans contre l’hégémonie allemande que pour tomber sous l’hégémonie anglaise. Rien ne permet d’espérer que la seconde soit moins dure que la première.
On reprochait jadis à l’Allemagne d’essayer de justifier ses désirs d’hégémonie en affirmant avoir reçu du ciel la mission de civiliser le monde. Dans un discours prononcé à Sheffield, M. Lloyd George assurait à son tour que « la Providence a donné à la race anglaise la mission de civiliser une partie de l’univers ».
Il est regrettable que le célèbre ministre n’ait pas révélé par quelles voies mystérieuses il avait appris que Dieu accordait à l’Angleterre la mission d’abord attribuée à l’Allemagne.
Actuellement, les peuples suivent une marche absolument contraire aux idées formulées pendant les conférences de la paix. Nous voyons naître, en effet, dans les diverses parties du monde, deux ou trois centres d’hégémonie dont la formation et l’évolution semblent régies par la loi psychologique suivante :
Toute nation qui grandit tend à l’hégémonie, puis à la destruction des États rivaux dès qu’elle est devenue la plus forte.
En réalité, la principale cause de la dernière guerre fut une rivalité entre l’Allemagne et l’Angleterre pour la conquête de l’hégémonie en Europe. C’était avec l’Angleterre et non avec la France que l’empereur d’Allemagne rêvait la guerre.
Un peuple qui vise à la domination de l’univers voit bientôt se dresser contre lui des peuples aspirant, eux aussi, à l’hégémonie. On le voit de plus en plus aujourd’hui. Parallèlement à l’impérialisme anglais, croît très vite l’impérialisme des États-Unis qui rêvent déjà l’hégémonie sur l’Asie malgré l’opposition certaine de l’Angleterre et du Japon.
Aussi se hâtent-ils de constituer une flotte de guerre destinée à tenir tête au Japon qui, après avoir pris à la Chine le Chantoung, avec ses 30 millions d’habitants, cherche également à étendre sa domination sur la Sibérie orientale, la Mongolie, la Chine du Nord et les Philippines.
§ 2. — La lutte pour l’existence en Extrême-Orient
Les luttes pour l’hégémonie en Europe furent surtout causées par l’ambition et auraient pu à la rigueur être évitées. Celle que nous voyons naître en Extrême-Orient constitue pour le Japon, en raison de l’excès grandissant chaque jour de sa population, une lutte nécessaire pour l’existence, que les discours de tous les congrès ne sauraient empêcher.
Cette perspective constitue un des éléments essentiels de la question dite du Pacifique. Elle inquiète fort les États-Unis puisque leur avenir en dépend.
Possédant, comme d’ailleurs tous les peuples de l’univers, une foi mystique dans les congrès, ils convoquèrent, pour résoudre le problème, une conférence à Washington. Le prétexte mis en avant fut la question des armements. Mais ce n’était nullement, en réalité, cet accessoire sujet qui préoccupait les esprits.
Le problème du Pacifique, malgré toutes les périphrases dont les orateurs l’enveloppèrent, consistait à trouver les moyens d’empêcher les Japonais de dominer l’Asie et surtout d’envoyer leurs immigrants aux États-Unis. Ne se mélangeant pas aux autres races, se multipliant avec une extrême rapidité, et travaillant à bien meilleur compte que les blancs, ils feraient à ces dernier une concurrence désastreuse.
Or, il se trouve que contrairement aux intérêts américains l’immigration est pour les Japonais une nécessité fatale. Ils ont tous les ans un excédent énorme d’habitants qui, ne trouvant plus de place sur leur propre sol et ne pouvant être expédiés en Chine déjà trop peuplée, voudraient envahir les États-Unis et les colonies anglaises.
Des lois draconiennes ont rendu jusqu’ici cet envahissement difficile. Les Japonais subirent ces lois, tant qu’ils n’étaient pas les plus forts. Mais maintenant ?
La Grande-Bretagne, qui avait un traité d’alliance avec le Japon et que la distance met à l’abri des invasions, ne verrait aucun inconvénient à l’expansion de la race jaune mais il en est tout autrement de ses Dominions : Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, etc. qui partagent absolument les sentiments des États-Unis et ne veulent à aucun prix accepter une immigration jaune.
Leurs représentants se sont déjà catégoriquement prononcés sur ce point. « Parmi les droits des pays que nous représentons, a dit le premier ministre de l’Australie, se trouve celui de choisir leurs nationaux, et, par conséquent, d’éliminer les étrangers qui ne conviendraient pas. »
Le Japon actuel acceptera-t-il longtemps l’humiliante interdiction à laquelle il a dû jusqu’ici se soumettre tout en protestant ? La force seule pourrait l’y contraindre.
Or, le faible Japon de jadis est devenu une grande puissance traitant d’égale avec les plus redoutées. Il possède une flotte bientôt aussi importante que celle de l’Angleterre et qui, pendant la guerre, fit la police du Pacifique et rendit de grands services aux Alliés. Son représentant à Paris figura au Conseil Suprême qui dicta la paix.
L’ancien petit Japon est politiquement considérable aujourd’hui. Sans parler de sa conquête économique de la Chine, il s’est annexé le Chantoung, pays aussi étendu que la France, puis la Mandchourie, et bientôt sans doute, la Sibérie, le lac Baïkal et Vladivostok, régions riches en charbon et en pétrole. Aujourd’hui le Japon est le vrai maître de l’Asie.
Il y a longtemps que, dans un grand ouvrage consacré à l’Orient, je prédisais le conflit fatal de la race blanche et de la race jaune.
Cette heure semble venue. Si les États-Unis ont actuellement la possibilité de se défendre contre l’invasion japonaise, c’est parce qu’ils furent obligés, pour venir au secours des alliés, de se constituer une armée et une flotte.
Grâce à ces armements et à l’appui moral des Dominions anglais, l’Amérique résiste à la pression japonaise. Mais cette pression grandit et elle voudrait trouver les moyens d’éviter une lutte qui serait évidemment beaucoup plus colossale et plus meurtrière que les précédentes. Ce serait la grande guerre des races. L’Inde, l’Égypte, la Chine y entreraient nécessairement à côté du Japon, afin de ne plus subir la suprématie des blancs.
On peut considérer comme très juste cette réflexion récente du premier ministre de l’Australie : « La scène des grands événements mondiaux va passer du continent européen aux eaux du Pacifique. »
Le Congrès de Washington réussit à reculer un peu l’échéance du grand conflit entre l’Amérique et l’Asie.
Cette échéance semblant inévitable, les gouvernants des États-Unis seront obligés de s’orienter vers une des branches du dilemme suivant :
Ou accepter l’invasion des jaunes, qui, en raison de leur inlassable fécondité, finiraient par transformer les États-Unis en colonies japonaises. Ou s’opposer au moyen d’une guerre à l’invasion.
Cette guerre colossale, dont chaque jour grandit la menace, n’aura plus, comme les anciens conflits, des ambitions, des rivalités dynastiques et des haines pour causes. Elle sera comparable à ces formidables luttes pour la vie qui, au cours des âges géologiques, présidèrent à la destruction et à la transformation des espèces.
Si le Congrès de Washington eut des résultats politiques médiocres, il servit du moins à démontrer une fois encore que, malgré les rêveries des pacifistes, la vie des peuples reste dominée par des lois naturelles que tous les progrès des civilisations demeurent impuissants à faire disparaître.