Le déséquilibre du monde
CHAPITRE III
L’ENSEIGNEMENT DE LA MORALE A L’ÉCOLE
Les lecteurs de cet ouvrage ne sont pas très familiarisés, peut-être, avec l’histoire de l’empereur Akbar. Ce fut pourtant le plus puissant souverain de son époque. Pendant un règne de cinquante ans, il créa dans l’Inde des villes merveilleuses et des palais de rêves.
Akbar n’était pas seulement grand bâtisseur, il fut aussi un judicieux philosophe. Les religions lui apparaissant comme des incarnations diverses des mystères qui nous entourent, il projeta de les fondre en une seule et réunit dans ce but plusieurs théologiens.
La tentative ne fut pas heureuse. Les membres de la docte assemblée n’échangèrent que des invectives et de vigoureux horions.
Soupçonnant dès lors, et bien avant les philosophes modernes, que les croyances sont indépendantes de la raison, Akbar abandonna son projet et se contenta de faire régner une tolérance absolue dans son immense empire. Ses sujets furent libres d’adorer les dieux qu’ils préféraient ou de n’en pas adorer du tout. Les biens religieux furent respectés. Les pères de famille eurent le droit de faire éduquer leurs enfants par des bouddhistes, des brahmanes, des musulmans ou des chrétiens.
Les peuples de l’Europe mirent longtemps à imiter l’exemple du grand empereur. Après s’être massacrés et persécutés au cours d’interminables querelles religieuses, ils finirent cependant, eux aussi, par découvrir que la force ne peut rien contre la foi. Aujourd’hui, la presque totalité des nations civilisées pratique une large tolérance religieuse. Seules la France et la Turquie firent exception pendant longtemps.
Durant de nombreuses années l’anticléricalisme constitua le fond de la politique radicale. Son principal but était de substituer aux écoles libres, coûtant fort peu, des écoles gouvernementales qui exigèrent une dépense de plusieurs centaines de millions.
Bien que cette substitution n’ait été imitée par aucun des peuples civilisés de l’univers, nos gouvernants s’en montrèrent cependant très fiers. Peut-on rêver plus noble tâche, en effet, que de protéger l’âme des enfants contre les superstitions des âges de barbarie ? Une telle entreprise ne dérive-t-elle pas de principes scientifiques très sûrs ?
On le crut longtemps et c’est pourquoi tant de mentalités incertaines acceptèrent des persécutions considérées comme nécessaires. Les politiciens restaient sans prestige, mais puisqu’ils parlaient au nom de la science, on se résignait à subir leurs violences.
Et voici que, à la suite d’investigations approfondies, la philosophie, la psychologie et d’autres sciences encore, viennent dévoiler les erreurs de la ruineuse conception dont fut bouleversée la France pendant trente ans.
Bien que l’évolution des idées nouvelles sur les religions ne puisse être résumée en quelques lignes, on peut en marquer les principaux points.
Tout d’abord, la psychologie a montré que les croyances n’étaient nullement enfantées par la crainte, mais correspondaient à des besoins irréductibles de l’esprit.
Qu’elles soient religieuses, politiques ou sociales les croyances sont régies par une même logique, la logique mystique, indépendante de la logique rationnelle.
Beaucoup d’esprits révolutionnaires ne sont, en réalité, que des croyants ayant changé les noms de leurs dieux. Socialistes, francs-maçons, communistes, adorateurs de fétiches ou de formules destinées à régénérer le genre humain, ne doivent l’intensité de leur fanatisme qu’au développement exagéré de cet esprit mystique, qui anime tous les apôtres d’une nouvelle foi.
Ces remarques constituent le côté théorique de la question. Le point de vue pratique est fourni par une philosophie nouvelle, le pragmatisme, très en vogue actuellement dans les universités d’Amérique.
Cette philosophie proclame que la notion d’utilité, toujours visible, doit passer avant celle de vérité difficilement accessible. Si, comme l’observation le démontre, les croyances augmentent la puissance de l’individu et l’élèvent au-dessus de lui-même, il serait absurde de rejeter de l’éducation un pareil moyen d’action.
Les psychologues, même libres penseurs, reconnaissent tous, également, la force que donne à l’homme la possession d’une croyance. Pour qui en douterait, je me bornerai à citer les lignes suivantes, écrites par un professeur de la Sorbonne, aussi peu suspect de cléricalisme que je le suis moi-même :
« La vie religieuse, dit-il, suppose la mise en œuvre de forces qui élèvent l’individu au-dessus de lui-même… Le croyant peut davantage que l’incroyant. Ce pouvoir n’est pas illusoire, C’est lui qui a permis à l’humanité de vivre. »
Par une voie différente, on peut encore démontrer l’utilité de l’enseignement religieux à l’école. Dans le livre célèbre : la Science et l’hypothèse, qu’il écrivit jadis, à ma demande, pour la collection que je dirige, l’illustre mathématicien Henri Poincaré prouve qu’aucune science, y compris les mathématiques, ne saurait vivre sans hypothèses. C’est ainsi, par exemple, que la propagation de la lumière et des ondes électriques, qui impressionnent le récepteur du télégraphe sans fil serait inexplicable sans l’hypothèse de l’éther. La nature de cet éther est entièrement ignorée. On ne sait pas si sa densité est infiniment grande ou infiniment petite. On n’est même pas sûr qu’il existe, et cependant la science ne peut s’en passer. Quand on refuse d’accepter l’hypothèse pour guide, il faut se résigner à prendre le hasard pour maître.
Les hypothèses religieuses sont comparables aux hypothèses scientifiques et il est aussi difficile de se passer des premières que des secondes. Sur les hypothèses scientifiques repose tout l’édifice de nos connaissances. Sur les hypothèses religieuses toutes les civilisations furent bâties.
Il ne subsiste donc aujourd’hui aucune raison, ni scientifique, ni philosophique, ni pratique, permettant de justifier les persécutions dont l’enseignement religieux fut l’objet et dont l’Alsace, après son retour à la France, faillit être victime.
Loin de constituer un danger, cet enseignement est au contraire fort utile. Grâce à lui se créent facilement chez l’enfant des habitudes inconscientes qui survivront plus tard, quand il perdra ses croyances.
Est-ce à dire qu’il faille obliger le maître d’école à enseigner comme vérités des hypothèses auxquelles il ne croit pas ? En aucune façon.
Le libre penseur le plus sceptique ne trahirait aucune de ses convictions en disant à ses élèves que tous les peuples ont eu des religions en rapport avec leurs sentiments et leurs besoins et que, sur ces religions, furent édifiées les lois, les coutumes, les civilisations. Il enseignerait que tous les dogmes prescrivent des règles morales nécessaires à la vie des sociétés. Finalement, il exposerait brièvement aux élèves la religion de leurs pères, en faisant remarquer que ce n’est pas dans l’enfance que sa valeur pourrait être discutée.
Je ne crois pas qu’aucun savant moderne conteste la valeur des assertions qui précèdent. Elle ne peut être mise en doute que par des législateurs auxquels leur fanatisme mystique et la terreur de l’opinion collective ôtent toute liberté de jugement.
On ne peut, cependant, les considérer comme dépourvus de toute philosophie, ces modernes apôtres. Mais leur rudimentaire philosophie est celle qu’un éminent romancier rendit célèbre dans la personne de M. Homais. L’esprit qu’incarnait cette âme simple régna longtemps en maître au Parlement. Il fit expulser des hôpitaux les Sœurs qui soignaient admirablement les malades et enveloppaient d’espérances leurs derniers moments. Il a fait chasser de France les milliers de professeurs de l’institut des Frères, qui donnaient l’instruction gratuite à des centaines de milliers d’enfants et avaient créé un enseignement agricole et professionnel sans rival, disparu avec eux.
Lorsque les notions psychologiques esquissées dans ce chapitre seront mieux connues, on considérera l’intolérance comme une calamité aussi ruineuse que dangereuse et l’opinion se dressera vigoureusement contre ses pernicieux apôtres. Dominant les fanatismes de l’heure présente, les historiens de l’avenir n’auront pas de peine à montrer ce que l’intolérance religieuse a coûté et de quels précieux éléments d’éducation elle nous a privés.