Le déséquilibre du monde
CHAPITRE IV
LES EXPÉRIENCES SOCIALISTES DANS DIVERS PAYS
En matière de dogme religieux l’expérience est totalement dépourvue d’action sur l’âme des croyants. Leurs illusions restent irréductibles.
En matière de croyances politiques et sociales l’expérience n’a pas plus d’action sur les convaincus mais elle peut agir sur les esprits hésitants dont les convictions définitives n’étaient pas formées.
Une des caractéristiques de l’heure présente est la dissociation des anciens principes sur lesquels les sociétés étaient fondées. Les perturbations de toute sorte créées par la guerre ont continué cette dissociation et provoqué de nouvelles aspirations dans l’âme populaire.
Les idées directrices actuelles se partagent en deux tendances nettement opposées : les conceptions nationalistes avec leur besoin d’hégémonie et les conceptions internationalistes rêvant d’établir une fraternité universelle.
Le nationalisme, dont le patriotisme représente une forme, est considéré par tous les gouvernants comme une nécessité de l’Histoire. Elle montre, en effet, que le culte de la patrie fit toujours la force des nations et que son affaissement marqua leur décadence.
L’internationalisme, professé surtout par les classes ouvrières, résume la tendance exactement contraire. Rejetant l’idée de patrie, il prétend fusionner les nations, sans se préoccuper, ni seulement les apercevoir, des différences de mentalité et d’intérêts qui séparent les peuples.
A l’époque probablement fort lointaine où le monde se trouvera régi par la raison pure, cette dernière conception sera parfaite, car, en dehors même de la sentimentalité vague qui pousse les classes ouvrières des divers pays à fraterniser, nous avons vu que l’évolution industrielle du monde conduit les nations à une interdépendance croissante d’où résulte pour elles la nécessité de s’entr’aider au lieu de se détruire.
De nos jours, cette nécessité reste une vérité inactive parce qu’elle se heurte aux sentiments et aux passions, seuls guides actuels de la conduite des peuples.
Les gouvernements modernes se trouvent ainsi en présence de cette antinomie : favoriser l’internationalisme qui représente l’avenir, mais laisse un peuple désarmé, ou développer le nationalisme avec tous les armements ruineux nécessités par de menaçantes agressions.
Ce conflit entre idées contradictoires condamne les hommes d’État à une politique au jour le jour, ne pouvant tenir compte de lendemains inconnus. Les foules ayant perdu confiance dans leurs chefs, obéissent à ces primitifs instincts qui renaissent toujours dès que l’antique armature d’une société est violemment ébranlée.
L’écroulement des idoles et la servilité des élus issus de votes populaires font croire aux foules que le monde doit leur appartenir. La force est aujourd’hui l’unique loi qu’elles respectent.
A l’époque de la grève des mineurs, qui faillit ruiner la Grande-Bretagne, un journal anglais remarquait que les contrats entre patrons et représentants des ouvriers étaient constamment violés par ces derniers dès qu’ils y trouvaient leur intérêt, et en vertu de ce principe fondamental que la force d’une collectivité crée son droit.
Ce droit crée-t-il à son tour les capacités que l’évolution industrielle exige ? Les expériences de gouvernements populaires récemment tentées permettent de répondre à cette question.
Toutes les affirmations des socialistes ayant été réfutées depuis longtemps sans que cette réfutation ait entravé leur influence, il était nécessaire que fût réalisée l’expérience socialiste. Elle le fut récemment, de façon décisive, dans divers pays. Ses résultats sont si connus qu’on peut se borner à les rappeler brièvement.
En dehors du socialisme intégral tenté dans divers États, plusieurs nations, la France, notamment, ont été soumis depuis longtemps aux tendances socialistes des Parlements. Elles se sont heurtées toujours à des obstacles dérivés, les uns de la structure psychologique de l’homme, les autres des nécessités économiques modernes. Le choc entre les théories utopistes et les inflexibles lois naturelles a coûté fort cher.
Les principaux résultats des influences socialistes parlementaires dans divers pays furent de soumettre beaucoup d’industries à une gestion gouvernementale collective, c’est-à-dire à un étatisme général. Des expériences, cent fois répétées, en ont montré les ruineux effets.
Si ces conséquences furent identiques dans tous les pays et dans toutes les industries, c’est simplement parce que la gestion collective détruit les plus puissants ressorts psychologiques de l’activité humaine : l’intérêt personnel, le sens des responsabilités, l’initiative, la volonté, en un mot les éléments générateurs de tous les progrès qui ont transformé les civilisations.
Les résultats des tendances socialistes permettaient de pressentir ceux que produirait leur définitif triomphe.
Bien des observateurs avaient prédit les catastrophes qu’engendrerait le triomphe complet du socialisme ; mais la valeur de ces prédictions pouvait être contestée, puisque aucune réalisation totale n’était venue les vérifier.
Aujourd’hui, cette réalisation a été tentée par plusieurs peuples. Les résultats obtenus furent identiques partout.
Si l’expérience s’était limitée à la Russie, on aurait pu soutenir qu’un essai tenté chez un peuple demi-civilisé n’était pas absolument probant. Seule, l’expérience faite chez une nation de haute culture pouvait être démonstrative. C’est pourquoi les tentatives de socialisme qui triomphèrent momentanément en Allemagne, en Hongrie et en Italie présentent un intérêt pratique considérable.
Au lendemain de sa défaite, l’Allemagne se trouva dans une période de trouble et de tâtonnements. La guerre lui ayant montré le danger des principes sur lesquels avait été édifiée sa puissance, elle fut naturellement conduite à en chercher d’autres.
Le socialisme s’offrit ou, plutôt, s’imposa pour réparer les maux créés par une monarchie militariste. Faute de mieux, l’Allemagne accepta d’en faire l’essai.
Elle connut alors, en quelques mois, toutes les formes du socialisme, depuis le bolchevisme avec ses soviets, ses pillages et ses massacres, jusqu’à un socialisme anodin, ne conservant de la doctrine que certaines formules.
Au moment de la débâcle, ce fut, d’abord, une révolution violente et le renversement brusque des monarchies séculaires qui gouvernaient les divers États confédérés de l’Empire.
Pendant cette première phase, les partis extrêmes triomphèrent. Les spartakistes bolchevistes régnèrent plusieurs mois, pillant, massacrant et dominant le pays par la terreur, puis instaurant une période de dictature du prolétariat, c’est-à-dire de quelques meneurs du prolétariat.
Des conseils d’ouvriers, à l’image des Soviets russes, s’établirent partout. Il s’ensuivit naturellement, comme en Russie, une complète anarchie.
Les résultats de cette phase socialiste sont bien marqués dans l’extrait suivant d’un grand journal allemand :
« La révolution a compromis le patrimoine national allemand que quatre années de guerre avaient à peine entamé. Les impôts, les confiscations, ont déterminé un exode des capitaux qu’aucune mesure policière ne peut arrêter. Les immeubles, les fabriques, avec leurs machines, qui ne peuvent pas émigrer, sont cédés à bas prix à des étrangers. Les Anglais achètent des mines dans le bassin de la Ruhr. La « National City Bank », de New-York, s’installe à Berlin et dans d’autres grandes villes allemandes. »
Cette période n’a pas duré, parce que la dictature communiste montra rapidement, comme en Russie, son incapacité.
Une autre raison, d’ordre psychologique, l’aurait d’ailleurs empêchée de se prolonger. Cette raison fondamentale, inaccessible aux socialistes, se résume dans la loi suivante :
Quelles que soient les institutions imposées à un peuple ou momentanément acceptées par lui, elles se transforment bientôt suivant la mentalité de ce peuple.
Une telle transformation s’observe dans tous les éléments de civilisation, y compris la religion, la langue et les arts. J’ai consacré, jadis, un volume à la démonstration de cette loi primordiale. Elle domine la politique et l’histoire[4].
[4] Lois Psychologiques de l’Évolution des Peuples (15e édition).
Sous son action le socialisme allemand évolua rapidement.
On le voit en constatant, par exemple, ce qu’est devenue l’institution des Soviets, c’est-à-dire des conseils d’ouvriers, base essentielle du Bolchevisme.
Dans la nouvelle Constitution, un article instituait des conseils d’ouvriers « pour la défense des intérêts économiques des travailleurs. Le gouvernement est obligé de leur soumettre, à titre consultatif, tous les projets de loi de nature économique ».
Le soviet ainsi transformé n’est plus, on le voit, un rouage de gouvernement, puisqu’il est devenu seulement consultatif.
La constitution des soviets russes était fort différente. Des milliers de petits conseils devaient, théoriquement du moins, diriger les intérêts locaux.
Une telle organisation se montra, d’ailleurs, irréalisable. Tous les soviets se considérant comme indépendants, la volonté d’un soviet local était bientôt entravée par celle d’autres soviets.
Le soviet russe représentait, en réalité, le stade le plus inférieur des sociétés primitives. On ne l’observe plus en effet qu’au sein de tribus sauvages.
Après s’être débarrassée du Bolchevisme et des soviets, l’Allemagne eut encore à lutter contre certaines tentatives socialistes, notamment la confiscation et l’administration par l’État de la propriété privée et de toutes les usines de production.
La lutte du gouvernement allemand contre les projets de socialisation se prolongea jusqu’au jour où le public finit par comprendre que l’idée de socialisation reposait sur des erreurs psychologiques et que sa réalisation déterminerait la ruine économique du pays où elle se généraliserait.
Dans l’espoir de satisfaire les derniers militants socialistes, les gouvernants allemands maintinrent encore le principe de la socialisation dans leurs discours, mais ils ne songèrent à socialiser que des industries pouvant — comme les tabacs en France, — par exemple devenir des monopoles d’État productifs.
Pour les autres industries, l’opinion générale est assez bien représentée dans le passage suivant d’un journal allemand :
« … Si le socialisme met la main sur le charbon et le fer, il s’empare, en même temps, de toutes les autres industries, et c’en est fait de la libre concurrence et des capacités individuelles. Or, il faut que nous ne perdions pu de vue le fait que les exploitations de l’État ne sont pas vivifiées par la concurrence, qu’elles entraînent des frais considérables, qu’elles excluent l’exportation ; qu’au contraire, l’activité privée et l’intérêt individuel représentent des forces puissantes et indestructibles, qui font jaillir des sources les plus profondes les trésors de la nature et donnent à un peuple la richesse et la considération. »
Les plus socialistes des dirigeants allemands eux-mêmes reconnaissent que les industries et le commerce d’exportation doivent être laissés en dehors de toute socialisation et rester complètement libres.
Le Bolchevisme n’a pas été expérimenté seulement en Russie et en Allemagne, mais aussi en Hongrie. Ses méthodes dans ce dernier pays furent les mêmes qu’ailleurs : massacre des intellectuels, pillage des banques et des fortunes privées, obligation pour les anciens riches d’exercer un métier manuel. Les appartements particuliers furent réquisitionnés. Une seule chambre était laissée à l’ancien propriétaire, et les autres mises à la disposition des ouvriers.
L’organisation sociale du Bolchevisme hongrois fut copiée sur celle du Bolchevisme russe. Au sommet, un dictateur décrétant réquisitions et supplices.
Les résultats du régime furent naturellement les mêmes qu’en Russie. Toutes les usines se virent obligées, les unes après les autres, de fermer leurs portes, et la misère devint générale.
On vécut alors des anciens stocks accumulés par le précédent régime. Quand ils se trouvèrent épuisés, ce fut la débâcle. Si, pour des raisons restées inconnues, l’Entente ne s’était pas longtemps opposée à l’intervention des Roumains, que le peuple hongrois appelait de tous ses vœux, le régime communiste eût fort peu duré. Il s’effondra dès que quelques régiments approchèrent de la capitale.
L’Angleterre semblait être le pays d’Europe le mieux en état de résister à la vague révolutionnaire. Cependant, le Bolchevisme, grâce aux sommes énormes dépensées en propagande, y a fait quelques progrès.
Les mineurs paraissent les plus contaminés. Leurs menaces sont incessantes. Ils réclament, maintenant, la socialisation des mines, ce qui signifie pour eux que tous les profits de la vente du charbon leur appartiendraient, alors que les frais de production resteraient à la charge de l’État !
Certains extrémistes anglais sont allés plus loin encore. Ils ont prétendu obliger le premier ministre britannique à reconnaître le gouvernement russe des Soviets et empêcher la France d’aider la Pologne qu’une armée russe menaçait. Leur influence seule peut expliquer la conduite du gouvernement anglais dans cette dernière circonstance.
Les prétentions de ces extrémistes ont d’ailleurs soulevé en Angleterre de violentes protestations.
« Le peuple anglais, écrivait le Times, a toujours abhorré la tyrannie sous toutes ses formes. Il ne la tolérera pas plus de la part d’un Comité de Salut Public travailliste que de la part d’un souverain inconstitutionnel. »
On doit l’espérer. En réalité, nul n’en sait rien. Les épidémies mentales peuvent être enrayées mais, tant qu’elles durent, il faut en subir les ravages.
Ce qui semble bien clair aujourd’hui, c’est que certains syndicats anglais voudraient soumettre les masses ouvrières au gouvernement bolcheviste de Moscou. Qui eût prévu, jadis, que la traditionnelle et libérale Angleterre en arriverait là ?
La France est encore le pays qui s’est le mieux défendu jusqu’ici contre les excès socialistes. Cependant, la doctrine continue à y progresser.
Le parti socialiste, qui nous avait tant nui avant la guerre, en paralysant nos armements au point que l’Allemagne crut pouvoir nous attaquer sans risques, a fini par adopter « sans réserve » les conceptions communistes.
Pour reconquérir, son prestige, il sème des illusions redoutables dans l’âme des multitudes.
Ce ne sont malheureusement que les représentants des forces inférieures qui savent s’associer. Puissantes par la pensée, les élites semblent inaptes à l’action et incapables, par conséquent, de se défendre. Il suffit pourtant de quelques hommes énergiques pour sauver un pays du danger socialiste. L’Italie vient d’en fournir un exemple bien frappant.
Le socialisme exerça quelque temps en Italie les mêmes ravages que dans les diverses nations où il avait pénétré.
Durant plusieurs mois, les socialistes italiens purent croire à leur succès définitif. Ils s’étaient emparés des mairies de certaines villes, avaient expulsé les propriétaires des usines et commencé, suivant la méthode universelle du socialisme triomphant, à piller et assassiner. Le Gouvernement tremblait devant eux et cédait de plus en plus à leurs exigences.
La violence des excès provoqua bientôt une réaction. Le fascisme parti nouveau, formé surtout d’anciens combattants, se dressa contre le socialisme et, après une brève lutte, finit par réduire les communistes à une totale impuissance.
Le fascisme réussit uniquement parce qu’il eut à sa tête un de ces hommes résolus, si rares aujourd’hui parmi les gouvernants.
Ce chef, M. Mussolini, possédait deux qualités fort supérieures à celles conférées par l’instruction livresque : du caractère et du jugement.
Devant les coalitions d’intérêt qu’il a froissées en simplifiant les rouages administratifs, dont la complication croissante menace l’existence des Sociétés modernes, le dictateur finira peut-être par succomber mais en laissant une œuvre fort utile.
Son grand mérite fut d’avoir tenté de briser cet étatisme économique qui pèse lourdement aujourd’hui sur tant de pays et que défendent si ardemment les socialistes.
Ses idées ont été clairement exposées dans un discours prononcé par lui à Rome devant les représentants de la Chambre de Commerce internationale. En voici des extraits :
« Les principes économiques dont le nouveau gouvernement italien entend s’inspirer, sont simples. Je crois que l’État doit renoncer aux fonctions économiques, surtout à celles ayant un caractère de monopole, fonctions pour lesquelles il se montre souvent insuffisant. Je crois qu’un gouvernement qui se propose de soulager rapidement les populations de la crise survenue après la guerre, doit laisser à l’initiative privée le maximum de liberté d’action et renoncer à toute législation d’intervention et d’entrave, qui peut sans doute satisfaire la démagogie des parlementaires de gauche, mais qui, comme l’expérience l’a démontré, n’aboutit qu’à être absolument pernicieuse aux intérêts et au développement de l’économie.
Je ne crois pas que cet ensemble de forces qui, dans l’industrie, l’agriculture, le commerce, les banques et les transports, peut être appelé du nom global de capitalisme, soit proche du déclin, comme certains théoriciens de l’extrémisme social se plaisent à l’affirmer. Depuis longtemps, l’expérience qui vient de se dérouler sous nos yeux, et qui est l’une des plus grandes de l’histoire, prouve d’une manière éclatante que tous les systèmes d’économie négligeant la libre initiative et les ressorts individuels, sont dans un très bref délai voués à une faillite plus ou moins lamentable. Mais la libre initiative n’exclut pas l’accord des groupements, d’autant plus facile que la défense des intérêts individuels est faite loyalement. »
J’ai reproduit ce passage parce qu’on ne saurait exprimer d’une façon plus concise et plus juste des vérités éclatantes, que je défends depuis longtemps.
Il faut se féliciter, que l’Europe ait possédé un homme assez énergique pour tâcher de les appliquer. Si son œuvre réussit, il aura contribué à sauver nos civilisations du danger de destruction finale dont le socialisme les menace.