Le déséquilibre du monde
CHAPITRE III
LA PAIX DES PROFESSEURS
Aux erreurs de psychologie précédemment énumérées il faut ajouter les illusions qui présidèrent à la rédaction du traité de paix. Leur importance va être montrée dans ce chapitre.
Peu d’hommes possédèrent au cours de l’Histoire un pouvoir égal à celui du président Wilson lorsque, débarqué en Europe, il dicta les conditions de la paix. Pendant la rayonnante période de sa puissance, le représentant du nouveau monde resta enveloppé d’un prestige que les Dieux et les Rois n’obtinrent pas toujours au même degré.
A entendre ses merveilleuses promesses, une nouvelle lumière allait éclairer l’univers. Aux peuples sortis d’un effroyable enfer et redoutant d’y être replongés apparaissait l’aurore d’une paix éternelle. Un âge de fraternité remplacerait l’ère des carnages et des dévastations.
Ces vastes espoirs ne durèrent pas longtemps. La réalité prouva bientôt que les traités si péniblement élaborés n’avaient eu d’autres résultats que de précipiter l’Europe dans l’anarchie et l’Orient dans une série d’inévitables guerres. La presque totalité des petits États créés en découpant d’antiques monarchies, envahirent bientôt leurs voisins et aucune intervention des grandes puissances ne réussit, pendant de longs mois, à calmer leurs fureurs.
Des diverses causes qui transformèrent en désillusions de grandes espérances, une des plus actives fut la méconnaissance de certaines lois psychologiques fondamentales qui, depuis l’origine des âges, dirigent la vie des nations.
Le président Wilson était le seul personnage assez puissant pour imposer, avec le morcellement de l’Europe, une série des conditions de paix dont on a pu dire qu’elles faisaient hurler le bon sens. Nous savons, aujourd’hui, qu’il ne fut pas leur unique auteur.
Les révélations de l’ambassadeur américain Elkus, que reproduisit le Matin, ont appris que les diverses clauses du traité avaient été rédigées par une petite phalange de professeurs.
« Lorsque le président Wilson confia au colonel House la mission de choisir les futurs délégués, il stipula :
« — Je ne veux que des professeurs de l’Université.
« — Vainement, le colonel tenta de rappeler que l’Amérique possédait de grands ambassadeurs, des industriels qui sont les premiers de la terre, des hommes d’État qui avaient une profonde expérience de l’Europe :
« — Je ne veux que des professeurs, répéta le président. »
Ce fut donc une cohorte de professeurs qui peuplèrent les commissions. « Penchés sur les textes, et non sur les âmes, ils interrogeaient les grands principes abstraits et fermaient les yeux devant les faits. » La paix devint ainsi ce que l’ambassadeur Elkus appelle « une paix de professeurs ». Elle montra, une fois de plus, à quel point des théoriciens pleins de science, mais étrangers aux réalités du monde, peuvent être dépourvus de bon sens, et, par conséquent, dangereux.
Le traité de paix comprenait, en réalité, deux parties distinctes :
1o Création d’États nouveaux, aux dépens surtout de l’Autriche et de la Turquie ;
2o Constitution d’une Société des Nations, destinée à maintenir une paix perpétuelle.
En ce qui concerne la création d’États nouveaux aux dépens de l’Autriche et de la Turquie, l’expérience montra vite, comme je l’ai déjà indiqué plus haut, ce que valait une telle conception. Ses premiers résultats furent d’installer pour longtemps dans ces pays la ruine, l’anarchie et la guerre. On vit alors combien fut chimérique la prétention de refaire à coups de décrets des siècles d’Histoire. C’était une bien folle entreprise de découper de vieux empires en provinces séparées, sans tenir compte de leurs possibilités d’existence. Tous ces pays nouveaux, divisés par des divergences d’intérêts et des haines de races, ne possédant aucune stabilité économique, devaient forcément entrer en conflit.
La minuscule Autriche actuelle est un produit des formidables illusions politiques qui conduisirent le maître du Congrès à désagréger une des plus vieilles monarchies du monde.
Que pourront les Alliés quand l’Autriche, réduite à la dernière misère, reconnaîtra qu’elle ne saurait vivre qu’en s’unissant à l’Allemagne ? C’est alors seulement que les auteurs du Traité de paix constateront l’erreur commise en détruisant le bloc aussi utile que peu dangereux constitué par l’ancienne Autriche.
Prétendre refaire avec une feuille de papier l’édifice européen lentement édifié par mille ans d’histoire, quelle vanité !
M. Morgenthau, ambassadeur d’Amérique, a fait récemment des petits États fabriqués par les décisions du Congrès la description suivante :
« Quel tableau que celui de l’Europe centrale aujourd’hui ! Ici, une poussière de petites républiques sans force physique réelle, sans industrie, sans armée, ayant tout à créer, cherchant surtout à s’étendre territorialement sans savoir si elles auront la force de tout administrer, de tout vérifier. Et là, un État compact de 70 millions d’hommes qui savent la valeur de la discipline, qui savent qu’il s’en est fallu de quelques pouces qu’ils asseyent leur domination sur le monde entier, qui n’ont rien oublié de leurs espoirs, et qui n’oublieront rien de leurs rancunes. »
L’Angleterre respecta les utopies du président Wilson, de solides réalités lui étant accordées en échange de cette tolérance. Gagnant d’immenses territoires, qui en firent la véritable bénéficiaire de la guerre, elle n’avait aucun intérêt à s’opposer aux parties du traité ne la concernant pas.
Restée seule, la France dut subir toutes les exigences de l’idéologie wilsonienne, exigences d’autant plus intransigeantes qu’elles prétendaient dériver de la pure raison.
La manifeste erreur du président Wilson et de son équipe d’universitaires fut justement de croire à cette puissance souveraine de la raison sur la destinée des peuples. L’Histoire tout entière aurait dû leur enseigner, pourtant, que les sentiments et les passions sont les vrais guides des collectivités humaines et que les influences rationnelles ont, sur elles, une bien minime action.
La politique, c’est-à-dire l’art de conduire les hommes, demande des méthodes fort différentes de celles qu’utilisent les professeurs. Elles doivent toujours avoir pour base cette notion fondamentale que les sentiments s’influencent, je le répète encore, avec des sentiments et non avec des arguments rationnels.
La constitution de la Société des Nations, bien que distincte du traité de paix, lui reste intimement liée. Son but était, en effet, de maintenir cette paix.
Elle débuta par un éclatant échec : refus du Sénat américain de s’associer à la création du président Wilson.
Idéalistes, parfois les dirigeants de l’Amérique conservent cependant une claire vision des réalités, et les discours des professeurs ne les influencent guère. Le successeur de M. Wilson a résumé les motifs de leur refus dans les termes suivants :
« Le seul covenant que nous acceptons est le covenant de notre conscience. Il est préférable au contrat écrit qui fait litière de notre liberté d’action et aliène nos droits entre les mains d’une alliance étrangère. Aucune assemblée mondiale, aucune alliance militaire ne forcera jamais les fils de cette République à partir en guerre. Le suprême sacrifice de leur vie ne pourra jamais leur être demandé que pour l’Amérique et pour la défense de son honneur. Il y a là une sainteté de droit que nous ne déléguerons jamais à personne. »
Nous aurons à parler plus loin de la Société des Nations. Construite sur des données contraires à tous les principes de la psychologie elle n’a fait que justifier les opinions de l’Amérique en montrant son inutilité et son impuissance. Il fallait en vérité une dose prodigieuse d’illusions pour s’imaginer qu’un grand pays comme les États-Unis consentirait à se soumettre aux ordres d’une petite collectivité étrangère sans prestige et sans force. C’eût été admettre l’existence en Europe d’une sorte de super-gouvernement dont les décisions eussent régi le monde.