Le déséquilibre du monde
CHAPITRE II
LES RÉFORMES DE L’ENSEIGNEMENT EN FRANCE
ET LES UNIVERSITÉS GERMANIQUES
Il y a déjà vingt ans que M. Ribot, l’éminent président de la Commission parlementaire réunie pour examiner la valeur de notre enseignement universitaire, formulait comme conclusion de cette enquête la dure sentence que voici :
« Notre système d’éducation est dans une certaine mesure responsable des maux de la société française. »
Malgré cette solennelle déclaration, rien, absolument rien, n’a été changé dans nos méthodes universitaires. Les manuels que, du baccalauréat à l’agrégation, les candidats doivent apprendre par cœur sont de plus en plus lourds, les grands laboratoires entretenus par l’État de plus en plus vides. Les rares savants indépendants qui subsistaient encore disparaissent chaque jour. Les professeurs officiels restent seuls maîtres et ne se doutent même pas à quel point est funeste l’influence qu’ils exercent sur l’avenir de leur pays.
On devait naturellement s’attendre à voir l’Université déduire des vertus manifestées par l’armée pendant la guerre que l’honneur en revenait à son enseignement. Elle oubliait ainsi que la très immense majorité des hommes qui déployèrent ces qualités — officiers ou soldats — s’étaient formés en dehors de toute influence universitaire.
Les ministres de l’Instruction Publique qui, depuis un demi-siècle, tentèrent vainement de réformer notre enseignement universitaire ont dû souvent songer à la légende de Sisyphe, condamné par les dieux à remonter éternellement au sommet d’une montagne un rocher qui en retombait toujours.
Reconnaissant, comme ses prédécesseurs, la triste médiocrité de notre enseignement, un nouveau ministre de l’Instruction Publique se proposa récemment de le modifier une fois encore.
Son idéal était de renforcer l’enseignement du grec et du latin auquel, avec une foi religieuse partagée par beaucoup de braves gens, il attribuait une mystique vertu.
L’auteur de ces nouvelles réformes eut raison de répéter, avec la totalité de ses prédécesseurs, que le but de l’enseignement doit être la formation de l’esprit. Peu importerait, évidemment, ce qui serait enseigné, fût-ce le sanscrit, si une telle formation était obtenue.
La position qu’occupe un pays sur l’échelle de la civilisation dépend du niveau de son élite. La valeur de cette élite se mesure surtout à la qualité des savants indépendants que l’enseignement a su former.
Leur rôle est très net. Si les professeurs ont pour mission d’enseigner la science déjà réalisée, c’est aux savants indépendants qu’il appartient de la perfectionner.
L’immense influence de cette catégorie de savants ne peut se contester. Toutes les grandes lois fondamentales de la physique : lois d’Ohm, principe de Carnot, conservation de l’énergie, etc., leur sont dues. A eux également revient la presque totalité des inventions qui ont renouvelé la face de la civilisation : machine à vapeur, chemins de fer, photographie, télégraphie électrique, téléphonie, industrie du froid, etc.
La grande force de l’éducation en Allemagne et aux États-Unis est d’avoir su créer une légion de ces savants indépendants. L’évolution industrielle et économique de ces pays représente leur œuvre.
La supériorité, si mal comprise en France, des universités allemandes, ne résulte pas de différences des programmes. Ils sont les mêmes partout. Elle tient à des causes d’ordre psychologique, notamment au recrutement des professeurs.
En France, on ne devient professeur qu’après une série de concours exigeant beaucoup de mémoire, mais ne demandant aucune recherche personnelle.
Les longues années passées chez nous à loger dans la mémoire le contenu de gros manuels et à « contempler des équations au lieu de regarder les phénomènes », sont consacrées en Allemagne, par le candidat professeur, à exécuter des travaux personnels dans un des nombreux laboratoires libéralement ouverts à tous les chercheurs. Puis, l’enseignement étant libre, le futur professeur ouvre un cours, payé, comme tous les cours, par les élèves. Si ces derniers en tirent profit, la réputation du maître grandit et il finit par être appelé dans une des chaires officielles des 25 universités allemandes. Il recevra alors un traitement régulier, mais la plus grande partie de ses émoluments restera toujours payée par les élèves. Il en est de même en Belgique. Je tiens de l’ancien professeur de physique de l’université de Liége, M. de Heen, que ses leçons lui rapportaient plus de 60.000 francs par an.
C’est donc, on le voit, l’élève qui, indirectement, choisit les professeurs, en Allemagne. « Privat-docent » ou titulaire d’une chaire officielle, le maître a le plus grand intérêt à s’occuper de ses élèves, puisque la majeure partie de son traitement provient de leurs rétributions. Dès que l’enseignement se montre insuffisant, les élèves disparaissent.
Un des résultats finals des méthodes universitaires allemandes est d’inculquer le goût de l’étude et des recherches. Les nôtres finissent par inspirer, au contraire, l’horreur de toute cette science livresque si péniblement acquise. Dès qu’ils possèdent les diplômes nécessaires pour obtenir une place, les professeurs ne produisent plus rien. Nos grands laboratoires restent le plus souvent vides. Il est donc bien inutile d’en réclamer de nouveaux.
Alors que les savants indépendants sont très encouragés en Angleterre, en Amérique et en Allemagne, ils se voient si mal accueillis en France que leur nombre diminue tous les jours. Les rares survivants disparaîtront bientôt entièrement.
Les savants qui ont tant contribué à créer la puissance économique de l’Allemagne la reconstruiront rapidement. Profitant des leçons du passé, cette Allemagne nouvelle sera terriblement dangereuse.
Je livre ces réflexions aux méditations des universitaires qui ne cessent de manifester leur hostilité aux savants indépendants, si indispensables pourtant à la grandeur de leur pays.
Entamer l’épaisse carapace d’illusions dont certains maîtres de l’université restent enveloppés étant impossible, tout ce qu’on peut espérer c’est de faire réfléchir les esprits que la lourde empreinte universitaire n’a pas figés encore. De l’éducation des générations qui grandissent, éducation du caractère tout autant que de l’intelligence, notre avenir dépend. Il faut le répéter toujours.
Nos méthodes universitaires ne sont pas seulement impuissantes à développer l’intelligence. Elles le sont plus encore à former le caractère. Or, les hommes sont beaucoup plus guidés par leur caractère que par leur intelligence.
Si notre Université ne se préoccupe pas de la formation du caractère, c’est parce que cette formation ne saurait être constatée par les examens, but essentiel de son enseignement. Peu lui importe donc que beaucoup de ses élèves n’ayant acquis aucune qualité de caractère soient condamnés à traverser le monde sans y rien comprendre et, par conséquent, sans pouvoir y jouer un utile rôle.
Les aptitudes psychologiques caractéristiques des divers peuples représentant un héritage ancestral, on ne saurait évidemment agir très profondément sur elles. Il existe cependant certaines méthodes capables d’influencer, ou tout au moins d’orienter, ces éléments fondamentaux de la personnalité.
La possibilité de telles modifications est prouvée en constatant les transformations subies pendant cinquante ans par l’Allemagne et le Japon. C’est grâce à elles, je le répète, que l’Allemagne, malgré la diversité des races qui la composent, devint la première puissance industrielle du monde, et que le Japon, petite île, ne possédant jadis ni pouvoir ni prestige, devint un puissant empire.
Notre avenir ne dépend pas seulement des aptitudes techniques de nos ouvriers mais surtout des capacités des élites qui les dirigent. Or, ces élites, au moment de la guerre, se laissaient de plus en plus dépasser par des concurrents étrangers.
Les raisons de leur insuffisance étaient identiques dans les branches les plus diverses de notre activité.
On le constate facilement en parcourant les soixante volumes publiés durant la guerre par la Société d’Expansion Économique sur nos principales industries. Je les ai résumées dans un précédent ouvrage[9]. Tous les auteurs de ces enquêtes donnent les mêmes explications psychologiques de la décadence profonde révélée par la statistique de nos diverses entreprises. Nulle part il n’est parlé de l’insuffisance intellectuelle des chefs mais, à chaque page, d’insuffisances psychologiques résultant de défauts de caractère observés dans toutes les professions.
[9] Psychologie des temps nouveaux.
C’est à supprimer ces défauts que devrait tendre notre régime universitaire. En réalité, il n’y tend pas du tout.
Actuellement, notre Université fabrique à coups de manuels d’innombrables diplômés, mais elle reste impuissante à former des élites. Le personnel dirigeant, issu à peu près exclusivement des concours, constitue souvent une bien médiocre élite.
J’aurai à revenir bientôt sur l’éducation du caractère et à montrer comment la discipline, l’ordre et la méthode qui firent la force de l’Allemagne lui furent inculqués par son régime militaire. En Angleterre et en Amérique, où ce régime n’existait pas, il a été remplacé par des sports, qualifiés justement d’éducateurs, car ils impliquent les mêmes qualités que celles résultant du service militaire.
Insister serait inutile. Notre enseignement universitaire est arrivé à cette phase de décrépitude sans remède où sombrent les institutions qui ne surent pas évoluer.