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Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

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III. — En route vers Alger, par Rome et Nancy.

A le voir ainsi se prodiguer, s’attarder tour à tour dans les sphères où s’élaborait la politique et dans les sphères où se fabriquait l’esprit public, et tâcher d’influer, par celles-ci, sur celles-là, d’aucuns peut-être l’accusaient sommairement d’être un ambitieux, un friand d’honneurs. Mais non, l’évêché de Vannes lui eût permis d’émerger ; il le refusait, n’ayant pas soif de faire carrière. Il lui parut qu’à Rome l’auditorat de la Rote lui permettrait d’agir, de rester en contact avec les hautes cimes de l’Église et les hautes cimes de l’État, et de leur redire les besoins de l’Orient ; il accepta, et Pie IX, sans retard, le faisait entrer comme consulteur dans la congrégation spéciale qu’il venait de créer à la Propagande pour les rites orientaux. L’église nationale de Saint-Louis-des-Français entendit Lavigerie, en février 1862, dénoncer les misères de l’Orient. L’instinct de conquête qui fait les apôtres trouve dans l’atmosphère séculaire de Rome — de toutes les Romes — une merveilleuse éducatrice : à l’école des Césars, à l’école des Papes, il se discipline et il se complète, il se règle et il se parachève, par l’esprit d’organisation. Lavigerie ne se bornait pas au rôle d’accusateur : il traçait, dans ce même sermon, le plan de séminaires pour la formation d’un clergé indigène oriental ; et voyant s’allumer, parmi les Slaves de Bulgarie, certaines étincelles, il créait un comité à Civita-Vecchia pour les ramener à l’unité romaine[99].

[99] Texte du discours dans Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 245-263.

Mais que pesaient une heure de sermon, une réunion de comité, en face des multiples heures durant lesquelles cette cour de cassation qu’était la Rote examinait petits et grands procès ? Lavigerie s’ennuyait d’être ainsi « juge de mur mitoyen » ; il en souffrait, il allait le dire à Pie IX. Il sentait aussi, de jour en jour, se tendre les rapports entre le Saint-Siège et l’Empire français ; la question romaine s’exacerbait, des heurts étaient imminents ; « Je me trouvai forcément mêlé, écrira-t-il plus tard, à toutes les questions ardues que soulevait l’occupation d’une partie des États de l’Église par l’usurpation italienne et celle de Rome par les Français. Je ne tardai pas à ressentir une très vive répugnance pour ce rôle, à une époque surtout où la question du Saint-Siège devenait si grave avec la France. Comme Français, je devais servir et surtout ne jamais trahir mon pays ; comme prêtre, je devais soutenir et défendre le Pape, qui, lui, ne voulait ni être soutenu, ni être défendu autrement que par l’affirmation de son droit absolu et complet. On avait résolu de le sauver alors malgré lui, comme on disait, en faisant avec l’Italie, en dehors de lui, la convention de septembre. De là un louvoiement perpétuel, dans l’impossibilité de tout condamner ni de tout approuver, dans l’intérêt des causes que l’on doit défendre[100]. » Entre les deux puissances qui risquaient de s’entre-choquer, Lavigerie se jugeait mal qualifié pour servir de tampon. « Je ne suis pas diplomate », confiait-il à Pie IX, sans trop croire, peut-être, qu’il ne l’était pas. C’est au contraire le propre des diplomates de pressentir les mauvais terrains ; et Lavigerie, venu à Rome avec la confiance des deux pouvoirs, se rendait compte qu’un ancien professeur de Sorbonne, aisément suspect de gallicanisme, était peu désigné pour se mêler à leurs brouilles : il voulait s’en aller.

[100] Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 267.

Mais qu’allait-on faire de lui ? En général, on cherche l’homme qui convient à la fonction. Paris et Rome devaient renverser le problème, il fallait trouver une fonction qui convînt à cet homme-là. Il fut un instant question de lui donner un titre d’archevêque in partibus avec résidence à Paris ; il se serait ainsi, de loin, sur l’échiquier du Levant, taillé une façon d’archidiocèse, dont l’œuvre des Écoles d’Orient eût fourni le budget. Un lointain champ d’action qui n’aurait de frontières que celles qu’il fixerait, cela de prime abord lui plaisait. Mais il y avait là je ne sais quoi d’exceptionnel, qui fit peut-être peur ; et Paris et Rome, en mars 1863, s’entendirent, finalement, pour faire de lui un évêque de Nancy.

Ses armes épiscopales, un pélican qui nourrit ses petits de son sang, parlaient de charité, et bientôt pourtant il apparut fastueux ; il lui fallut en son évêché des meubles neufs pour ses réceptions et, dans le chœur de sa cathédrale, un trône pontifical étincelant, pour les liturgies. Mais descendu de son trône, disparu de ses salons, il vivait en ascète, dans une chambrette. Il avait une très haute notion de l’évêque ; il estimait opportun de la traduire en images, par la majesté de sa stature, par l’éclat de son accueil, par la pompe de ses cérémonies ; il savait que la magnificence est parfois un instrument de règne. On l’avait dit autoritaire, avant qu’il n’arrivât : il fit à ses prêtres cette surprise, de créer, pour leurs affaires disciplinaires, la première officialité diocésaine qui, dans la France du Concordat, ait fonctionné sur des bases vraiment régulières ; l’évêque le plus autoritaire qu’ait peut-être connu cette période, et que son naturel devait parfois entraîner à certains soubresauts d’absolutisme, fut au dix-neuvième siècle le premier qui, renonçant à juger lui-même ses clercs, leur assura des garanties judiciaires ; il ne se réservait que le droit de grâce, ne voulant pas se dessaisir de cette souveraineté-là. Il lui fallut moins de quatre ans pour créer en faveur de ses vieux prêtres une caisse de retraites, et pour ouvrir aux jeunes laïcs, que leurs études supérieures appelaient à Nancy, une maison d’éducation ; moins de quatre ans pour transfigurer les études cléricales par la création d’un séminaire de philosophie.

Il lui déplaisait, et très sincèrement il s’en ouvrait à Pie IX, que dans le clergé de France la vraie science fût beaucoup trop négligée. « L’outrecuidance et l’exagération dans les affirmations, déclarait-il, ne remplacent malheureusement pas le savoir profond et solide ; et sous ce rapport, nous restons bien loin de nos pères et même de plusieurs autres clergés des nations étrangères. »

Sous la mitre, l’ancien élève de l’École des Carmes se retrouvait : il ne cachait pas à ses curés qu’il rêvait de ressusciter le « clergé doctoral, tel qu’il existait parmi nous, dans les premiers siècles ». Ses congrégations de femmes furent très émues en apprenant que Monseigneur considérait le brevet d’obédience comme une insuffisante garantie de science, et qu’il instituait, en son évêché, des examens pour les sœurs. Quelle idée, chez ce jeune prélat, de se montrer plus exigeant que la loi Falloux ! Cette fantaisie lui passerait, disait-on, d’autant que déjà, dans l’épiscopat, deux de ses collègues le blâmaient ; on allait le faire sermonner par le nonce. Mais d’un bond Lavigerie était chez le Pape, faisait approuver par une congrégation romaine l’ordonnance tant discutée, puis courait à Paris, voyait le nonce, le laissait tempêter, et lui montrait ensuite, en prenant congé, la décision de la congrégation romaine[101]. Durant toute sa vie épiscopale, Lavigerie excellera dans l’art de consulter Rome et dans l’art de lui obéir, et ne les séparera jamais l’un de l’autre.

[101] Félix Klein, le Cardinal Lavigerie et ses œuvres d’Afrique, p. 32-34 (Paris, Poussielgue, 1893).

Tout se transformait, tout se renouvelait, dans le diocèse de Nancy ; il semblait que les regards de Lavigerie fussent concentrés sur son troupeau ; et c’est à la vie de son diocèse que se rapportaient toutes ses paroles épiscopales, tous ses actes épiscopaux. Plusieurs évêques à cette date disaient volontiers leur mot dans les différends entre l’Empire et le Saint-Siège : Lavigerie restait à l’écart, et ajournait, de propos délibéré, tout commentaire de l’encyclique Quanta cura et du Syllabus. On pourra relever, dans sa vie d’évêque, nombre d’escarmouches contre l’État ; mais ce seront des escarmouches dont il aura lui-même réglé l’allure, précisé le terrain, mesuré la portée, qu’il conduira avec plus de tristesse que d’allégresse, et que toujours il aura le désir d’abréger. « L’État et l’Église, disait-il dans l’un de ses mandements de Nancy, ont également à perdre à des dissensions douloureuses ; formule limpide dont s’inspirera toute son activité politique, cheminant volontiers d’un pouvoir à l’autre, pour les prémunir, l’un et l’autre, contre l’esprit de dissension ; et si quelques-uns insinuaient que c’était là un programme d’opportuniste, je voudrais leur persuader que c’est bien plutôt un programme de missionnaire, — de missionnaire patriote, qui avait entrevu, dans le Levant, l’entr’aide que la France et l’Église se pouvaient prêter, et qui redoutait les luttes intestines comme une gêne et comme une menace pour ces lointaines collaborations. Missionnaire, Lavigerie l’était toujours, on le sentait dans une lettre pastorale sur saint Martin, dont le sanctuaire provisoire s’inaugurait à Tours. Le portrait de saint Martin, tel qu’il le traçait dans cette lettre, c’était moins peut-être une reconstitution du passé qu’un programme personnel d’activité épiscopale.

Soudainement le champ d’action requis par ce programme allait se présenter. Le 11 novembre 1866, se trouvant à Tours pour l’inauguration du sanctuaire, Lavigerie se voyait, en rêve, transporté dans un pays lointain, parmi des hommes noirs ou basanés qui parlaient une langue inconnue. Le 18, il recevait du maréchal de Mac-Mahon, gouverneur de l’Algérie, l’offre de l’évêché d’Alger, vacant depuis l’avant-veille par la mort de Mgr Pavy. « Cette position, disait le maréchal, est, selon moi, une des plus importantes qui puisse être confiée au clergé de France ; elle présente, il est vrai, des difficultés grandes. Mais je connais votre zèle pour la religion, et je suis persuadé que ce ne seront pas ces difficultés qui pourront arrêter un homme de votre caractère. » Lavigerie, au bout de vingt-quatre heures, acceptait. Il répondait au maréchal : « Jamais je n’aurais pensé de moi-même à quitter un diocèse que j’aime profondément et où j’ai conservé des œuvres nombreuses ; et si Votre Excellence me proposait un siège plus considérable que celui de Nancy, ma réponse serait certainement négative. Mais je n’ai accepté l’épiscopat que comme une œuvre de dévouement et de sacrifices. Vous me proposez une mission pénible, laborieuse, un siège épiscopal de tous points inférieur au mien, et qui m’est cher, vous pensez que j’y puis faire plus de bien qu’un autre. Un évêque catholique, monsieur le Maréchal, ne peut répondre qu’une seule chose à une semblable proposition : j’accepte le douloureux sacrifice qui m’est offert[102]. » Ayant fait à Nancy son apprentissage d’évêque, il allait devenir, à Alger, l’évêque missionnaire. L’Algérie à christianiser, et puis, plus au delà, un continent barbare de deux cents millions d’âmes à conquérir, voilà ce qu’il entrevoyait. S’éloigner ainsi, c’était un « douloureux sacrifice », un « déchirement de cœur » ; mais quoi qu’il lui en coûtât, il était prêt, ayant « la jeunesse, l’habitude de la parole, celle de grouper les volontés et les ressources. » Ainsi justifiait-il sa décision, dans une lettre à Mgr Maret. « Je suivais, écrira-t-il plus tard, l’attrait impérieux de ma jeunesse vers l’apostolat, et je répondais à l’appel de Dieu. »

[102] Mac-Mahon à Lavigerie, 17 novembre 1866 ; Lavigerie à Mac-Mahon, 19 novembre 1866 (dans Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 184-186).

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