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Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

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VII. — La solution du conflit.

Lavigerie avait contre lui le gouverneur général, le ministre de la Guerre, l’Empereur. Mais celui que l’Algérie croyait vaincu avait déjà passé la mer, pour livrer bataille, à Paris. Baroche, le ministre de la Justice, avait dit à Niel : « La question se réduit à savoir si, lorsqu’un évêque a recueilli, nourri et soigné des orphelins abandonnés par leurs familles, on peut à un jour donné les enlever à l’évêque, non pour les rendre à leurs parents, mais pour les livrer à une tribu qui tient, par-dessus tout, à en faire des musulmans[145] », et Baroche avait appelé Lavigerie, pour qu’il fît valoir auprès de l’Empereur cette considération. Autour du cabinet impérial les influences s’agitaient, s’entre-heurtaient. Un « savon » l’attend là-bas, écrivait le général Borel au colonel Hanoteau, et le général ajoutait ces mots, témoignage de l’excitation qui régnait dans l’entourage de Mac-Mahon : « Avez-vous jamais trouvé tant de violence, d’astuce, d’ignorance, de mauvaise foi, de haine et de passion réunies ensemble, et tout cela sous la robe d’un prêtre et d’un archevêque ? Il est bien à désirer qu’il ne revienne plus ici[146]. »

[145] Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868.

[146] Borel à Hanoteau, 21 mai 1868. (Lettre inédite.)

L’Empereur, d’abord, fermait sa porte au prélat, et partait pour Biarritz. Lavigerie l’y suivait, ayant dans son portefeuille une phrase qu’avait prononcée l’Empereur, à Alger, en 1860 : « La Providence nous a appelés à répandre sur la terre d’Algérie les bienfaits de la civilisation. » Derrière la porte impériale, enfin forcée, un glacial accueil l’attendait ; mais il répéta la phrase impériale, en demandant : Que fais-je autre chose ? Et s’il en faut croire une lettre de Niel à Mac-Mahon, il reconnut du reste « avoir quelques torts, mais chercha à prouver qu’un grand nombre de personnes étaient de son avis, et produisit, à l’appui de son attestation, des lettres émanant d’officiers de l’armée »[147]. Il osait ajouter que si le gouvernement ne lui rendait pas la liberté de faire son devoir, il la prendrait. A l’issue de l’audience, il obtint de l’Empereur la promesse d’une lettre ministérielle l’autorisant à garder ses orphelins et à faire auprès des Arabes son œuvre de charité. Une dernière manœuvre fut tentée. Baroche le fit venir, lui offrant une seconde fois, pour en finir avec ses difficultés, la coadjutorerie de Lyon. Ce serait me déshonorer, répondit Lavigerie. Le Pape, le 27 mai, dans un bref, le félicitait d’avoir, « par sa charité, incliné le cœur des infidèles vers la religion et la nation dont ils avaient reçu tant de bienfaits, et rompu ainsi l’obstacle qui jusque-là s’opposait à l’apostolat chrétien ».

[147] Niel à Mac-Mahon, 20 mai 1868. (Archives de la Guerre.)

Vingt-quatre heures plus tard, la lettre ministérielle qu’avait promise l’Empereur paraissait au Journal officiel. Le maréchal Niel y signifiait au prélat : « Le gouvernement n’a jamais eu l’intention de restreindre vos droits d’évêque, et toute latitude vous sera laissée pour étendre et améliorer les asiles où vous aimez à prodiguer aux enfants abandonnés, aux veuves et aux vieillards, les secours de la charité chrétienne[148]. »

[148] Niel consolait Mac-Mahon, dans une lettre du 25 mai 1868, en lui expliquant que « le principe d’autorité du gouverneur général, juge en dernier ressort de l’opportunité de la création d’asiles hospitaliers », demeurait sauf. (Archives de la Guerre.) On trouvera dans la Revue d’histoire des Missions, septembre 1925, le texte de ces lettres inédites du maréchal Niel.

Lavigerie avait cause gagnée ! « Voilà donc, écrivait-il, l’aurore d’une ère nouvelle en Algérie, et, pour la charité catholique, l’assurance d’un avenir meilleur[149]. » Dans sa visite à Biarritz, en ce diocèse même où il avait voulu, à l’âge de treize ans, être curé de campagne, il venait de conquérir, à l’âge de quarante-trois ans, le droit de devenir le grand aumônier de l’Islam, le droit d’en devenir peut-être l’archevêque.

[149] Lavigerie au directeur de l’Œuvre des Écoles d’Orient, 23 mai 1868 (Œuvres choisies, I, p. 202).

Les Tuileries avaient cessé de restreindre son bercail aux deux cent mille colons européens dont lui parlait, quelques mois plus tôt, la lettre impériale ; les Tuileries consentaient que l’Église romaine ouvrît vers l’Islam certaines avenues.

« D’une part, concluait Louis Veuillot, l’Église d’Alger possède une force qu’on ne lui connaissait pas : l’opinion est pour elle. D’autre part, et comme conséquence de ce fait important, la question se trouve à l’étude dans le sein du gouvernement lui-même plus qu’elle n’y fut jamais. On peut attendre que les bureaux arabes ne trancheront plus en ces matières aussi lestement qu’ils en avaient coutume. L’éveil est donné et l’archevêque a tous les moyens de reprendre un débat dont la bonne issue n’importe pas moins à la colonisation qu’à la religion. Ces deux causes sont jointes et savent désormais qu’elles doivent succomber ou triompher ensemble.

« Nous demandons à Dieu qu’il soit encore temps, et qu’un Abd-el-Kader ou un Bou-Maza ne s’élève pas un jour du milieu de ces enfants arabes, à qui une folie doublement déplorable s’obstine à fermer l’Évangile et à ouvrir le Coran[150]. »

[150] Veuillot, Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires, 3e série, II, p. 526.

Deux ans plus tard, dans une note qu’il adressera au gouvernement de Tours, Lavigerie dira : « Il faut respecter scrupuleusement la foi religieuse des indigènes, en leur laissant toute liberté de la pratiquer. Mais il faut aussi, par tous les moyens moraux en notre pouvoir, les relever de leur abaissement et surtout de leur paresse et de leur faiblesse. Sans cela, au contact d’une population intelligente et active, ils disparaîtront tous, et, dans un siècle, il n’en restera plus un seul[151]. »

[151] Tournier, Correspondant, 10 mars 1912, p. 835 et suiv.

Les feuilles algériennes hostiles, qui ne voulaient voir en lui qu’un convertisseur, fourvoyaient l’opinion : ses premières démarches en pays d’Islam étaient celles d’un civilisateur, qui voulait enseigner aux indigènes le bon usage de leurs bras, et de leurs terres, et de leurs vies.

Il avait demandé la liberté, il l’avait obtenue. Il ne voulait pas en user, déclarait-il, pour la prédication directe de la foi chrétienne aux Arabes. Il lui semblait que « cette prédication faite imprudemment, au lieu de hâter l’œuvre, l’éloignerait et la rendrait à jamais impossible, en faisant naître les oppositions du fanatisme »[152]. Mais c’était par l’exemple, par les bienfaits, par la charité, par le temps enfin, qu’un rapprochement, à son avis, devait s’opérer ; et ce rapprochement, il avait confiance qu’un jour l’État lui en saurait gré, puisque des millions de bras, toujours prêts à s’armer, seraient ainsi remis à la disposition de la France, pour rendre à la terre d’Algérie son antique fécondité des temps romains, que l’Islam avait abolie.

[152] Lavigerie, « Lettre au président de l’Œuvre des Écoles d’Orient sur le premier village d’orphelins arabes », janvier 1873 (Œuvres choisies, I, p. 237).

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