Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
VIII. — La croix sous l’équateur : la « masse noire » des martyrs. Lavigerie dans son observatoire de Biskra.
Carthage d’ailleurs rappelait Lavigerie : tout le monde, là-bas, avait besoin de lui. Sa puissance était une bienfaisance. Des prêtres qui soignaient et secouraient les malades, des sœurs qui soulageaient la misère des femmes et des enfants, telle était la cour dont s’entourait cette souveraineté. Et lorsque des détracteurs l’accusaient à la tribune française de « poursuivre une œuvre de prosélytisme inacceptable », de « provoquer même », par ce prosélytisme, « des soulèvements et des attentats », de « préparer des vêpres tunisiennes », il répondait qu’il ne faisait rien de plus que d’« aimer les musulmans, et de leur montrer qu’en les aimant ainsi il obéissait à une loi de charité supérieure à la leur ». Notre seule joie, disait-il, c’est, après tous nos sacrifices, d’entendre ces musulmans nous dire quelquefois : « Ah ! vraiment les chrétiens de France sont bons[218]. »
[218] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 522.
Son palais jouissait d’une sorte de droit d’asile : femmes persécutées, esclaves fugitives, favoris disgraciés de la cour beylicale, y trouvaient protection, sécurité. Les diplomates des diverses puissances se tenaient en rapport avec lui ; il avait des relations particulièrement suivies avec le consul d’Angleterre, avec Julius Eckardt, consul d’Allemagne, mais beaucoup plus distantes avec celui d’Espagne, qui avait un jour tenté de se mettre sur son chemin, avec celui d’Autriche, qui s’était contenté de lui faire une « visite en papier ». Lavigerie savait être susceptible, au nom de la France[219]. Julius Eckardt nous parle longuement de lui dans ses Mémoires ; il s’y montre fasciné par la physionomie de cet archevêque, qu’il jugeait « extraordinairement majestueuse ». On prenait une leçon de politique, en regardant Lavigerie manier les colonies étrangères. La colonie maltaise, où il avait son banquier, lui obéissait : sur un mot de lui, en janvier 1884, on avait vu les représentants de cette colonie s’en aller saluer Paul Cambon, sous la conduite d’un capucin qui servait d’interprète. La colonie italienne, qui d’abord avait partagé les susceptibilités de ses consuls, s’apprivoisait lentement : « Lavigerie, écrit Julius Eckardt, savait si habilement ménager les côtés faibles des Italiens, qu’il apparaissait comme leur ami. » La supériorité notoire des écoles entretenues par le cardinal, la prépondérance économique qu’il devait à ses vignobles, cultivés par des centaines de travailleurs, donnaient à son prestige de nouvelles assises.
[219] Julius v. Eckardt, Lebenserinnerungen, II, p. 173-175 (Leipzig, Hirzel, 1910).
« A Tunis, lisait-on dans l’Indépendant Tunisien du 27 juin 1885, le voyageur n’est pas peu surpris d’entendre un sermon français devant un auditoire à peu près entièrement composé de Maltais et d’Italiens. On peut dire, sans exception aucune, que Lavigerie est le maître spirituel de la colonie étrangère sur ces rivages. Son ministère est tout-puissant pour calmer les irritations, pour déjouer les complots contre la France, pour maintenir dans l’obéissance et le devoir toutes ces populations dont une religion commune est le seul lien[220]. » Malmusi, le consul d’Italie, observait que grâce au cardinal, l’Église, au moins en Tunisie, était traitée et respectée par la France comme une alliée de la cause française[221].
[220] Cité dans Pontois, les Odeurs de Tunis, p. 337 (Paris, Savine).
[221] Eckardt, op. cit., II, p. 178.
Les intérêts politiques de la France exigeaient que cet archevêque fût là. Il disait nettement à Malmusi : « Votre prédécesseur Maccio est devenu, par son attitude, le véritable auteur du protectorat ! Que vous suiviez son exemple, et le protectorat peut devenir une annexion. » Ce n’était là qu’un avertissement amical, nullement une menace, car nul n’était plus hostile que le cardinal à l’idée d’une annexion pure et simple de la Tunisie. Un jour le commandant du corps expéditionnaire, qui avait nom général Boulanger, s’enthousiasmait pour cette idée ; mais Paul Cambon, qui demeurait rebelle, se réjouissait de trouver, auprès du pouvoir public et de l’opinion française, un efficace appui dans la personne de Lavigerie, partisan décidé du protectorat.
La sollicitude de Lavigerie pour l’Église tunisienne exigeait aussi qu’il fût là ; Carthage recevait des Carmélites, des Franciscaines missionnaires de Marie ; c’était toute une petite cité de Dieu qui s’étendait, se disséminait, se posait avec un parti-pris d’archéologique ferveur sur tous les points précis de l’acropole consacrés par des souvenirs chrétiens ; et cette cité de Dieu devait un jour, dans la pensée de Lavigerie, devenir, sur cette acropole, le berceau d’une grande ville. Combien apparaissaient mesquins, en face de toutes ces promesses d’avenir, les votes des Chambres marchandant ou supprimant des crédits : « Je me moque bien de cette bêtise, disait Lavigerie à Eckardt, une seule quête me rapportera plus que cette bagatelle » ; et il s’exprimait si librement qu’il envoyait ensuite un de ses chanoines prier le consul de ne point transmettre en clair ses propos, s’il lui plaisait de les raconter[222].
[222] Eckardt, op. cit., II, p. 181.
Le scolasticat des Pères Blancs groupait autour du vieil archevêque les prémices du futur apostolat de l’Afrique ; il aimait s’entourer de ces jeunes recrues. Il voulut les avoir sous son regard, en cette émouvante journée du 20 juin 1886 où, après avoir baptisé les cloches de sa cathédrale de Saint-Louis, il descendit dans un caveau qu’il avait fait construire, proclama que ce serait là sa tombe, et fit planer sa bénédiction. Cet artisan de résurrection signifiait à ces enfants que la pensée de la mort, en lui, dominait toutes les autres, et qu’elle l’invitait, sans cesse, à mieux régler sa vie, et à mieux travailler à mesure que le temps lui échappait. La nuit viendra, continuait-il, dans laquelle on ne travaille plus.
Du travail, l’Afrique centrale lui en donnait. Il y possédait là quatre vicariats, Nyanza, Tanganyika, Haut-Congo, Ounyanembé. Dans les deux premiers, la semence chrétienne mûrissait rapidement : ces conquêtes de l’Église sur les peuples noirs le consolaient un peu des piétinements qui semblaient au contraire s’imposer à elle, aux portes de l’Islam. Des orphelinats se fondaient, où affluaient les négrillons rachetés aux marchands d’esclaves. Sur un territoire laissé aux Pères Blancs par le roi des Belges, le capitaine Joubert s’installait avec quelques centaines de nègres : c’était comme l’ébauche du royaume chrétien qu’édifiaient les songes aventureux du cardinal ; et ce chevalier du Christ qu’était Joubert, en épousant une négresse chrétienne, attestait aux noirs la réhabilitation morale de leur race. Mais dans l’Ouganda, de sombres nuages grossissaient, dont allait sortir pour la race noire un autre genre de réhabilitation.
Depuis décembre 1885, le roi Mwanga, successeur de M’Tésa, préparait une persécution contre le catholicisme. Lavigerie le savait ; il savait aussi que ce mouvement d’hostilité à l’endroit des missions européennes était dû, en partie, aux suspicions provoquées par les ambitions allemandes qui, tout autour de Zanzibar, rôdaient et progressaient. « Je reconnais volontiers, déclarait-il un jour au consul Julius Eckardt, la situation prépondérante de l’Allemagne dans le sud-est du continent noir, et je suis convaincu que M. de Bismarck donnera sa protection sans réserve à la maison de mission française qui est à la limite des possessions allemandes[223]. » Il apparaissait au cardinal qu’en agissant ainsi Bismarck ne ferait que conjurer le péril que les ambitions germaniques avaient elles-mêmes créé. Cela équivalait à solliciter l’Allemagne de prendre la protection de nos missions : l’ouverture était certainement imprudente. L’imprudence s’accrut dans une note où Lavigerie, sur l’astucieuse demande du consul, précisait sa pensée. On fut bouleversé, au Quai d’Orsay, le jour où l’on apprit, par une démarche du cabinet de Berlin, que Bismarck était tout prêt à faire pénétrer l’Allemagne dans l’Afrique des lacs par la porte que lui ouvrait Lavigerie. La France avait refusé, naguère, le protectorat de l’Ouganda, mais pouvait-elle le laisser prendre par l’Allemagne, au moment où elle s’occupait, avec l’Angleterre, de défendre le sultan de Zanzibar contre l’avidité allemande ? Entre ces préoccupations de la France et la démarche de Lavigerie, le heurt était évident : la France fit savoir à l’archevêque qu’il avait fait un faux pas. Cependant, en Ouganda, les événements se précipitaient ; et dans l’été de 1886, à la cour du roi Mwanga, le sang chrétien coulait à flots. On compta cent quarante martyrs.
[223] Eckardt, op. cit., II, p. 176.
Chrétiens depuis quelques années ou même depuis quelques mois, ces nègres, pour la plupart très jeunes, montrèrent une ferveur de foi, une vaillance à souffrir, qui les égalait aux martyrs des premiers siècles. Le P. Lourdel, bientôt, dans une lettre tragique, disait à Lavigerie, entre autres traits d’héroïsme, l’histoire de trente et un pages du roi Mwanga, liés comme autant de fagots, et brûlés vifs, de leurs trois camarades se proclamant chrétiens, et aspirant, eux aussi, au martyre, et l’histoire du juge de paix Mouromba, amputé de ses pieds, de ses mains, de plusieurs lambeaux de chair, voyant tous ces débris griller devant lui, et survivant trois jours à ces atroces traitements[224].
[224] Nicq, le Père Siméon Lourdel, 3e édit., p. 306-384 (Maison Carrée, 1922). Vingt-deux de ces martyrs seront, en 1920, béatifiés par Benoît XV (loc. cit., p. 531-537).
Jadis, une troupe de martyrs chrétiens, sur la colline d’Utique, avait reçu, dans la liturgie, le nom de masse blanche, en raison de la chaux où on les avait ensevelis. Lavigerie, évoquant ce souvenir, honorait du nom de masse noire les martyrs nègres de l’Ouganda. Il informait Léon XIII, lui demandait l’autorisation de célébrer une messe d’action de grâces pour la vitalité chrétienne dont ces morts avaient témoigné. Le soir même du 5 mai 1887, où cette messe fut célébrée à Notre-Dame d’Afrique, une nouvelle caravane de huit Pères Blancs s’en allait vers ces latitudes ensanglantées, nouveaux porteurs du message que Rome et Carthage offraient aux pays nègres et dont la fécondité venait de s’attester avec un si tragique éclat.
Lavigerie, désormais, passait ses heures à Biskra, dans l’intimité du passé africain et du désert inaccessible. De longues heures durant, il se courbait sur les documents historiques, épigraphiques, archéologiques, pour refaire le livre : Africa christiana, qu’avait en 1816 écrit Morselli. Il y avait, dans la préface de ce livre, une page que depuis longtemps il aimait : celle où Morselli souhaitait que, grâce à quelque nouveau Bélisaire, l’Église Romaine, un jour, rentrât en Afrique comme chez elle, tanquam in propria sua. Lavigerie et la France avaient accompli cette réintégration. De temps à autre, le cardinal interrompait son travail pour contempler, dans quelque promenade, l’immense horizon saharien ; sa pensée s’évadait, plus au delà, vers ces centaines de milliers d’esclaves, qui souffraient.
Et pendant que la pensée de Lavigerie, peu faite évidemment pour la quiétude un peu égoïste des besognes d’érudition, traversait le désert pour chercher au loin les esclaves, la pensée de Léon XIII, traversant la mer, cherchait Lavigerie. « Vos si rares services rendus à l’Afrique, lui écrivait le Pape en novembre 1887, vous recommandent à ce point, que vous semblez comparable aux hommes qui ont le mieux mérité du nom catholique et de la civilisation. » Lorsqu’en mars 1888 Lavigerie célébrait en sa cathédrale d’Alger son jubilé épiscopal, il y avait là un représentant de Léon XIII. Il semblait que chaque jour rapprochait plus intimement leurs deux génies ; et le mois de mai 1888, qui amenait Lavigerie à Rome, allait être, de par la volonté de Léon XIII, le point de départ de la campagne antiesclavagiste, suprême gloire de sa vie.