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Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

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CHAPITRE IV
LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME
LES DERNIÈRES ANNÉES

I. — L’esclavagisme dans l’Afrique noire[225].

[225] La source capitale pour cette étude est le livre intitulé : Documents sur la fondation de l’œuvre antiesclavagiste, par le cardinal Lavigerie (Saint-Cloud, Belin, 1889). Voir aussi Joseph Imbart de la Tour, L’esclavage en Afrique et la croisade noire (Paris, Bonne Presse, 1894), et l’étude de Bonet-Maury sur la France et le mouvement antiesclavagiste au dix-neuvième siècle dans son livre : France, christianisme et civilisation (Paris, Hachette, 1907).

« Il est temps que cette hideuse plaie qu’est l’esclavage, tant de fois proscrite par l’Église, disparaisse enfin du monde civilisé. » Ainsi s’achevait, en 1845, un cours sur l’affranchissement des esclaves, professé devant la Faculté de théologie de Lyon par l’abbé Pavy, qui allait bientôt précéder Lavigerie sur le siège d’Alger[226]. Un coup d’œil jeté sur l’Afrique, quarante-trois ans plus tard, attestait, de plus en plus impérieusement, l’urgence d’un tel appel.

[226] Pavy, Affranchissement des esclaves, publié en réponse à MM. Louis Blanc, Germain Casse, Jules Simon, par L.-C. Pavy, p. 271 (Lyon, Briday, 1875).

« Côte des esclaves » : ce lugubre mot, qui désigna longtemps, à l’occident de l’Afrique, un tronçon de rivage, évoquait le souvenir des soixante mille têtes de bétail humain, capturées et vendues, en six ans, avec la complicité de la reine Élisabeth, par un trafiquant venu d’Angleterre. « Le Nil des esclaves » : ainsi se nommait le Niger sous la plume des vieux cartographes arabes ; et ce nom même était un cynique aveu. La philanthropie du dix-neuvième siècle n’avait pu infliger à ces appellations géographiques le décisif démenti qu’eût souhaité la conscience humaine. Il n’y avait plus d’esclaves depuis 1838 dans les colonies anglaises, depuis 1848 dans les colonies françaises, depuis 1865 aux États-Unis ; il n’y avait plus d’esclaves blancs sur les marchés de l’Islam, depuis que l’Europe, en débarquant sur la côte barbaresque, avait mis un terme à la piraterie méditerranéenne, et depuis que la Russie avait achevé d’occuper le Caucase. Mais le khédive même d’Égypte avait un jour expliqué : « La disparition graduelle des esclaves blancs, à Constantinople et dans le bassin de la Méditerranée, a rendu nécessaire l’accroissement des esclaves noirs ; les mœurs, les traditions, les besoins des populations musulmanes, en ont fait, pour elles, un mal nécessaire. » On s’était donc mis à razzier, dans l’inaccessible Afrique, nègres et négresses, et la traite africaine, dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, avait sans cesse progressé.

Cette traite nouvelle n’avait rien de commun avec l’ancienne traite coloniale, qui, chaque année, expédiait en Amérique un certain contingent de bras humains, pour la culture d’un sol rebelle, ni même avec la traite telle qu’elle se pratiquait dans les années 1860 à 1870, en vue de trouver de solides épaules et de robustes jarrets qui portassent jusqu’à la côte africaine les défenses d’éléphants. Il semblait que la mode actuelle, chez les esclavagistes, fût de rechercher, non seulement de bons portefaix, mais des femmes, des enfants, qui, durant les longs jours de marche, ne pouvaient aisément s’enfuir. « Quand j’ai essayé, écrivait Livingstone, de rendre compte de ces faits, j’ai dû rester très loin de la vérité, de peur d’être taxé d’exagération ; mais en surfaire les calamités est une pure impossibilité. Les scènes de la traite se représentent malgré moi et, au milieu de la nuit, me réveillent en sursaut. »

Des bandes armées jusqu’aux dents, venues de l’Égypte, ou du Maroc, ou de Zanzibar, s’abattaient soudainement, comme des trombes, sur ces hauts plateaux de l’Afrique, où les populations n’avaient d’autres armes que des flèches et des lances. Le nègre, pour ces musulmans, c’était quelqu’un qui n’appartenait pas à la famille humaine. Des commentateurs du Coran le leur affirmaient : bonne excuse pour créer la terreur, tuer les vieillards, ramasser hommes mûrs et jeunes gens, enfants et femmes, et les emmener vers un marché de l’intérieur, les fers aux mains, des cangues au cou. « Toute femme, tout enfant, qui s’éloigne à dix minutes de son village, écrivait à Lavigerie un de ses Pères Blancs, n’est plus certain d’y revenir. » Malheur à ceux qui, dans la triste caravane, malgré le stimulant du fouet, ne marchaient pas assez vite ! On les abattait, pour éviter qu’ils ne ralentissent le convoi. Malheur aux mères si elles s’avouaient lasses ! On tuait le bébé qu’elles portaient : ce serait cela de moins sur les épaules. « Si on perdait la route qui conduit de l’Afrique équatoriale aux villes où se vendent les esclaves, disait un explorateur, on pourrait la retrouver aisément, par les ossements des nègres dont elle est bordée. »

Le capitaine Joubert, cheminant une fois, trente-deux jours durant, derrière une bande d’esclavagistes, voyait périr, le long du chemin, un quart de leur cargaison. « Les démons, s’écriait-il, ne sont pas plus cruels que les musulmans de Zanzibar. » Souvent, lorsqu’on arrivait au marché, il ne restait plus en vie que la moitié ou le tiers de ce qui avait été capturé.

Un Arabe disait tout naturellement au P. Guillemé, l’un des missionnaires de Lavigerie, en lui montrant aux environs d’Oujiji un abominable charnier : « Autrefois on jetait là les esclaves morts, et chaque nuit les hyènes venaient les emporter. Mais cette année il y en a trop, les hyènes sont dégoûtées de la chair humaine. » Devant les infortunés qui pouvaient se traîner jusqu’au marché, l’Islam survenait en acheteur, séparant les couples, enlevant les enfants aux mères.

Stanley, en son premier voyage, avait vu, autour de Stanley Pool, dans un pays grand comme l’Irlande, un million d’habitants ; peu d’années après, il repassait ; tout était ravagé ; sur le million, cinq mille seulement avaient échappé à l’esclavage ou à la mort. Pour se procurer cinquante femmes, un traitant, que l’explorateur Cameron connaissait, avait un jour détruit six villages, massacré quinze cents habitants. Les Pères Blancs, à leur arrivée à Tanganyika, avaient entrevu, dans la province de Manyema, une certaine richesse de cultures : en dix ans, les esclavagistes, s’acharnant sur ce territoire grand comme le tiers de la France, en avaient fait une solitude, et, suivant le mot d’un écrivain anglais, changé ce paradis paisible en un enfer.

« De véritables pompes pneumatiques de l’enfer, voilà ce que sont, écrivait à Lavigerie le P. Mornet, les expéditions de ces horribles sangsues ; tous les villages où nous allions, encore hier, faire le catéchisme, sont maintenant de vastes déserts. »

« Dans une époque qui ne paraît pas bien éloignée, prophétisait en 1891 le capitaine Binger, la dépopulation complète du continent africain nous surprendra[227]. » Il était fatal d’ailleurs, comme l’explique le colonel Monteil, « qu’au sein de groupements ethniques imprécis, rivaux les uns des autres, voisins de la barbarie, se développassent des conflits honteux et sanglants ayant pour aboutissement la plaie honteuse de l’esclavage[228]. »

[227] Binger, Esclavage, islamisme et christianisme, p. 93 (Paris, Société d’éditions scientifiques, 1891). Voir aussi, sur la dépopulation résultant de l’esclavagisme, les témoignages de Livingstone et de Barth recueillis et commentés par le général Philebert dans son livre : la Conquête pacifique de l’intérieur africain, p. 256-275 (Paris, Leroux, 1889).

[228] Monteil, Quelques feuillets de l’histoire coloniale, p. 53 (Paris, Challamel, 1924).

L’Afrique se déchirait elle-même. Au Soudan, les commerçants esclavagistes recrutaient parmi certaines peuplades noires des auxiliaires, et leur donnaient des fusils pour qu’elles s’en servissent contre les peuplades limitrophes ; en trois ans, Joubert voyait les armes à feu se multiplier. Et dans le Soudan, petits et grands roitelets musulmans se faisaient à leur tour esclavagistes, faute de monnaie d’échange, faute de ressources. Sous les yeux de Galliéni, les luttes armées entre villages voisins se terminaient par la vente des prisonniers de guerre, à titre d’esclaves. On pouvait avoir, dans les périodes d’abondance, deux captifs pour quinze kilos de sel[229]. Binger observait qu’en cette région « le plus grand générateur de l’esclavage était le défaut de budget[230] ». Chaque fois qu’une caisse royale était vide, une razzia dans les villages païens s’organisait : on y rabattait le gibier nègre pour le donner, en guise de salaire, aux fonctionnaires, ou pour se procurer, en échange de dix ou vingt captifs, un beau cheval de guerre. Dès 1872, un membre du Parlement anglais avait évalué à deux cent mille le chiffre annuel des esclaves ainsi vendus. Le noir parlant de son esclave l’appelait couramment « ma bête, mon animal » ; les pâles lueurs qui faisaient scintiller en ces âmes de noirs l’idée de dignité humaine achevaient de s’éteindre. Des chefs trouvaient tout naturel de faire enterrer vivants leurs esclaves, de les jeter sur des bûchers ou dans des viviers, de leur faire couper les mains pour que les tambours, frappés par de simples moignons, rendissent un son plus doux.

[229] Galliéni, Voyage au Soudan français, p. 599-602 (Paris, Hachette, 1885).

[230] Binger, Esclavage, islamisme et christianisme, p. 14-22 et 97.

De jour en jour, la femme s’avilissait davantage. Les Pères Blancs constataient que l’afflux même des troupeaux de femmes esclaves développait, chez les riverains du Tanganyika ou du Nyanza, les instincts de polygamie : pour une chèvre, on pouvait acheter plusieurs femmes à la caravane qui passait ; et lorsqu’on était un roi, comme, dans l’Ouganda, M’tésa ou bien Mwanga, on n’avait qu’à guetter le nuage de poussière qui en annonçait l’approche pour avoir, le soir même, tout un lot de captives nouvelles dans le harem royal que parfois douze cents femmes peuplaient. Si commune était cette denrée, la femme, qu’un roitelet du Buganda disait un jour à un Père blanc : « J’ai tué cinq de mes femmes pendant la nuit », et que Speke, à la cour même de l’Ouganda, en voyait chaque jour une, deux ou trois, menées à la mort. Le colonel Archinard, vainqueur d’Ahmadou, se trouvait en présence de six cents femmes, qu’il libérait.

Il était douloureusement clair que Décalogue, évangile, progrès moral, progrès des lois, seraient tenus en échec en Afrique, tant que se perpétuerait l’atroce institution de l’esclavagisme. Lavigerie ne contestait pas qu’à la faveur des prescriptions du Coran sur la charité à l’endroit des esclaves, la servitude domestique, en terre ottomane, gardât un certain caractère de douceur. Mais son égard et son cœur se reportaient vers le point de départ de l’asservissement, vers l’instant tragique où le traitant avait fait son mauvais coup ; et pour le crime commis à cet instant-là, il ne consentait aucune amnistie, aucune circonstance atténuante, aucun laisser-passer : car d’un tel crime, perpétuellement multiplié, résultait la démoralisation d’une race. Mais ce crime durerait, ce crime irait s’aggravant, tant que la marchandise humaine trouverait dans l’Islam des acquéreurs.

C’est ce qu’avait compris, dès 1876, le regard pénétrant du roi Léopold II. Il avait eu l’honneur, à cette date, de soutenir le premier, devant les membres de l’Association internationale africaine, la cause de la liberté des noirs ; il avait eu l’audace généreuse de vouloir provoquer, jusque dans les foules, un mouvement d’opinion et de s’essayer à créer un denier antiesclavagiste, en vue d’une caisse destinée à la suppression de la traite[231].

[231] Descamps, les Grandes Initiatives dans la lutte contre l’esclavagisme. (Le mouvement antiesclavagiste, 1re année, p. 2-13.)

Les puissances européennes qui possédaient des droits en Afrique s’étaient engagées en 1885, par l’article VI de l’acte général de Berlin, « à concourir à la suppression de l’esclavage et surtout de la traite des noirs », à « protéger et favoriser, sans distinction de nationalité ni de culte, toutes les institutions et entreprises, religieuses, scientifiques ou charitables, créées ou organisées à ces fins ». Et sans retard, au Soudan occidental, dès le début de 1887, Galliéni avait créé à Kayes, pour accueillir les captifs fugitifs, un village de liberté[232]. De tels villages, il en eût fallu, partout en Afrique, des milliers ! L’article IX de l’acte de Berlin avait précisé que les territoires formant le bassin conventionnel du Congo ne pourraient servir de marché ni de voie de transit pour la traite des esclaves, de quelque race que ce fût. Qu’importaient aux traitants ces décisions de l’Europe ? Ils connaissaient, à l’Ouest, le chemin du Maroc, dont le sultan proclamait audacieusement que ses États étaient un paradis pour les esclaves, — étrange paradis où, dans l’établissement royal d’où ils sortaient eunuques pour le service de Sa Majesté, vingt-huit sur trente succombaient à l’opération criminelle. Et devant les traitants s’ouvraient, du côté de l’Est, le chemin de la Tripolitaine, le chemin de la mer Rouge ; et le Livre bleu anglais de 1888 allait publier, à ce sujet, les plus émouvantes révélations. Elles attestaient que les embarcations européennes qui surveillaient la mer Rouge n’étaient pas suffisantes pour empêcher le départ ou le débarquement des convois de chair noire ; elles relataient qu’à Djeddah un officier anglais pénétrait dans dix-huit maisons où d’infâmes marchands abritaient leurs cargaisons humaines, introduites dans la ville moyennant le paiement aux autorités d’un dollar par tête d’esclave.

[232] Galliéni, Deux campagnes au Soudan français (1886-1888), p. 142-143 (Paris, Hachette, 1891).

Mœurs islamiques et mercantilisme islamique continuaient de braver la philanthropie européenne ; et cette philanthropie, en Europe même, si formel que fût l’Acte de Berlin, se sentait tenue en échec par de sourdes oppositions. C’était une tristesse pour Lavigerie d’« entendre délibérer froidement, par des hommes qui se préoccupaient de commerce et d’économie politique, si, pour ramener en Algérie le trafic qui se dirigeait sur le Maroc et profitait particulièrement à l’Angleterre, il ne convenait pas de laisser se rétablir le libre passage et la libre vente des esclaves en territoire algérien[233] ».

[233] Voir le discours de Wallon au Sénat, 7 mars 1891, se plaignant que dans son livre sur la Politique française en Tunisie, d’Estournelles de Constant (P. H. X.) considère la Chambre de commerce d’Alger comme hostile à la suppression de l’esclavage domestique en Algérie (Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1891-1892, p. 31).

Balancer ainsi les arguments pour ou contre l’esclavagisme, on osait cela devant lui, qui dès 1879 avait signalé « la plaie affreuse pesant sur toute une race infortunée », et déclaré « anathème » à l’esclavage. Il écrivait dès cette date, à propos de la petite poignée d’esclaves rachetés que lui avaient envoyés ses Pères Blancs : « J’ai vu les tristes victimes de ce commerce impie, j’ai entendu de leur bouche le récit de leurs maux. » La vieille Église africaine, saint Cyprien vendant les vases sacrés pour le rachat des captifs, saint Augustin, sur le marché d’Hippone, s’approchant des esclaves mis en vente et les interrogeant au sujet des nations barbares du fond de l’Afrique, dictaient à Lavigerie son devoir ; et puisque la conscience européenne se révélait trop souvent impuissante et parfois défaillante, il allait susciter, d’urgence, une parole papale, et mettre ensuite au service de cette parole son âme frémissante et sa santé ruinée.

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