Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
V. — L’achèvement de l’œuvre tunisienne. Les adieux de Lavigerie à l’Europe.
A peine avait-il dirigé vers Bruxelles cet anxieux cri d’alarme, que Lavigerie, quittant Biskra, réapparaissait en Tunisie, où depuis deux ans on ne l’avait pas revu. Sa première visite était pour la cathédrale de Carthage, désormais achevée. On l’avait construite rapidement, pressé qu’on était de la voir se dresser, moins comme un monument d’art que comme un symbole. Les jeunes élèves des Pères Blancs menaient Lavigerie au caveau qui devait contenir son tombeau, et l’aidaient ensuite à remonter dans la basilique. « Merci, mes enfants, leur disait-il. Le jour vient et il est proche, où vous n’aurez plus à me remonter. » En grande pompe, le jour de l’Ascension, devant le résident général de France et dix évêques, la cathédrale s’inaugurait[251]. Lavigerie, dans une lettre pastorale, interprétait l’événement.
[251] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1890, p. 215-222.
Jadis César, campant sur les ruines de Carthage, avait entendu, s’il en faut croire Appien, les sanglots d’une immense multitude qui demandait d’être rappelée à la vie, et César, saisissant ses tablettes, y avait jeté ces deux mots : « Relever Carthage. » Cinq siècles plus tard, saint Victor de Vite, au terme de son Histoire des persécutions vandales, avait invoqué tous les saints d’Afrique, pour qu’en retour de leurs souffrances, de leurs martyres, ils obtinssent de leur Dieu la résurrection de l’Église africaine. Sous les yeux de Lavigerie, le programme de César et la prière de Victor de Vite avaient commencé de s’accomplir : une Carthage ressuscitée présidait aux destinées d’une Église africaine ressuscitée, et le prélat s’écriait : « Me blâmerez-vous d’avoir cru comme César aux sanglots des multitudes disparues sous les ruines de leur patrie, et, comme l’évêque de Vite, aux prières des saints de notre Afrique, implorant de Dieu sa résurrection ? »
Il ouvrait un concile, dans la resplendissante cathédrale ; on y émettait le vœu que saint Fulgence, l’évêque exilé par les Vandales, fût proclamé par Rome docteur de l’Église, et le concile, au bout de deux jours, transportait sa séance finale à Tunis, où Lavigerie allait poser la première pierre d’une autre cathédrale. « C’est un revenant épique que cet homme ! s’écriait M. Louis Bertrand ; c’est Turpin, l’archevêque de la chanson de Roland[252]. »
[252] Louis Bertrand, le Sang des races, préface de 1920, p. 5.
L’âge le pressait d’achever ses fondations, et les événements eux-mêmes semblaient se presser, pour apporter à ses espoirs quelques prémices d’accomplissement ; en ce même mois de mai 1890, il avait la joie d’annoncer à Paris le décret du Bey de Tunis, qui supprimait l’esclavage dans ses États[253], et cette autre joie, plus grande encore, de recevoir une lettre dans laquelle le roi Mwanga, inopinément restauré sur son trône de l’Ouganda, lui demandait des missionnaires et promettait toute sa bonne volonté pour empêcher la traite des esclaves. Les deux médecins qui, dans une caravane nouvelle groupant des Pères Blancs de quatre nations, partaient à ce moment même pour l’équateur, avaient jadis été rachetés de l’esclavage, puis élevés à Malte : ainsi s’associaient, déjà, les esclaves de la veille aux campagnes de libération.
[253] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1890, p. 187-191.
L’Afrique s’aidait donc elle-même, pour déraciner le fléau, et l’Europe aidait l’Afrique. La conférence de Bruxelles, par l’acte général du 2 juillet 1890, préconisait l’établissement graduel, à l’intérieur du continent noir, de stations fortement occupées ; la construction de routes et de voies ferrées reliant les stations à la côte, l’installation de bateaux à vapeur sur les grands fleuves et les lacs ; la restriction de l’importation des armes à feu et des munitions ; l’organisation d’expéditions et de colonnes mobiles. L’armée de la France, sans plus attendre, allait traquer l’esclavage dans un de ses plus redoutables repaires, le Dahomey[254], et déjà l’expédition belge de Winck et Van Kerchove était en route, pour porter secours à Joubert et pour semer, sur les bords du Tanganyika, une série de postes armés. Une voix éloquente, en 1891, s’élevait au Congrès de Malines ; c’était celle de M. le chevalier Descamps, futur vice-président du Sénat belge. « Ne croyez pas, s’écriait-il, que l’Océan baigne nos frontières simplement pour permettre aux Belges de ramasser des coquillages sur ses rives. Ne craignez pas de pratiquer la mer[255]. » Et l’on voyait, en cette année 1891, puis en 1892, naviguer vers Zanzibar, pour atteindre, par là, la mer intérieure du Tanganyika, l’expédition du capitaine Jacques, puis celle du lieutenant Long, impatients de libérer l’Afrique de ses bandes d’esclavagistes ; et les noms d’Albertville, Baudouinville, Fort Clémentine, allaient bientôt dire aux riverains du Tanganyika ce que voulait faire pour eux la chrétienne Belgique[256]. Lavigerie saluait cette révolution, « qui allait faire entrer la quatrième partie du monde dans la lumière de la civilisation, de la liberté et de la vie » ; il proclamait que l’œuvre faite à Bruxelles était très satisfaisante, très belle, qu’elle répondait à ses vœux, sinon à tous ses vœux ; il se réjouissait de ce mot dit à un prélat belge par le ministre des Affaires étrangères de Belgique : « Ce qui se fait à la conférence n’est, au fond, que l’œuvre provoquée par l’action du Pape et de son envoyé[257]. » Il ouvrait un concours, au nom du Pape, pour la composition d’un ouvrage populaire destiné à aider la campagne antiesclavagiste[258], et lorsque bientôt il apprit que la Hollande hésitait à signer l’acte de Bruxelles, il insista près du roi par un pressant message, que la jeune reine Wilhelmine eut à cœur d’exaucer, au lendemain même de son avènement[259].
[254] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1891-1892, p. 273-290.
[255] Descamps, Discours sur l’avenir de la civilisation en Afrique, prononcé à l’assemblée générale du congrès de Malines le 10 août 1891, p. 16 (Louvain, Peeters, 1891).
[256] Voir Descamps, les Stations civilisatrices au Tanganyika, p. 9 (Bruxelles, Goemaere, 1894) et, dans le Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1891-1892, p. 266-269, la lettre de Lavigerie sur l’expédition Jacques.
[257] Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 43.
[258] Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 46. Le lauréat du concours, qui eut pour juges Jules Simon, Bardoux, Arthur Desjardins, le duc de Broglie, Antonin Lefèvre-Pontalis, Franck, Georges Picot, le marquis de Vogüé, Wallon, Julien Davignon, fut M. le baron Descamps, actuellement vice-président du Sénat belge et membre de l’Institut, pour son drame, Africa (Louvain, Peeters, 1894).
[259] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1890, p. 307-314.
Lavigerie regrettait qu’on n’eût pas envisagé le sort de tant de pauvres nègres que, sous la fallacieuse rubrique de travailleurs libres, on transportait à des centaines de lieues de leur pays, et qui, ainsi déracinés, étaient à la merci de toutes les exploitations ; il regrettait, aussi, qu’on ne se fût point occupé des progrès des sectes musulmanes en Afrique[260].
[260] Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 36-37.
Mais l’acte général de Bruxelles admettait explicitement le concours des sociétés antiesclavagistes, « pour la formation de corps volontaires destinés, sous l’autorité des puissances, à réprimer les violences et la continuation de la traite » ; pour un rôle de charité auprès des victimes de l’esclavage, particulièrement des femmes et des enfants ; pour le développement et la protection de toutes les missions ; et pour éclairer, enfin, « l’opinion indépendante » et l’opinion des commissaires, membres des bureaux de surveillance et de renseignements[261]. Les comités de ces sociétés, qui n’avaient pu se réunir à Lucerne, allaient, en septembre 1890, tenir un congrès à Paris, et l’éloquent discours-programme qu’allait y faire entendre Émile Keller devait répondre aux vœux officiels de la conférence de Bruxelles et combler les lacunes qu’y constatait Lavigerie.
[261] Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 40.
Lavigerie lui-même, du haut de la chaire de Saint-Sulpice, voulut ouvrir le congrès. En face de lui, au banc d’œuvre, autour de Mgr Livinhac, siégeait la race nègre, représentée par quatorze noirs de l’Ouganda. Le cardinal interpellait Mgr Livinhac, lui remettait l’avenir de sa gigantesque entreprise : « Je ne suis point Élie, lui disait-il, mais je dépose sur vos épaules, comme sur celles d’un autre Élisée, le manteau que je ne puis plus porter seul. C’est à vous qu’il appartiendra désormais de me remplacer en France et dans l’intérieur de votre congrégation, de plaider la cause de nos missionnaires et de nos œuvres, de tendre pour eux, dans nos églises, comme je l’ai fait si longtemps, ces mains qui ont été enchaînées pour l’amour de Notre-Seigneur, et de leur faire entendre cette voix qui a confessé Jésus-Christ. Pour moi, je vais rentrer dans mon Afrique pour n’en plus sortir[262]. » Quarante-huit heures plus tard, à la clôture du Congrès, Lavigerie se levait, comme pour parler : « Voilà mon discours, dit-il, c’est mon fils[263] », et il montrait Livinhac. Celui-ci prenait la parole, glorifiait les martyrs de l’Ouganda. Mais parmi les jeunes noirs qui étaient là, devant la tribune, il y avait le fils de Mathias, l’un de ces martyrs. Lavigerie l’appelait, l’embrassait : « C’est un acte de foi que j’accomplis en votre nom », disait-il à l’auditoire, et il chargeait Livinhac de traduire au jeune nègre cette phrase : « Ton père est au ciel, mais tu as un père sur la terre ; ce père, c’est moi. » Et ce père se penchait vers un autre noir, qui avait eu l’oreille coupée au temps de la persécution, et l’embrassait[264].
[262] Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 82.
[263] Ibid., p. 171.
[264] Ibid., p. 178. — Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1890, p. 306 (lettre des jeunes noirs racontant la scène).
En octobre, avec Livinhac et les quatorze nègres, Lavigerie était à Rome, aux pieds de Léon XIII, et le Pape, sur sa demande, instituait dans toute la chrétienté, en faveur de l’abolition de l’esclavage, une quête annuelle[265].
[265] Il fut bientôt décidé que la Propagande distribuerait elle-même entre les diverses missions le produit de la quête antiesclavagiste, et que les divers comités nationaux ne conserveraient qu’un rôle de patronage, purement moral, et les divergences entre Lavigerie et Keller au sujet de la politique intérieure française devaient avoir pour résultat, en août 1891, la démission de Keller et de ses confrères du Comité antiesclavagiste français, à la demande de Lavigerie.