Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
II. — L’abbé Lavigerie dans la France du Levant.
Il apercevait, dans le Levant méditerranéen, soixante-dix millions de chrétiens étrangers à l’Église romaine, et destinés, si quelque jour la Turquie s’effondrait, à tomber sous l’hégémonie spirituelle de la Russie ; une œuvre française s’était fondée, pour leur faire connaître Rome, pour ouvrir à leurs enfants des écoles où ils se familiariseraient, tout en même temps, avec la foi latine et la langue française ; et cette œuvre disait à Lavigerie : Faites vivre, en me faisant vivre, les âmes de là-bas. Pratiquement, ce qu’on lui demandait en le nommant directeur, c’était, tout d’abord, qu’il quêtât. Trois ans durant, les loisirs que les cours lui laissaient furent employés à tendre la main, de ville en ville, de chaire en chaire. Nombreux sont les ordres, Dominicains, Franciscains, Jésuites même, dont les fondateurs commencèrent par la mendicité. Lavigerie, à sa façon, s’imposait le même apprentissage. Il fut parfois mal reçu ; il s’en amusait plutôt qu’il ne s’en décourageait ; et toute sa vie il se souviendra d’un certain vicaire général qui, l’introduisant à contre-cœur dans les familles riches de l’endroit, insistait immédiatement sur les urgents besoins des œuvres locales. Ce qui racheta ses fatigues de quêteur, ce fut le bilan final : les recettes des écoles d’Orient, qui n’étaient, en 1857, que de seize mille francs, dépassaient soixante mille en 1859.
Soixante mille francs, quelle goutte d’eau, dans ce vaste flot de détresses humaines qui subitement, en 1860, couvrit toute la Syrie, à la suite des massacres et pillages commis par les Druses ! Des troupes françaises partaient, pour remettre là-bas un peu d’ordre ; mais la charité, seule, pouvait commencer d’y rétablir quelque vie. L’éloquence de Lavigerie, sa main tendue, ses appels aux évêques des pays voisins, firent, cette année-là, des prodiges : au nom de l’œuvre des Écoles d’Orient, il s’en fut dans le Levant, pour organiser les distributions qu’exigeaient les misères : elles devaient s’élever, en moins d’une année, à deux millions cent trente-six mille francs.
Il allait prendre contact avec le schisme, prendre contact avec l’Islam ; et dès cette première campagne, il était ce qu’il sera toujours, missionnaire de son Église, porteur de l’âme de la France. Foi et patrie, les deux causes se confondaient en ces régions du Levant, où l’élan des croisades et les prérogatives accordées par le Saint Siège avaient depuis longtemps installé notre ascendant : Lavigerie allait les servir, l’une et l’autre, en s’essayant à reconstruire, derrière la façade tant bien que mal restaurée par notre armée, l’édifice d’une chrétienté. Nos troupes n’avaient pas les mains libres : l’Angleterre surveillait leurs mouvements, les paralysait, exigeait qu’elles ne survinssent, là-bas, qu’à titre d’auxiliaires du sultan, destinées à lui prêter aide pour le rétablissement de l’ordre. Mais dans la personne de Lavigerie, la charité chrétienne et française allait bientôt les devancer, les dépasser, atteindre des parages où elles ne pouvaient pénétrer, et se faire d’autant plus entrante qu’elles étaient contraintes de se montrer plus discrètes. Il fallait remonter assez haut dans l’histoire, jusqu’au cœur du dix-septième siècle, pour y retrouver le spectacle d’une initiative d’Église accomplissant une tâche où l’État se sentait gêné, et peut-être inexpert. Lavigerie excellera dans ce genre de mission ; il fut tout de suite en Syrie ce qu’il sera plus tard à Alger, à Carthage, sous l’Équateur, un type d’homme d’Église qui, en se plaçant à l’avant-garde de la France, l’entraînait elle-même, bon gré mal gré, vers un rôle d’avant-garde, quelles que fussent les mains qui guidaient ses destinées, celles de Napoléon III ou celles de Mac-Mahon, celles de Gambetta ou celles de Jules Ferry.
Lorsque le 30 septembre 1860 il mit le pied sur le paquebot l’Indus, qui l’emportait dans le Levant, il s’éloignait, chose étrange, avec l’idée qu’il allait peut-être mourir. La mort venait de tomber près de lui ; quinze jours plus tôt, son père était trépassé. Pourquoi ne serait-ce pas bientôt son tour, à lui ? Succomber en secourant ses frères, sur le champ de bataille de la charité, cela lui paraissait une belle fin. Dès son premier pas dans la carrière de l’action, il constatait et attestait que la pensée de la mort n’opprime pas l’énergie et ne stérilise pas l’effort. Cette pensée le hantera toujours ; il aimera s’en faire une escorte, et la faire chevaucher, en croupe, derrière son imagination nomade et conquérante.
La mort, il la rencontrait partout en Orient. A Beyrouth où il débarqua, vingt mille réfugiés s’entassaient, qui avaient échappé aux massacres, et qui les racontaient. On lui présentait trois cent cinquante orphelins qui acclamaient la France, l’acclamaient lui-même. Il les entendait chanter :
Il leur annonçait qu’il leur apportait l’obole du pauvre aussi bien que celle du riche : « Mon aumône, déclarait-il, consistera à vous donner un peu d’air, de lumière et d’espace, afin que vous puissiez recevoir auprès de vous de nouveaux compagnons. Je vous donnerai quelques pierres inanimées, et au milieu d’elles s’élèveront des pierres vivantes, vivantes pour l’amour de l’Église et de la France[93]. » Il voulait faire acte de bâtisseur, bâtisseur de chrétienté ; il lui fallait cela, comme une revanche sur la mort ; et lorsqu’il se taisait, on le voyait pleurer.
[93] Poujoulat, La Vérité sur la Syrie et l’expédition française, p. 297-301 (Paris, Gaume, 1861.)
S’enfonçant dans la montagne, il se laissait montrer un nuage noir ; c’étaient les corbeaux et les vautours qui depuis trois mois dévoraient les deux mille cadavres entassés dans Deir-el-Kamar. Il s’acheminait vers le charnier ; à sa vue, des paysans en haillons déchargeaient leurs armes en signe de joie ; des femmes faisaient fumer de l’encens sur des assiettes de terre ; et, pour le saluer, des formes s’approchaient, douloureusement affublées d’ornements sacerdotaux en lambeaux : c’étaient des prêtres. Il visitait le sérail où l’on avait fait six cents cadavres ; il regardait, dans la muraille, la brèche cruelle, ensanglantée, par laquelle nombre de chrétiens avaient dû passer leurs bras, pour que, de l’autre côté, des bourreaux les amputassent, d’un coup de sabre ; et redisant la messe, pour la première fois, dans l’église à demi détruite et depuis trois mois veuve de Dieu, il lui semblait que les habitants « voyaient, dans la restauration de leur culte, le gage le plus sûr de la réparation de leurs malheurs ». Les poètes arabes, émus, allaient bientôt célébrer ce prêtre comme « le trésor que l’Occident a envoyé à l’Orient, dans un jour plus beau que le printemps, plus frais que l’eau des fontaines, plus doux que le parfum du nard, des roses et de l’encens ».
Son cheval lui cassa le bras : ce ne fut qu’un épisode ; Lavigerie, dur au mal, en abrégea la durée. Son pèlerinage se poursuivit dans la région de Saïda, où l’incendie avait dévasté quarante villages ; et passant par Zahlé, où les Jésuites avaient eu cinq martyrs, il s’engagea sur la route de Damas. Mais de Damas, pillé vingt-deux jours durant, que restait-il ? Des ruines, recouvrant les corps de huit mille chrétiens[94] ; et, les dominant, une seule maison, que les flammes avaient léchée sans l’entamer, celle des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. L’église de Deir-el-Kamar, l’hospice de Damas, c’était la foi, c’était la charité, survivant au passage de l’Islam dévastateur. Lavigerie, qui savait faire parler les symboles, se rappellera longtemps l’éloquence de ces deux symboles-là. L’émir Abd-el-Kader s’était, autant qu’il l’avait pu, généreusement entremis pour la protection des chrétiens ; il en avait sauvé un millier, en les recevant sous son toit. « Je n’ai fait qu’accomplir notre sainte loi et ce que commande l’humanité, écrivait-il à Schamil, le héros musulman du Caucase ; en effet, notre loi est la sanction des plus belle qualités, et elle embrasse toutes les vertus pratiques de la même manière qu’un collier embrasse le cou[95]. » Lavigerie s’en fut remercier l’émir. Ses lèvres voulurent se poser sur la main d’Abd-el-Kader, en gratitude pour toutes les vies chrétiennes qu’il avait libérées du péril. Mais l’émir refusa cet hommage, de la part d’un ministre de Dieu. Et Lavigerie de lui dire : « Le Dieu que je sers, Émir, peut être aussi le vôtre ! tous les hommes justes doivent être ses enfants. »
[94] Le document capital sur le voyage de Lavigerie est le Mémoire que lui-même rédigea et qu’on trouvera au tome II des Œuvres choisies, p. 135-244 (Paris, Poussielgue, 1884). Sur les massacres de Syrie, voir les documents recueillis par Lenormant : Une persécution du christianisme en 1860 : les derniers événements de Syrie, p. 171-208 (Paris, Douniol, 1860).
[95] Texte des lettres entre Schamil et Abd-el-Kader dans Poujoulat, op. cit., p. 433-436. — Sur le rôle d’Abd-el-Kader, voir Lenormant, op. cit., p. 141-142, et colonel Paul Azan, L’Émir Abd-el-Kader, p. 269-273.
Il allait rapporter de Syrie, avec l’amour du soleil méditerranéen, le souvenir tenace de ces deux aspects de l’Islam, l’aspect hospitalier, l’aspect sanguinaire. Mais dans sa mémoire, c’était le second qui prévalait. Tout le premier, il connaissait la sourate du Coran, dans laquelle le Prophète prescrit à ses fidèles de n’écraser jamais l’orphelin de leur mépris et de ne pas repousser celui qui mendie son pain ; et il était prêt à faire honneur à l’âme d’Abd-el-Kader d’avoir surtout retenu, dans la doctrine de Mahomet, certaines disciplines de bonté. Mais d’autres sourates, en conseillant la guerre contre l’infidèle, le Djehad, multipliaient les cadavres, et les orphelins, et les mendiants. Ces fillettes ramassées à Beyrouth par nos Sœurs de charité, et que Lavigerie adoptait, n’étaient-elles pas les douloureuses victimes de l’implacable Djehad ? « L’Islam, a dit le voyageur Palsgrave, est le « panthéisme de la force ». Interpellant cette doctrine, Lavigerie lui demandait compte du contraste entre deux chiffres : pourquoi la région entre Gaza et Alep comptait-elle, autrefois, 18 millions de chrétiens, et aujourd’hui 500 000[96] ? Il dénonçait l’Islam comme force de destruction, force inhumaine, force meurtrière. Il allait se refaire quêteur : ayant recueilli les gémissements des chrétiens, il allait les répercuter, dussent-ils résonner, comme un importun cri d’alarme, aux oreilles de cette France qui voisinait ailleurs avec l’Islamisme.
[96] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 255.
Il avait regardé, aussi, ces tronçons d’églises, unies à Rome, qui là-bas subsistaient : il n’y avait aperçu que des missionnaires latins, et quelques prêtres venus de l’hérésie à l’Église romaine, et bien ignorants encore ; il songeait qu’il serait nécessaire de créer, pour le clergé oriental, des séminaires où des clercs seraient élevés, suivant les usages et les rites du terroir, pour exercer un jour la fonction sacerdotale ; et les deux messages qu’adressaient à Pie IX et au clergé de France les évêques orientaux attestaient la confiance que dès lors ils avaient mise en Lavigerie, « ambassadeur de la charité française »[97].
[97] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 230-244.
Regagnant l’Europe, il porta tout de suite en deux endroits la confidence de ses rêves, à Pie IX d’abord, puis aux ministres de l’Empereur. Le relèvement des Églises orientales préoccupait alors le pape : Lavigerie lui en dessinait les méthodes. Les Tuileries, par crainte de l’Angleterre, avaient fermé les yeux sur la complicité des Turcs et des Druses, et réduit notre armée de Syrie à un rôle d’observatrice : Lavigerie venait annoncer que ces catholiques orientaux échappés aux massacres, que ces Syriens qui s’appelaient eux-mêmes des « Frangis », souhaitaient de notre part un actif protectorat. « Il y a en France, insistait-il, une opinion qui réclame pour eux : ce sont là des manifestations dont l’Angleterre ne saurait contester la valeur, et sur lesquelles la France pourrait appuyer une politique généreuse. »
Il fit marcher Pressensé, Crémieux, à côté de Saint-Marc Girardin et d’Augustin Cochin ; tous ensemble, ils expédièrent au Sénat plus de dix mille signatures, pour les catholiques de Syrie. Il lui apparaissait qu’« un conseil de guerre français eût su faire bientôt la lumière, là où les tribunaux turcs avaient entassé à dessein les ténèbres[98] ». L’Angleterre fut plus forte : le gouvernement impérial retira son corps expéditionnaire, et de nouveau les catholiques de Syrie se sentirent seuls. Attention ! criait Lavigerie, l’Angleterre va prendre leurs enfants, en faire des protestants. Et l’œuvre des Écoles d’Orient voyait les souscriptions affluer, pour lutter, au moins sur ce terrain, contre l’Angleterre.
[98] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 229.
Créer une opinion publique, et dire ensuite au gouvernement : « Laissez-vous pousser, laissez-vous porter ; les voies vous sont ouvertes, entrez-y » ; telle sera la continuelle tactique de cet irrésistible agent de pénétration qu’était Lavigerie. L’Empereur, semble-t-il, tout en demeurant rebelle à ses impulsions, goûta son importune audace, puisqu’un ruban rouge la récompensa.