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Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

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VII. — Le relèvement du siège de Carthage.

Il devait dire un jour : « J’ai plus fait en Tunisie en dix-huit mois qu’en dix-huit ans en Algérie. » Mais cet étonnant réalisateur, cet ouvrier d’histoire dont la sollicitude se dépensait, sans jamais s’y perdre, dans la profusion des détails, demeurait toujours insatisfait jusqu’à ce qu’il eût imaginé et accompli l’acte symbolique qui devait résumer son œuvre et captiver les imaginations définitivement soumises. Carthage relevée, tel était le symbole qu’il fallait à Lavigerie, pour qu’aux yeux de l’Église et de la France, de l’Islam et de l’Europe, l’œuvre tunisienne fût parachevée. Flaubert, voulant en 1858 ressusciter Carthage, avouait qu’il fallait être « fou et triplement frénétique », pour s’engouer d’un pareil rêve[215] : ce rêve, Lavigerie le reprenait, mais en le mettant sous les auspices de l’Église séculaire. Un évêque lorrain du onzième siècle, devenu pape sous le nom de Léon IX, avait en 1053 jeté un regard sur les ruines de ce royaume qu’avait été, pour le Christ, la terre d’Afrique. Il n’y trouvait plus, à cette date, sous l’hégémonie de l’Islam, que cinq évêchés[216], et il écrivait : « Il est hors de doute, qu’après le pontife romain le premier archevêque et le grand métropolitain de toute l’Afrique est l’évêque de Carthage. Ce dernier ne peut être dépouillé, en faveur de quelque évêché d’Afrique que ce soit, de ce privilège qu’il a reçu du Saint Siège apostolique et romain, mais il le conservera jusqu’à la fin des siècles, et tant que le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ sera invoqué en Afrique, soit que Carthage reste abandonnée, soit qu’elle ressuscite un jour dans sa gloire. » On trouvait trace encore, sous Grégoire VII, en 1076, d’un archevêque de Carthage, et puis le nom disparaissait de l’histoire, mais continuait cependant, comme l’avait affirmé Léon IX en son hardi langage, de participer à l’immortalité même de l’Église.

[215] Louis Bertrand, Les Villes d’or (édit. de 1921), p. 334-335.

[216] Toulotte, Géographie de l’Afrique chrétienne, p. 98-99 (Paris, Procure des Pères Blancs, 1894). — Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 458-482.

Lavigerie, en avril 1883, étalait sous les regards de Léon XIII les volontés de Léon IX. D’avance il édifiait, dans son vignoble de la Marsa, le palais épiscopal de Carthage : en octobre 1883, ce palais était prêt ; il recevait, un jour de mai 1884, les deux fils aînés du bey, et l’un d’eux lui disait dans un toast : « C’est simple justice de laisser une véritable liberté à votre action bienfaisante. » D’avance il traçait les plans pour la construction de la future cathédrale de Saint-Louis ; il adressait un appel à tout ce qui restait en France de « fils des croisés », à leur chef à tous, aussi, qui achevait de mourir hors de France, le comte de Chambord, fils de saint Louis ; en mai 1884, la première pierre se posait. Les deux volumes d’Œuvres choisies que publiait à cette date le cardinal étaient comme un long acte d’amour à l’endroit de cette Afrique sur laquelle sa houlette aspirait à planer et où ses Pères Blancs poussaient une pointe nouvelle en s’installant à Ghardaïa, dans le Mzab. Il voulait que ce fût à Carthage même que fussent proclamés, dans un synode de ses prêtres, les statuts de ce qui n’était encore que le vicariat apostolique de Tunisie. Il se plaisait à leur montrer, dans l’Algérie voisine, les trois cents églises où le Christ était adoré, des séminaires rappelant « les anciennes institutions épiscopales dont Augustin avait tracé la loi », et « plus de deux mille religieux et religieuses là où les vertus des vierges et des solitaires de l’ancienne Afrique embaumaient autrefois les déserts ». Et les prêtres qui l’écoutaient acclamaient « avec une allégresse extrême, cum summa alacritate », la requête cardinalice qui, au nom de Léon IX, avait imploré de Léon XIII la restauration du siège de Carthage.

La requête arrivait à son heure. En cette année 1885, le ministre Mancini, malgré la judicieuse opposition du roi Humbert Ier, venait d’allonger sur le riche patrimoine de la Propagande une main qui pouvait un jour devenir avide : il était permis de craindre que, possédant le temporel de cette congrégation romaine, les successeurs de Mancini ne voulussent un jour s’en servir pour régner sur l’apostolat universel. « Dans l’assujettissement de la Propagande, écrivait Lavigerie à Ferry, l’Italie voit une sorte de revanche ou de compensation à son impuissance coloniale », et il demandait au Quai d’Orsay de provoquer, auprès du cabinet de Rome, une protestation des divers gouvernements. L’acte de Mancini frappait Léon XIII au cœur : il lui paraissait indispensable au rayonnement de l’Église Romaine qu’elle apparût pleinement libre ; ancien administrateur des États Romains, son indépendance de cœur à l’endroit de l’État nouveau qui les avait rayés de la carte était une sécurité pour le monde chrétien. La troisième Rome voulait empiéter sur la Propagande, la Propagande allait répondre en relevant Carthage. Jules Ferry, qui s’intéressait passionnément à la question, mit un bateau, en mai, à la disposition de Lavigerie, pour qu’il s’en fût à Rome presser la décision. Le 28 juin, elle devenait publique, et Jules Ferry apprenait avec joie que la Tunisie devenait diocèse régulier, sous le titre d’archidiocèse de Carthage, uni, dans la personne de Lavigerie, à l’archidiocèse d’Alger.

Moins de trois mois après, le 16 septembre, dans la chapelle Saint-Cyprien de Carthage, par un de ces synchronismes dont Lavigerie savait illuminer l’histoire, on célébrait, tout à la fois, le seize cent vingt-sixième anniversaire du martyre de Cyprien, et le sacre épiscopal du P. Livinhac, devenu, par un récent décret de la Propagande, vicaire apostolique de l’Ouganda. Toutes les splendeurs du Pontifical romain, dont s’accompagne le sacre d’un évêque, inauguraient ainsi le renouveau de gloire religieuse dont désormais bénéficiait Carthage : à peine cet archevêché était-il restauré que Lavigerie, conformément aux termes grandioses de Léon IX, faisait le geste de l’ériger en métropole de l’Afrique ; et lorsqu’en 1889 l’évêque de Malte, avec l’appui de l’Angleterre, tentera d’obtenir le titre de primat d’Afrique, Lavigerie s’insurgera, tempêtera, menacera le Saint-Siège de démissionner.

Mais une question se posait : cet archevêché, comment le faire vivre ? La loterie tunisienne, dont Lavigerie avait espéré trois millions, avait mal réussi ; auprès d’un certain nombre de catholiques de France, la Tunisie était impopulaire, parce que Ferry l’était : ils boudaient à Lavigerie, au lieu de chercher, dans le spectacle des résurrections chrétiennes qui s’accomplissaient en Afrique, une consolation pour les attristants épisodes d’anticléricalisme qui depuis quatre ans s’étaient déroulés à l’ombre de leurs clochers. Il fallait pourtant que le nouveau diocèse de Tunis trouvât des ressources. Jules Ferry, tout d’abord, se donna l’honneur d’y pourvoir. « Il vous considère, écrivait à Lavigerie Paul Cambon, comme l’un des plus actifs et des plus puissants auxiliaires de la France du dehors. Il fera pour vous ce que vous voudrez. » Il fallait à Lavigerie un traitement pour vingt-cinq curés. Ferry, qui n’avait pas le droit de le prendre sur le budget des cultes, la Tunisie n’étant pas concordataire, les rémunéra comme aumôniers militaires. Il lui fallait des subventions pour ses écoles religieuses : Ferry, tout en admettant que Lavigerie en choisirait les maîtres et les maîtresses, les entretint comme écoles communales. Ainsi ressuscita l’Église de Carthage, par la collaboration de Lavigerie et de Jules Ferry. A la fin d’octobre 1884, l’archevêque fut à la mort : allait-il succomber, comme Moïse, au seuil de la terre promise ? Il se raffermit, et sa convalescence s’acheva, lorsque lui parvint, en novembre, la bulle officielle dans laquelle Léon XIII, érigeant Carthage en Église métropolitaine, glorifiait, tout à la fois, cette Église historique et l’homme sage et infatigable (vir sapiens et impiger) à qui elle était confiée.

La pourpre romaine, trois cent soixante-seize ans plus tôt, resplendissant sur les épaules du cardinal Ximenès, encadrée par les troupes de Ferdinand le Catholique, s’était un instant montrée, sur les rivages d’Oran, comme messagère de l’Évangile et rédemptrice des captifs ; et puis elle avait dû s’effacer. Désormais, sur la carrure puissante de Lavigerie, elle s’étalait au grand soleil d’Afrique, accueillie par les populations, respectée par l’Europe politique, et cette pourpre n’était plus une vision éphémère, mais la parure de la hiérarchie restaurée.

En ce même mois de novembre 1884, à Berlin, dans l’aréopage diplomatique où grandes et petites nations d’Europe se partageaient l’Afrique, Stanley, parlant devant une commission, prononçait avec respect le nom de Lavigerie ; et c’est en évoquant l’action apostolique de l’archevêque de Carthage que le baron de Courcel, qui représentait la France, obtenait, malgré l’ambassadeur de Turquie, que la conférence de Berlin reconnût expressément la liberté des missions et leur droit d’être protégées.

C’étaient là, pour Lavigerie, de beaux rayons de soleil, que tout de suite des nuages vinrent offusquer. Il apprenait qu’en contraste avec les biais généreux imaginés par Jules Ferry, la commission du budget, au Palais-Bourbon, infligeait aux crédits habituels prévus pour l’archevêché d’Alger d’irréparables amputations. Sa pourpre et sa gloire, à la fin du printemps de 1885, se firent suppliantes, quémandeuses, dans les chaires de France. Il déclarait qu’il mourrait de fatigue sur les grands chemins, s’il le fallait, plutôt que de laisser son clergé mourir de faim. On a cru surtout frapper l’Église dans nos personnes, disait-il à la Madeleine, mais en réalité on a surtout frappé la France. Il quêtait lui-même, de rang en rang, demandant la charité pour l’amour de la France. Parlant à Saint-Sulpice, où les souvenirs de sa jeunesse ecclésiastique l’obsédaient, il rappelait ce mot du Psalmiste : « Moi aussi, j’ai été jeune et me voilà vieux !… Je ne puis, continuait-il, ajouter avec le Psalmiste que je n’ai pas vu le juste mendier son pain et celui de ses enfants. » Il pleurait, pleurait ; et son éloquence assurait à ses gestes de mendiant d’éclatantes victoires. Jules Ferry venait d’être renversé du pouvoir : dans le ministère Brisson qui lui avait succédé, Goblet détenait les cultes. Cette promenade cardinalice le gênait : il y mit un terme en faisant rétablir cent mille francs au chapitre budgétaire concernant les trois diocèses de l’Algérie. C’était un début de réparation, assez parcimonieux d’ailleurs.

Pour l’instant, Lavigerie s’en contentait. En cet été de 1885 il aspirait à porter à Jérusalem, dans son école de Sainte-Anne, le prestige de la France et le programme qui s’esquissait, dans les conseils du Vatican, en vue de la réunion des Églises d’Orient ; il voulait qu’un bateau de l’État, officiellement, le menât dans le Levant ; il se montrerait aux Orientaux, au nom de sa patrie, au nom de Rome ; sa pourpre toute fraîche, d’un rayonnement si authentiquement français, aurait la joie de mettre l’empreinte de Rome sur la vie religieuse du Levant, comme sur celle de l’Afrique. Ferry se fût probablement enthousiasmé pour ce programme, mais que pouvait en penser Goblet, dans un cabinet Brisson ? Le bateau de l’État fut refusé, et pour une fois, — la première peut-être, — cette souveraineté tenace, invincible, qu’exerçait à la longue l’imagination de Lavigerie sur la rébellion des faits et des hommes, consentit à une abdication. Le grand dessein qu’il laissait ainsi s’évanouir sera repris et accompli par le cardinal Langénieux, neuf ans plus tard, sur l’ordre formel de Léon XIII[217], et le secrétaire de l’archevêque de Reims, dans ces assises palestiniennes tenues à Jérusalem, sera l’un des Pères Blancs du cardinal Lavigerie.

[217] Voir Largent, Le cardinal Langénieux, p, 195-254 (Paris, Gabalda, 1911).

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