Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
III. — Lavigerie devancier de la France et conseiller de la France en Tunisie.
Que pouvaient, en cette Tunisie, pour les besoins religieux de la population européenne, déjà nombreuse, déjà éparse, une quinzaine de Capucins italiens ? Que pouvaient-ils, surtout, pour hâter la rencontre entre les détresses islamiques et la charité chrétienne ? Lavigerie, dès 1875, s’inspirant de ses ambitions patriotiques non moins que de son désir d’action religieuse, avait suggéré au ministère des Affaires étrangères que les Français devraient entrer en Tunisie « loyalement, non en conquérants, mais en vue d’une politique de protectorat ». Voyant que cette entrée tardait, il se sentait tout prêt à prendre les devants. — « Je suis disposé, disait-il dès 1879 à notre consul Roustan, à me charger, avec mes missionnaires, du service religieux de la Tunisie », et il jetait des jalons, à cet effet, auprès de la Propagande.
Vous obtiendrez ainsi, insistait-il auprès de Roustan, un résultat qui serait un triomphe nouveau pour votre politique : celui d’annexer officiellement, au point de vue religieux, la Tunisie à l’Algérie française, et de pouvoir y créer librement, par ce moyen, tous les établissements, écoles, hôpitaux, etc. Voyant Waddington, alors titulaire du Quai d’Orsay, Lavigerie l’entretenait de la nécessité pour la France de prendre pied en Tunisie. L’Angleterre et l’Allemagne étaient consentantes : elles avaient fait à la France des avances, au congrès de Berlin[195] : pourquoi tarder à les accepter ? Sans plus attendre, Lavigerie s’installait lui-même, sur l’historique colline de Carthage, dans une bien humble maison arabe qu’il avait acquise d’un dentiste. Au printemps et à la fin de l’automne de 1880, il y faisait deux séjours prolongés, surveillant les travaux du collège Saint-Louis, acquérant à la Marsa, pour l’entretien de ses futures œuvres tunisiennes, un immense domaine où, l’année d’après, il allait planter la vigne. Le « premier colon de l’Algérie » allait être le premier viticulteur de la Tunisie. Et cette maisonnette, d’où planaient et débordaient ses rêves, devenait le quartier général d’où la France religieuse, désireuse de faire pénétrer le Christ en Tunisie, aiderait la France politique à y pénétrer avec lui[196].
[195] Voir René Valet, L’Afrique du Nord devant le parlement au dix-neuvième siècle, p. 158-163.
[196] Sur le concours que prêtèrent à la France, pour son établissement en Tunisie, les influences religieuses, voir P. H. X., La Politique française en Tunisie, le protectorat et ses origines, p. 452-453 (Paris, Plon, 1891).
Allait-on assister, après vingt et un siècles, à un nouveau duel entre Rome et Carthage ? On eût pu le croire, en lisant les virulentes attaques d’une partie de la presse italienne contre l’archevêque d’Alger. Nul ne savait, comme lui, transformer les souvenirs historiques en instruments de conquête. « Eh bien, monseigneur, que disent les ombres d’Annibal et d’Amilcar ? » Ainsi l’avait accueilli Pie IX treize ans plus tôt, quelques mois après sa nomination en Algérie. Pie IX le connaissait bien ; il savait que Lavigerie aimait écouter parler les morts, et les faire parler. Ce seul nom de Carthage était pour lui d’une magnifique éloquence ; pourquoi donc le royaume d’Italie empêcherait-il Carthage de régner, là où déjà, jadis, elle avait régné[197] ?
[197] L’Italie, lisait-on dans la préface du recueil de discours de Jules Ferry, publié par Rambaud, sous le titre : Affaires de Tunisie (Paris, Hetzel, 1882), est « une puissance jeune, remuante, exigeante envers la fortune qui lui a prodigué les plus hautes faveurs, hantée par les grands souvenirs, les grands noms et les grands rêves. Elle est à Rome, il lui siérait d’être à Carthage. Pourquoi ? Parce que c’est Carthage ». Sur le mécontentement italien, voir René Valet, op. cit., p. 163-168 et 202-203, et l’article anonyme de M. André Lebon sur les Préliminaires du traité du Bardo. (Annales de l’École libre des sciences politiques, 1893.)
Au nom de la Rome papale en même temps qu’au nom de la France, Lavigerie travaillait pour cet avènement. Autour de lui il fouillait les mémoires humaines, et faisait fouiller, au-dessous de lui, les alluvions, cette mémoire de la terre. Les vieux Arabes lui disaient que ce Bou Saïd, honoré dans une mosquée du même nom en face de Carthage, n’était autre que le saint roi Louis devenu musulman, paraît-il, à son lit de mort, à la suite d’une apparition du Prophète. Lavigerie recueillait cette légende : elle profanait, assurément, la gloire du saint roi « roumi » ; mais elle la montrait, pourtant, se perpétuant dans les imaginations tunisiennes : n’était-ce pas un motif, pour la France, de n’être pas plus longtemps absente ? Le P. Delattre, par des explorations méthodiques, exhumait de la colline même de Carthage les débris des civilisations successives ; il interrogeait ces ruines dont déjà Chateaubriand disait qu’elles n’avaient rien de bien conservé, mais qu’elles occupaient un espace considérable[198] ; il ramassait pieusement toutes ces épaves, jadis dédaignées, sans doute, par les Pisans, lorsque il Carthage était pour eux comme la carrière où ils venaient chercher les pierres du dôme de Pise. Sous les yeux de Lavigerie se formait tout un musée d’archéologie chrétienne ; en voyant ces inscriptions, en voyant ces lampes qui portaient parfois l’emblème du Christ vainqueur, Lavigerie écrivait à Xavier Charmes pour demander au ministère de l’Instruction publique l’établissement d’une mission archéologique à Carthage[199]. Le langage des pierres, le langage des objets sacrés qu’on recueillait, aidaient l’Église à raviver la physionomie de Carthage chrétienne : pourquoi donc cette Carthage ne redeviendrait-elle pas, en Afrique, la messagère de Rome ?
[198] Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 7e partie (Œuvres complètes, éd. Garnier, V, p. 454. Paris, 1859).
[199] Voir la lettre qu’il écrivait à Wallon, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions, sur, le même sujet (Œuvres choisies, II, p. 397-451).
Lorsque au printemps de 1881 Lavigerie, après quatre mois de séjour, s’éloigna de Carthage, l’expédition de Tunisie, dont en janvier 1879 Gambetta avait repoussé l’idée, était bien près d’être résolue[200]. Un entretien décisif du baron de Courcel, directeur des affaires politiques, achevait de mordre sur l’esprit de Gambetta[201], à qui Lavigerie avait, par l’intermédiaire de Charmetant, fait transmettre un long rapport. Pour préparer l’expédition, le capitaine Sandherr, qui allait, vingt ans durant, jouer un rôle d’élite dans le « service des renseignements » du ministère de la Guerre, se faisait renseigner par Lavigerie et par les Pères Blancs sur l’état d’esprit des indigènes tunisiens[202]. « Les Pères Blancs, écrivait-il à Lavigerie, sont les Français les plus patriotes et les plus désintéressés que j’aie l’honneur de connaître. » Lavigerie, d’ailleurs, correspondait directement avec le ministère de la Guerre, signalant l’agitation qui grossissait parmi les 50 000 Kabyles, les rumeurs circulant sur les marchés arabes, d’après lesquelles la France « ne viendrait jamais à bout du bey de Tunis », les sourdes manœuvres qui se préparaient au Maroc contre la France, avec l’appui de l’Allemagne, et la grosse imprudence qu’on avait commise en remplaçant, en Kabylie, tous les administrateurs militaires par des administrateurs civils, « uniquement pour obéir aux politiciens de la rue ». Pour être renseignée, pour mûrir et préciser ses décisions, la France de Gambetta s’adressait à cet archevêque, collaborait avec lui. « Un homme essentiellement politique, non un persécuteur : la passion philosophique ou théologique lui est certainement inconnue » : c’est ainsi que Lavigerie jugeait Gambetta, et l’expédition de Tunisie résulta de leurs échanges de vues.
[200] Sur les évolutions d’esprit de Gambetta au sujet de l’expédition tunisienne, voir baronne de Billing, Le Baron Robert de Billing, vie, notes, correspondance, p. 395-396 (Paris, Savine).
[201] Hanotaux, Histoire de la France contemporaine (1871-1900) : IV, La République parlementaire, p. 650-651 (Paris, Furne).
[202] Tournier, Correspondant, 10 mars 1912, p. 843.
Étrange aveuglement des partis politiques ! Cinquante et un ans plus tôt, lorsque la France des Bourbons avait rendu à notre pays ce suprême service, de lui donner l’Algérie, les libéraux de l’époque déclaraient que le vrai motif de la guerre contre le Dey était de préparer nos troupes à faire le coup de feu contre les Parisiens ! Aujourd’hui que la France républicaine ouvrait à l’Église de France et à l’Église romaine un nouveau domaine d’action, on voyait les conservateurs catholiques s’unir aux partis radicaux pour protester contre l’expédition tunisienne[203]. Lavigerie passait outre, haussant ses robustes épaules.
[203] Sur l’exploitation électorale de nos difficultés tunisiennes par l’opposition, voir Leroy-Baulieu, Revue politique et littéraire, 13 août 1881, et Valet, op. cit., p. 210-211.
La convention du 12 mai 1881, connue sous le nom de traité du Bardo, établit en Tunisie le protectorat de la France. « Plaise à Dieu, écrivait Lavigerie au clergé d’Alger, que ce triomphe de la France soit le triomphe définitif de la civilisation chrétienne dans ces pays barbares ! » Le Saint-Siège, dès le 28 juin, le nommait administrateur du vicariat apostolique de Tunisie[204] : c’était une façon sommaire, éminemment efficace, de ratifier, en face des susceptibilités italiennes, l’installation en terre tunisienne du sacerdoce français. On tenait compte, d’ailleurs, de ces susceptibilités, en décidant que les Capucins italiens garderaient leurs églises, sous l’autorité d’un supérieur, qui aurait le titre de préfet apostolique, et qui, comme Lavigerie, dépendrait de la congrégation de la Propagande ; et c’est seulement en 1891 que Lavigerie les fera définitivement s’éloigner, d’accord avec le Saint-Siège.
[204] Texte du bref dans Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 382-384. Quelques semaines plus tôt, à la Chambre italienne, le député Massari avait parlé des résistances qu’opposait le Saint-Siège aux efforts du gouvernement français pour faire nommer à Tunis, en remplacement de Mgr Suter, un moine français (Chiala, Pagine di storia contemporanea ; fasc. Tunisi, p. 264, Turin, Roux, 1892).
Mgr Suter, le vieux Capucin italien qui depuis quarante ans était là-bas supérieur, vint lui-même remettre à Lavigerie, comme insigne de son autorité pastorale sur la Tunisie, l’étole qu’il avait reçue jadis de la reine Marie-Amélie. Le tête-à-tête fut émouvant. Lavigerie s’inclina devant le moine octogénaire en lui disant : « Placez l’étole, vous-même, sur mes épaules, et bénissez-moi. » Suter accepta : il allait bientôt s’effacer, avec une pension viagère de la France.
« Il était grand temps, note le baron Robert de Billing, qu’un prélat éminent comme le cardinal Lavigerie vînt prendre dans ses mains vigoureuses le gouvernement de tous ces religieux, dont l’esprit de discipline et d’abnégation avait beaucoup souffert d’un trop long séjour, sans doute, loin de leurs communautés d’Europe[205]. »
[205] Billing, op. cit., p. 389.
Cinq millions de francs par an, voilà ce qu’il fallait à Lavigerie pour faire de la Tunisie un beau diocèse. Ses plans étaient faits : il voulait, sans trêve, une cathédrale et une seconde paroisse à Tunis, dix autres paroisses ailleurs, un grand et un petit séminaires, trente écoles, un pensionnat de jeunes filles. Il portait ce plan à Rome, dès le mois de juillet, le mettait sous les yeux du préfet de la Propagande, obtenait que son titre complet fût : « Administrateur de Carthage et de Tunis. Car l’Église antique de Carthage, expliquait-il, réveille les mémoires les plus touchantes et les plus saintes. » En août, il arrivait à Paris, pour organiser, au nom de Léon XIII, une quête nationale pour la Tunisie : « Tout me manque, criait Lavigerie aux catholiques de France ; si la faim fait sortir les loups du bois, elle en fait aussi sortir les pasteurs ; tout évêque voudrait posséder des trésors pour rendre à la prière ce lieu vénérable : Carthage. » Mais alors pesaient sur les catholiques de France certaines influences politiques dont neuf ans plus tard Léon XIII et Lavigerie devaient commencer à les affranchir ; et ces influences firent échouer l’appel de Lavigerie. La quête, dans tout le pays, ne rapporta que trois cent mille francs. L’expédition tunisienne était impopulaire dans les partis de droite comme dans ceux d’extrême gauche : Lavigerie avait sa part de cette impopularité. Gambetta, du moins, comprenait Lavigerie ; il savait les précieux renseignements que le prélat donnait au Quai d’Orsay sur les troubles de Tunisie, et sur les points où notre armée devait frapper pour y mettre un terme. « Je n’ai jamais été mieux renseigné sur les affaires de l’Algérie et de la Tunisie, disait un jour Gambetta, que par mes conversations avec le P. Charmetant », et il avait même chargé ce Père Blanc de s’informer si l’amiral de Gueydon consentirait à reprendre, éventuellement, le gouvernement de l’Algérie[206]. Telle était la confiance qu’inspiraient au président de la Chambre des députés Lavigerie et ses collaborateurs. Consultez la liste du premier conseil de protectorat de la Tunisie : vous n’y trouvez pas le nom de Lavigerie ; il préfère rester à l’écart officiellement. « On peut m’y donner entrée par une disposition secrète, avait-il dit ; mais c’est tout », et il avait d’ailleurs, de sa propre main, dressé le plan de ce conseil, où il voulait que fussent groupés tous les chefs de service. En fait, l’instigateur, le promoteur, l’organisateur, c’était Lavigerie : on le verra d’une façon limpide, décisive, lorsque M. l’abbé Tournier publiera les trouvailles d’archives sur lesquelles sa générosité de chercheur nous a permis de jeter les yeux, et lorsqu’on y lira tels mémoires que Lavigerie adressait à Gambetta « sur les personnalités à maintenir ou à écarter en Tunisie, ou sur le remboursement de la dette tunisienne ». L’idée de maintenir le gouvernement musulman du Bey trouvait en cet homme d’Église un acharné défenseur : « Vouloir substituer un gouvernement chrétien, écrivait-il, ce serait surexciter jusqu’à la folie les ardeurs du fanatisme. » « L’organisation tunisienne, telle que la comprend Monseigneur, est admise en principe », signifiait à Charmetant Gambetta, devenu chef du grand ministère.
[206] D’Haussonville, La Colonisation officielle en Algérie, p. 22 et suiv. (Paris, Lévy, 1883).
Lavigerie, dès lors, pouvait demander à Gambetta un budget des cultes pour la Tunisie : Gambetta prêterait l’oreille. Un jour, à l’issue d’une causerie, le prélat disait à l’homme d’État : « Merci, monsieur le ministre, mais l’anticléricalisme, qu’en faites-vous dans tout cela ? » Et Gambetta de répondre : « L’anticléricalisme, Monseigneur, c’est pour la France, mais ce n’est pas article d’exportation. » Gambetta admettait qu’en Tunisie la France protégeât le catholicisme et que le catholicisme, aussi, y protégeât la France.
« On ne peut me laisser à moi seul, insistait Lavigerie, la charge d’entretenir à Tunis un clergé que j’ai mission de rallier à l’influence française. Si la France ne se hâte de prendre ce moyen tout-puissant d’action, les gouvernements rivaux s’en serviront contre elle. C’est contre elle que l’Angleterre se propose de rétribuer désormais les religieuses et prêtres anglo-saxons qui se trouvent en Tunisie. Si cet exemple est donné, je ne doute pas que, malgré ses embarras financiers, l’Italie le suive bientôt. Ces prêtres, recevant un traitement régulier de leurs gouvernements respectifs, constitueraient ici peu à peu un État dans l’État. La France le veut-elle ? Un autre inconvénient serait de les laisser vivre des aumônes de leurs nationaux, dont ils seraient ainsi amenés à embrasser le parti. La France le veut-elle ? Dans le premier cas, je me mettrai sérieusement à l’œuvre. Dans le second, je n’aurai qu’à m’abstenir, me contentant de délivrer le gouvernement, par ma présence en Tunisie, des embarras que lui causerait en ce moment un prélat italien ! »
La conviction de Gambetta était faite, et les bureaux du ministère élaboraient des résolutions conformes, lorsque Gambetta tomba du pouvoir ; Freycinet, qui lui succéda au quai d’Orsay, ratifia ces résolutions, et tout de suite, sans avis des Chambres, préleva sur les crédits spéciaux du budget des cultes une somme de cinquante mille francs pour l’administration apostolique de Tunis. Une idée bientôt vint à Lavigerie : celle d’une grande loterie qui émettrait six millions de billets au profit des œuvres du Vicariat apostolique. Soit, répondit Freycinet, pourvu que le nom de l’archevêque, qui pourrait émouvoir l’anticléricalisme des Chambres, ne paraisse pas.
Tandis qu’il recevait ainsi du gouvernement français un appui tout à la fois timide et efficace, Lavigerie, selon le désir de Léon XIII, allait faire de la Tunisie, provisoirement, sa résidence ordinaire, pour en commencer l’organisation.
Quittant l’Algérie pour la Tunisie, en octobre 1881, il faisait étape à Bône, où il venait d’acheter l’antique acropole qui s’était appelée Hippone, et dont saint Augustin, jadis, avait fait un point lumineux vers lequel se tournaient les yeux des chrétiens de l’Afrique et du monde ; il sacrait, là, l’évêque de Constantine, et commentait dans un discours la pose de la première pierre de la basilique d’Hippone, où solennellement il fêtera, cinq ans plus tard, le centenaire de la conversion d’Augustin. Il fallait que de nouveau le Christ régnât là où Augustin avait été son ministre. Et dès le lendemain les souffles de résurrection chrétienne qui planaient sur cette colline d’Hippone entraînaient Lavigerie vers l’autre acropole, celle de Carthage, où une autre chaire épiscopale illustre, celle de saint Cyprien, allait être relevée.