Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
VI. — Lavigerie cardinal.
Entre le départ de Roustan et l’arrivée de Paul Cambon, quelques semaines s’écoulèrent où Lavigerie parut exercer l’interrègne, au nom de la France ; et ce fut au cours de cet interrègne, le 19 mars, qu’il apprit que Léon XIII faisait de lui un cardinal. La pourpre, il l’aurait eue depuis longtemps, s’il avait en 1868 accepté d’être coadjuteur de Lyon. Mais ce qui faisait, pour lui, le prix de cette pourpre, c’était le sentiment qu’avec lui s’inaugurait une lignée cardinalice dont il allait être l’ancêtre : la lignée des cardinaux d’Afrique[210]. Il semblait à Lavigerie que l’honneur fait à sa personne symbolisait un progrès de l’Église ; son entrée dans le Sacré Collège et la pénétration du Christ dans les profondeurs de l’Afrique lui apparaissaient comme deux faits connexes ; et cette pourpre attestait qu’après tant de siècles d’obscures souffrances l’Afrique chrétienne était redevenue une réalité, qu’elle était redevenue une force dans les conseils de l’Église. Avec son instinct quasi génial de grand cérémoniaire, il concerta lui-même les pompes de son élévation cardinalice. Il voulut que la calotte lui fût portée par le garde noble pontifical à Saint-Louis de Carthage, et que, pour l’entourer, la Maison Carrée envoyât ses Pères Blancs, et que Malte lui expédiât quelques-uns des noirs qu’il y faisait élever ; la fête ainsi préparée se déroula le 16 avril 1882, dans un appareil de splendeur. « Vous direz à Léon XIII, disait-il au garde noble, que sous son grand pontificat vous avez vu le signe de la Rédemption couronner cette antique acropole comme un signe de résurrection et d’espérance[211]. »
[210] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 532.
[211] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 534.
Et le soir, lorsqu’il rentra à Tunis, il connut l’allégresse du triomphateur, porté jusqu’à sa cathédrale par une foule enthousiaste. Un mois après, à Paris, il recevait la barrette à l’Élysée et, dans le discours qu’il adressait à Jules Grévy traçait un éloquent portrait du missionnaire français, qui « compte parmi ses jours les plus fortunés, ceux où, en servant la religion et l’humanité, il peut servir et honorer le nom de la France[212]. » « Me voilà un vrai patriarche, écrivait-il à sa vieille tante. Quelle vie je mène depuis quinze ans, et maintenant plus que jamais ! Qui eût dit à ma chère et pauvre mère que c’était la destinée de son fils, alors qu’il ne voulait être que curé de campagne ? » Il courait à Rome prendre le chapeau, naviguait vers Malte, pour baptiser et confirmer douze négrillons ; Malte le recevait comme un souverain. Le 5 septembre, enfin, sa pourpre apparaissait dans Alger, première étape de son apostolat d’Afrique, pépinière où mûrissait au jour le jour la vocation de ses Pères Blancs. Mais dans Alger pas de pompe ; la municipalité radicale avait décidé qu’aucun cortège extérieur ne devait entourer ou fêter ce prêtre ; l’idée laïque exigeait, paraît-il, que son contact avec son peuple s’enfermât entre les quatre murs d’un sanctuaire.
[212] Ibid., II, p. 538.
Les susceptibilités de cette idée nouvelle allaient, deux mois plus tard, se déchaîner dans l’enceinte même du Palais-Bourbon, contre Freycinet, en raison des cinquante mille francs qu’il avait alloués au clergé tunisien : il y eut heureusement une majorité pour voter l’ordre du jour pur et simple. Des voix s’étaient élevées, pour reprocher à Lavigerie ses fréquentes absences d’Alger ; il écrivait à M. Fallières, alors ministre des Cultes, une lettre éloquente sur le fruit de ces absences. « Depuis les frontières de l’Algérie, lui disait-il, jusqu’à celles des colonies anglaises et hollandaises du cap de Bonne-Espérance, tout le territoire intérieur de l’Afrique est désormais placé, au point de vue religieux, sous une autorité française. C’est là un résultat qui aura, pour le jour où la France croira devoir intervenir activement, elle aussi, dans les questions africaines, des conséquences heureuses et fécondes[213]. »
[213] Tournier, Correspondant, 10 mars 1912, p. 849.
Alger n’était plus, à ses yeux, que « l’une des extrémités d’un vaste champ de charité et d’apostolat » ; il lui semblait que « de Tunis, grâce aux moyens de communication récemment établis », il pourrait « plus aisément veiller sur tout l’ensemble de ses œuvres[214] ». « Ma résidence ordinaire sera un peu sur les grands chemins », avait-il écrit, dès 1880, à Mgr Foulon.
[214] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 388.
Sous la houlette du cardinal, réinstallé à Carthage, le vicariat apostolique de Tunisie s’organisa. Les congrégations arrivaient, pour les besognes d’enseignement ou de charité, Dames de Sion et Sœurs du Bon-Secours, Frères des écoles chrétiennes et Sœurs missionnaires d’Afrique. Les œuvres scolaires qu’avaient commencées, avant l’arrivée de la France, les Frères des écoles chrétiennes et les Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, se développaient et se multipliaient. A l’instigation de Lavigerie, le livre de classe français se propageait en Tunisie ; une bibliothèque populaire s’ouvrait à Tunis. Le collège ouvert dans cette ville par Lavigerie commençait à recevoir les enfants des premières familles musulmanes, parmi lesquels un neveu du Bey. A l’époque même où la France politique soustrayait à toute influence d’Église le régime scolaire, il plaisait à Lavigerie que dans cette plus grande France qu’était la Tunisie, l’idée française eût pour citadelle les écoles fondées par l’Église, en face des écoles italiennes richement subventionnées par le Quirinal, et ouvertement athées. On verra bientôt, à Bizerte, de petites Maltaises se proclamer Françaises, de petits Italiens entonner des chants de Déroulède : ce seront les pupilles de Lavigerie. « La présence de ce cardinal vaut une armée », gémissait amèrement, dans la Riforma, un des publicistes de Crispi. Lavigerie ripostait aux hostilités italiennes en faisant quêter, dans les églises tunisiennes, pour les inondés du nord de l’Italie.