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Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

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IV

Un livre parut en 1844 qui s’intitulait : les Français en Algérie. L’auteur, six mois durant, de la fin de février à la fin d’août 1841, avait, à la demande de Guizot, étudié sur place, auprès de Bugeaud devenu gouverneur général, les questions algériennes. Les deux rapports que de là-bas, le 8 mars et le 19 avril 1841, il avait expédiés à Guizot, et dont le premier lui avait valu un « satisfecit » ministériel[35], avaient déjà laissé voir l’intérêt qu’il prenait aux choses religieuses de l’Algérie, et dès le début de son livre il disait : « Elles n’ont qu’une bien étroite place dans presque tous les livres qu’on a faits ; elles en méritent une meilleure, que je voudrais leur donner[36]. » Ce ton si décisif ne surprendra personne, lorsqu’on saura que le livre était signé Louis Veuillot. Il était rentré en France « plein de faits douloureux et plein de conseils impossibles » ; il voulait les livrer au public ; il voyait là un « devoir »[37].

[35] Veuillot, Correspondance, I, p. 86.

[36] Veuillot, Les Français en Algérie (Œuvres complètes, IV, p. 11). Sur le séjour de Louis Veuillot en Algérie, voir Eugène Veuillot, Louis Veuillot, I, p. 229-265 (Paris, Retaux).

[37] Veuillot à Edmond Leclerc, Alger, 20 juin 1841 (Correspondance, I, p. 94-95).

Il jetait un regard rétrospectif sur l’Algérie des premières années de la conquête, sur cette Algérie où l’on avait paru vouloir voiler à l’Islam les bras du Christ et le bois de la croix. Et parlant de ces « politiques qui se sont tant efforcés de déguiser le peu de religion qui nous reste, sous le beau prétexte de ne point effaroucher le fanatisme musulman », il les accusait d’avoir « commis la plus lourde faute que l’enfer ait pu leur conseiller. Rien ne répugne plus au fanatisme musulman, expliquait-il, qu’un peuple sans croyance et sans Dieu[38]. »

[38] Veuillot, Les Français en Algérie (Œuvres complètes, IV, p. 223).

Partout dans son livre, on retrouvait cette idée ; elle se répétait, se diversifiait, avec l’émouvante insistance d’un appel d’alarme. Spectateur de ces Arabes qui « nous reprochaient qu’on ne nous voyait jamais prier[39] », il déduisait :

[39] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 9).

La guerre contre nous n’était pas seulement patriotique, elle était sainte. Envahisseurs du sol, détestés à ce titre, nous étions encore et surtout haïs et méprisés comme infidèles, comme impies. On nous reprochait nos mœurs, nos blasphèmes, notre religion fausse ; on nous reprochait plus encore notre irréligion. C’était œuvre de piété de faire la guerre aux chiens qui adorent les idoles ou qui n’ont pas de Dieu[40].

[40] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 7).

On voyait Veuillot, à onze ans de distance, interpeller les commissaires qui étaient venus en 1833 enquêter en Algérie.

Ces personnages politiques, ces hauts commissaires, ces législateurs, ces chrétiens envoyés dans un pays infidèle pour savoir ce qu’il convient à leur patrie d’y faire, ne songent pas un seul moment à la religion catholique, n’en prononcent pas le nom… Qu’on institue une commission de civilisation et qu’il ne soit venu à la pensée de personne d’y introduire un prêtre, c’est un de ces traits qui peignent une époque et qui font deviner des abîmes[41].

[41] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 93).

Mais au delà et au-dessus de ces commissaires, puissances éphémères, puissances déchues dès qu’était accompli leur mandat, il interpellait un pouvoir plus stable, celui des bureaux ; il interpellait même, indirectement, ce maréchal Bugeaud sous les auspices duquel avait commencé de s’essayer jadis, en Périgord, sa plume de journaliste.

En matière de religion, c’est le mauvais côté, le côté officiel de l’esprit français qui règne sur l’Algérie[42].

[42] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 118).

Je regrette que le gouvernement de M. le maréchal Bugeaud, d’ailleurs bienveillant pour la religion, ne s’inspire pas plus largement des lumières catholiques, et ne diffère que bien peu, à cet égard, de celui de nos préfets[43].

[43] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 12).

Il y avait dans le livre de Veuillot deux chapitres, l’un sur l’aumônerie militaire, l’autre sur Mgr Dupuch, qui ressemblaient à deux lamentations. Il signalait à la respectueuse pitié des chrétiens de France cet « évêque sans clergé, au milieu d’un peuple infidèle ou incrédule », et il disait de lui :

Appuyé par les autorités les plus hautes : à Paris, par le roi, par la reine, par le ministre ; à Alger, par le gouverneur général ; mais ayant contre lui une bureaucratie intraitable, qui, soit à Alger, soit à Paris, est la même partout ; repoussé par l’indifférence des riches ; trop pauvre, malgré les dons nombreux des fidèles de France, pour pouvoir assister tant de pauvres qui venaient frapper à sa porte ; soigneusement tenu en dehors de tout conseil administratif, et n’étant lui-même que le plus tracassé des administrés ; séparé des soldats ; bientôt suspect de nuire à nos progrès auprès des musulmans, à qui l’on veut absolument que sa mission fasse ombrage, il ne tarda pas à s’apercevoir que l’évêque d’Alger n’était que le curé d’une de ces paroisses de France où le conseil municipal, regardant le culte comme une charge inutile du budget, ne veut jamais ni rebâtir le presbytère, ni réparer l’église, ni surtout permettre que le pasteur paraisse hors de la sacristie, dans laquelle on se réserve d’aller le tourmenter à plaisir[44].

[44] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 195-196).


LE CARDINAL LAVIGERIE EN VÊTEMENTS PONTIFICAUX

Le témoignage même de Mgr Dupuch, que l’on trouve dans ses Fastes sacrés de l’Afrique chrétienne, confirme ce jugement de Louis Veuillot. La monarchie de Juillet avait consenti que l’occupation de l’Algérie s’attestât, de çà, de là, par l’érection de quelques croix. Le maréchal Valée en plantait une sur le minaret de l’ancienne mosquée de Blidah[45]. Mais les sœurs voulaient, elles, installer le crucifix dans l’hôpital d’Alger ; on leur créait des difficultés[46]. Faute d’aumônerie militaire, un bataillon de chasseurs se plaignait d’avoir manqué de messe trois ans durant[47]. « Nous n’avions pas un seul prêtre, écrivait un soldat au moment de la prise de Constantine, c’était plus triste qu’on ne pourrait se l’imaginer ; les mourants me priaient de leur chanter le De Profundis et le Miserere[48]. » Mgr Dupuch dut déclarer en 1841 que si les chefs d’armée, en dehors du gouvernement proprement dit, ne toléraient pas de temps en temps la présence d’un prêtre auprès des colonnes expéditionnaires, il partirait lui-même pour la guerre[49]. Visitant la chambrette du presbytère qui servait de lieu de culte aux catholiques de Mostaganem, Veuillot s’écriait :

[45] Dupuch, op. cit., IV, p. 408.

[46] Dupuch, op. cit., IV, p. 453.

[47] Charles de Riancey, De la situation religieuse de l’Algérie, p. 13-14 (publié par le comité électoral pour la défense de la liberté religieuse). Paris, Lecoffre, 1846.

[48] Marty, Correspondant, septembre 1861, p. 50.

[49] Dupuch, op. cit., IV, p. 488-489.

Je sortis percé comme d’un glaive de ces paroles du dernier évangile : Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. La religion (en Algérie) n’est ni forte, ni persécutée ; elle est méprisée, elle est jugée inutile[50].

[50] Veuillot, loc. cit. (IV, P. 233-234).

Et Mgr Dupuch gémissait à son tour sur le misérable état de certaines églises, sur la désinvolture avec laquelle, à Boufarik, le commissaire civil s’installait dans la chapelle catholique, reléguait l’autel et les liturgies dans une misérable hutte en planches pourries, ni carrelée, ni pavée, ni planchéiée.

En vain la monarchie de Juillet avait-elle senti la nécessité de disculper la France de l’accusation qu’on lui lançait d’ignorer Dieu ; Veuillot persistait à dire :

Malgré nos églises, malgré nos prêtres, déjà si impuissants par leur petit nombre, et garrottés encore par une politique hostile lorsqu’elle n’est pas indifférente, les Arabes sont restés dans cette conviction que nous sommes un peuple athée[51].

[51] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 118).

Il n’ignorait pas, assurément, que la petite chancellerie algérienne, au cours des dernières années, s’était montrée « aussi vigilante que pourrait l’être une pensionnaire des Oiseaux ou du Sacré-Cœur, à marquer tous ses messages arabes d’un dicton pieux quelconque, pourvu, bien entendu, qu’il ne fût pas exclusivement chrétien »[52]. Cela lui faisait l’effet d’une chose triste et plaisante, et ces fonctionnaires qui persistaient « à singer la piété musulmane »[53] lui paraissaient mal qualifiés pour donner autour d’eux l’impression que les Français étaient d’authentiques fidèles de leur Dieu.

[52] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 139).

[53] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 116).

V

D’ordre du pouvoir, d’ailleurs, ce Dieu n’avait pas le droit de chercher d’autres fidèles. Vous n’êtes chargé que des chrétiens romains, disait à Mgr Dupuch le gouvernement des Tuileries ; et le pouvoir civil ne vous reconnaît aucune autre juridiction. Il y avait là une détermination très nette, très exclusive, nettement précisée, dès le 5 mai 1838, dans la lettre du maréchal Valée que nous avons déjà citée. Après avoir posé en principe que la première de toutes les qualités, chez un évêque d’Alger, devait être une « pieuse tolérance », et qu’il importait que « tout esprit de prosélytisme fût banni de la pensée des prêtres », Valée précisait avec inflexibilité :

L’administration spirituelle des populations catholiques, le soin de les pénétrer du véritable esprit du christianisme, doivent seuls préoccuper l’évêque d’Alger, et il méconnaîtrait la nature de sa mission s’il cherchait à amener au sein de l’Église les musulmans et les juifs sur lesquels la domination française s’étend aujourd’hui[54].

[54] Girod de l’Ain, op. cit., p. 180.

Telle était la conception administrative que l’on se formait de l’évêque d’Alger : elle ne concordait nullement avec celle qu’en avait Grégoire XVI. Valée fut probablement très flatté de recevoir de Rome, en mai 1839, un bref fort élogieux : « Vous avez continué, lui disait le Pape, à veiller à ce que, forts de votre appui, les prêtres que nous avons envoyés par notre autorité apostolique propageassent la lumière de l’Évangile et exerçassent plus librement et plus fructueusement pour le salut des anciens et des nouveaux fidèles les autres parties de leur ministère sacré[55]. » Valée, s’il eût osé, eût probablement dit au pontife : « Parlons des anciens fidèles, Très Saint Père ; mais des nouveaux fidèles, qu’est-ce à dire et qu’entend par là Votre Sainteté ? La France, en Algérie, ne fait point de propagande religieuse. » Et c’eût été le début d’une discussion entre l’État et l’Église, qui d’ailleurs, en fait, ne tarda point à éclater, et qui allait durer une trentaine d’aimées.

[55] Girod de l’Ain, op. cit., p. 181.

Grégoire XVI, dans le bref par lequel il confiait à Mgr Dupuch l’évêché d’Alger, lui avait signifié : « Un champ immense est ouvert devant vous. Là, dans les premiers siècles, un grand nombre d’églises avaient fleuri. Allez donc, partez au nom de Dieu vers cette partie de la vigne du Seigneur si longtemps désolée. Prenez votre faux, entrez vigoureusement dans votre vigne. » Le pape manifestait « l’heureuse espérance de voir la lumière de la vérité catholique se répandre dans les autres parties voisines de l’Afrique, et prendre de continuels accroissements[56]. »

[56] Dupuch, op. cit., IV, p. 405-406.

Entrer vigoureusement dans sa vigne, Mgr Dupuch y était tout prêt ; mais l’administration s’opposait. A la porte de l’église Notre-Dame-des-Victoires à Alger, une sentinelle empêchait les Arabes d’entrer. Mgr Dupuch avait fait venir des Jésuites comme prêtres auxiliaires ; mais l’un d’eux, qui lui était expédié de Syrie, le P. Planchet, recevait en 1839, sous peine d’arrestation, défense de débarquer à Philippeville, parce qu’il savait et parlait l’arabe[57].

[57] Burnichon, La Compagnie de Jésus en France : un siècle, 1814-1914, III, p. 311 et 321 (Paris, Beauchesne, 1919).

En termes amers, Veuillot commentait cette politique :

Les commis du ministère de la guerre pensent qu’il y aurait les inconvénients politiques les plus graves à essayer d’instruire les Maures. On ne voit rien que de légitime à brûler les maisons des Arabes ; on permet aux Maures de dire publiquement dans leur mosquée la kholba au nom de l’empereur du Maroc et même au nom d’Abd-el-Kader ; mais on interdit aux prêtres catholiques toute démarche qui aurait pour but d’amener un musulman à se faire chrétien, et la raison, c’est qu’il ne faut pas exciter leur fanatisme[58].

[58] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 46-47).

Il avait vu les indigènes, face à face avec l’évêque ; il les avait vus l’accueillir « avec une véritable tendresse ». Mais « quelques employés français, grondait-il, ont eu peur de sa mission, et nous n’en retirons pas les fruits. S’il était vrai, ce qui n’est pas, que la prépondérance de la religion catholique offusquât les Maures, quel meilleur moyen aurait-elle de se faire pardonner cette prépondérance nécessaire, qu’en répandant parmi les Maures beaucoup de bienfaits ? Quoi ! ils lui reprocheraient de recueillir les orphelins, de soigner les pauvres, de protéger les opprimés, et de leur dire à eux vaincus, dans leur langue, qu’ils sont comme nous les enfants de Dieu… N’eût-on laissé à la religion que les orphelins, que les pauvres, que les prisonniers, tous ces misérables seraient devenus autant de voix qui auraient publié dans la langue des vaincus les générosités de la France, les œuvres miséricordieuses de son culte, l’inépuisable charité des ministres de son Dieu[59]. »

[59] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 199 et 111).

Mais lors même que l’état d’esprit administratif eût condamné la plume de Veuillot à demeurer impuissante, Veuillot n’admettait pas qu’elle restât silencieuse ; et ce livre : les Français en Algérie, faisait sans cesse résonner aux oreilles françaises, avec l’âpreté d’un reproche, cette émouvante question : Voilà quatorze ans que vous êtes là-bas ; qu’y avez-vous fait comme apôtres ? Et chaque fois que la question surgissait, survenait, sous l’ardente plume de Veuillot, une réponse morose, attristée. On eût dit qu’il voulait fouiller l’âme de ces politiques, de ces soldats, de ces commerçants, qui avaient commencé de transplanter la France en Algérie : « La question, disait-il, était de savoir si la conquête serait une bonne ou une mauvaise affaire. L’orgueil de nos armes, les profits de notre commerce offraient la matière du débat… La France a voulu travailler pour sa gloire, non pour la gloire de Dieu[60]. » Mais cette France, c’était « la patrie de Godefroi de Bouillon, de Pierre l’Ermite, de saint Bernard et de saint Louis », et Veuillot, après l’avoir ainsi définie, disait douloureusement : « Elle multiplie les prodiges de son ancien courage pour conquérir un royaume infidèle ; mais elle ne songe qu’à le gagner à ses comptoirs et ne veut point le gagner à son Dieu[61]. » Autour de lui, cependant, à Paris, il sentait s’ébaucher un renouveau catholique, et cette coïncidence rendait ses interrogations plus pressantes encore : « Est-ce donc pour rien, s’écriait-il, que la France est devenue reine d’Alger au moment où quelque zèle religieux se réveille dans son cœur[62] ? » Et c’est avec l’accent d’un pénitent qu’il confessait, — une confession qui était un réquisitoire : « Malgré tout ce que nous avons fondé, nous avons perdu là des âmes que nous pouvions sauver, nous n’avons pas fait à la croix le même honneur qu’à nos drapeaux[63]. »

[60] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 5).

[61] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 37).

[62] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 85).

[63] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 12).

Mais il savait, hélas ! l’administration impénitente, et cela le faisait trembler.

Le chrétien, écrivait-il, voyant la religion négligée à dessein par ceux qui sont chargés d’établir en Algérie la puissance française, murmure avec effroi cet oracle divin, tant de fois réalisé parmi les hommes : Nisi dominus ædificaverit domum, in vanum laboraverunt qui ædificant eam[64].

[64] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 243).

Veuillot, d’ailleurs, n’était pas de ceux dont la voix expire en un murmure d’épouvante : son livre voulait être un livre constructeur. Et la haute originalité de ce livre trop peu connu, c’était de jeter le défi à une opinion sceptique qui croyait à peine à l’avenir de l’Algérie, et qui croyait moins encore à l’avenir du christianisme en Algérie, et de dire en substance à cette opinion : Je crois au premier de ces avenirs parce que je crois au second. Le Paris de l’époque boudait à l’Algérie, grognait contre elle. Bugeaud tout le premier grognait, faute de pouvoir bouder ; il supputait ironiquement, devant ses convives, ce que chacun de ses repas coûtait à la France[65] ; et Veuillot lui-même, d’Alger, sous l’évidente impression de ces propos pessimistes du général, avait un jour, dans une lettre à Guizot, qualifié de « malheureusement impossible » cet abandon de l’Algérie, auquel d’aucuns songeaient encore[66]. Mais dans son livre, sa paradoxale âme d’apôtre, bravant tout d’un coup bouderies et grognements, prévenait tous les douteurs qu’un jour viendrait où s’agiteraient les destinées de Tunis, où s’agiteraient celles du Maroc. Il leur parlait avec une assurance de prophète ; il leur disait formellement :

[65] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 9).

[66] Veuillot à Guizot (IV, p. 250).

Le sang des compagnons de saint Louis, répandu sur les plages de Tunis, est un vieux titre que nous serons contraints de faire valoir un jour ; entre notre province de Tlemcen et les rivages de l’Espagne régénérée, l’air manquera aux prétendus descendants du calife qui font encore peser sur le Maroc leur sceptre barbare[67].

[67] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 4).

Ainsi Veuillot, dès 1844, prévoyait-il le futur empire africain. Consultant « la foi chrétienne et l’expérience de dix-huit siècles », constatant qu’elles ne nous permettent pas de croire « qu’il puisse exister jamais un peuple inconvertissable[68] », sa dialectique hardie, avec l’aventureux élan d’un acte de foi, déduisait du devoir même qu’avait le christianisme français de suivre en Afrique notre drapeau, et puis de le précéder, les destinées futures du sol africain. Et sa puissance de vision, passant outre aux timidités des économistes, aux susceptibilités des politiques, l’amenait à certaines intuitions qui durent leur paraître folles.

[68] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 110).

Il ne comptait pas, à vrai dire, sur une prochaine ou rapide assimilation des Arabes : « Les Arabes, écrivait-il, ne seront à la France que lorsqu’ils seront Français ; ils ne seront Français que lorsqu’ils seront chrétiens ; ils ne seront pas chrétiens tant que nous ne saurons pas l’être nous-mêmes. Or, nous ne savons pas l’être encore[69]. » Mais il souhaitait que sans retard l’apostolat religieux s’organisât :

[69] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 45).

Dans le clergé français, signalait-il, on trouverait en abondance des apôtres ; tous nos religieux seraient heureux de donner leur vie pour la conquête chrétienne de cette terre, infidèle encore sous les drapeaux français ; ils seraient hospitaliers, maîtres d’école, missionnaires, agriculteurs, savants ; il y aurait, si on l’avait voulu, même un ordre militaire[70].

[70] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 242).

Mais dans la pensée de Veuillot, ce projet d’évangélisation impliquait tout d’abord un projet de peuplement.

Il faut en Algérie, expliquait-il, non pas des concubinaires et des bâtards, mais des familles, et des familles chrétiennes ; il faut à leur tête des prêtres respectés et sévères, la sévérité étant la sainte douceur de la religion ; il faut à ces villages, qui seront autant de petites républiques, une organisation pour le moins aussi théocratique que militaire, qui leur apprenne à répondre à la guerre sainte des musulmans par la guerre sainte des chrétiens[71].

[71] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 101).

Non pas qu’il voulût organiser en Algérie une guerre de religion, ce serait là prendre à contresens sa pensée ; mais il lui semblait que si les musulmans, au nom du Coran, déchaînaient contre nous le fameux Djehad, la guerre contre l’infidèle, les colons dont la foi catholique soutiendrait l’énergie auraient, pour résister, un surcroît de force. Écrivant à Guizot, il lui rappelait quel secours avait été le puritanisme pour les émigrants anglais qui fondèrent les États-Unis[72] ; il attendait, pour les colons de l’Algérie, le même secours du catholicisme. Si pour organiser ces villages défensifs et agricoles, on ne trouvait pas assez de Français, de Basques ou d’Alsaciens, on pourrait songer, disait-il, à des catholiques suisses avec lesquels il s’offrait à négocier, ou bien à des Polonais, que Montalembert serait en mesure de faire venir, ou bien à des familles syriennes[73].

[72] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 255). (Veuillot à Guizot, 19 avril 1841.)

[73] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 247). (Veuillot à Guizot, 8 mars 1841.)

Il faudra plus d’un quart de siècle pour que les idées de Veuillot commencent de se réaliser. La Trappe de Staouéli, qui, dès 1843, étalait une magnifique leçon de travail agricole, aurait bénéficié d’un beaucoup plus large rayonnement, si les administrations locales eussent été animées d’un esprit plus pratique et d’une confiance plus allègre dans l’avenir algérien. Le projet qu’un jour développa Bugeaud, d’établir en dix ans, sur le sol algérien, cent mille soldats à demi libérés, se heurtait à l’indifférence parlementaire. C’était de la part du maréchal une audace, de rassembler quelques orphelins arabes dont les pères étaient morts au cours des combats contre nos armées, et d’oser dire au Jésuite Brumauld : « Tâchez, Père, d’en faire des chrétiens. Si vous réussissez, ceux-là du moins ne retourneront pas dans leurs broussailles pour nous f… des coups de fusil[74] » ; et l’on put un instant fonder beaucoup d’espérances sur l’orphelinat de Ben-Aknoun, à qui s’adjoignit dans la suite celui de Boufarik, et qui comptait, en 1850, deux cent soixante-dix orphelins. Mais les grandioses desseins de ce Jésuite, qui voulait attirer en Algérie les enfants de l’Assistance publique, devaient se heurter, sous le second Empire, à d’irréductibles oppositions, et le droit que réclamait le P. Brumauld d’être un colonisateur, au sens que Louis Veuillot eût donné à ce mot, ne lui fut jamais accordé[75].

[74] Veuillot, Mélanges, 3e série, II. p. 514.

[75] Burnichon, op. cit., III, p. 327-329.

« Il faut des paysans, et des paysans et encore des paysans », criera-t-il aux sénateurs, en 1859, et il leur expliquera que ses maisons, après quinze ans d’efforts et de sacrifices, étaient au moment de périr faute d’élèves, et que « leur conservation et leur perfectionnement ne demandaient qu’un mouvement continu de douze ou quinze cents enfants des deux sexes ». Mais ses appels tomberont dans le vide, comme y était tombé, sous la monarchie de Juillet, le livre prophétique et réalisateur sorti de la plume de Louis Veuillot[76].

[76] Pétition du P. Brumauld au Sénat en faveur de la colonisation de l’Algérie et de la jeunesse malheureuse de France (1859).

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