Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
CHAPITRE II
LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE
I. — L’éducation agricole de l’Algérie : Pères Blancs et Sœurs Blanches.
Lavigerie, à Biarritz, avait convaincu l’Empereur qu’un archevêque d’Alger était quelque chose d’autre et quelque chose de plus que le chapelain mitré d’une colonie européenne. Ce succès une fois remporté, il s’en fut voir Pie IX : « J’ai été reçu en triomphe et comblé par le pape », écrivait-il le 10 août 1868 à l’abbé Bourret. Il racontait qu’à Rome, on l’avait « saharatisé », qu’on l’avait « négrifié ». Il joignait désormais à son office d’archevêque les fonctions de supérieur et de délégué apostolique d’une mission créée à sa demande, et pour lui : la mission du Sahara occidental. Au-delà de ces Berbères, de ces Arabes, dont l’État français avait fini par lui permettre le contact, il revoyait s’ouvrir devant lui, par la volonté de Rome, une autre province spirituelle, comprenant toutes les oasis de l’immense désert, jusqu’à Tombouctou. L’Algérie, le Sénégal, lui apparaissaient comme « deux grandes portes que la miséricorde divine avait ouvertes, pour tant de peuples, à la charité et à la vérité catholique » ; il se réjouissait qu’à ces deux seuils de l’Afrique inconnue, soldats de France et prêtres de France fussent installés. En mai 1869, lorsque l’entourage du gouverneur général l’avait vu partir, on avait escompté qu’il ne reviendrait point, et qu’une permutation de siège libérerait l’Algérie de son esprit d’entreprise ; il rentrait là-bas, en septembre, avec un parchemin pontifical qui lui ouvrait un continent.
En ce même mois de septembre 1869, la Propagande, envoyant des instructions aux vicaires apostoliques des Indes orientales, leur recommandait de travailler à la conversion des musulmans par la diffusion d’opuscules sur la divinité du christianisme[153]. Rome aurait cru pécher contre l’humanité si elle avait paresseusement admis que plus de deux cents millions d’âmes, les âmes de l’Islam, fussent exclues des grâces du Christ.
[153] Acta et decreta sacrorum conciliorum recentiorum (Collectio Lacensis), VI, col. 666. (Fribourg, Herder.)
Lavigerie, ainsi soutenu par l’impulsion romaine, retrouvait ses orphelinats très prospères : petits Kabyles, petits Arabes s’y formaient à toutes sortes de métiers. L’apprentissage agricole, surtout, préoccupait le prélat. Dans l’histoire de l’apostolat chrétien, nombreuses sont les pages où l’on voit les missionnaires tenir tout d’abord aux populations le langage du Dieu de la Genèse, et leur enseigner, à son exemple, la loi du travail et la culture de la terre. On dirait qu’ils veulent leur présenter les énergies mêmes du sol, ce don de Dieu, avant de leur révéler, par le Décalogue, les exigences de sa loi, avant de leur révéler, par l’Évangile, les condescendances de sa paternité[154]. Lavigerie, s’inspirant de ces exemples séculaires, allait viser au défrichement des terres, avant de songer à celui des âmes. Se rappelant que « le mélange des travaux manuels, des travaux des champs et des travaux apostoliques est la première forme qu’ait eue dans l’Église l’œuvre de la propagation de la foi », il était décidé à établir, sur plusieurs points de la province d’Alger, de vastes fermes-écoles où les enfants indigènes dont les parents le désireraient viendraient librement avec les enfants européens « se former au bien, au travail, apprendre nos méthodes, et recevoir une instruction première qui modifierait profondément la routine et les préjugés de leur race. » Ben-Aknour, Maison Carrée, Sidi Moussa, Saint-Ferdinand, accueillaient les garçons ; Kouba, Sidi Ibrahim, Saint-Eugène, El-Bior accueillaient les filles.
[154] Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre étude sur l’agriculture et l’apostolat missionnaire, dans notre livre : Orientations catholiques, p. 172-198 (Paris, Perrin, 1925).
Des moines agriculteurs, voilà ce que furent, dans leur séminaire spécial ouvert le 10 octobre 1868, les cinq premiers missionnaires d’Afrique. Lavigerie rêvait, dès cette date, de les voir rayonner de proche en proche, d’une part dans le désert qui s’étend depuis le sud de l’Algérie jusqu’au Sénégal, et d’autre part dans le pays de l’or et des nègres ; il rêvait même, déjà, — comme il le proclamait en conférant le sous-diaconat à l’un d’entre eux, Félix Charmetant, — de voir cette humble et aventureuse société donner bientôt à l’Église des martyrs. Sous la direction spirituelle d’un Jésuite et sous la discipline intellectuelle d’un Sulpicien, quinze mois de formation étaient prévus ; il leur était prescrit de ne plus parler que l’arabe, et dans cette période de débuts le professeur d’arabe fut le cuisinier de la maison. Il avait consigne de les familiariser sans ménagements avec le menu des indigènes, comme avec leur langue. On devait coucher sur la dure, employer les récréations à panser les plaies des Berbères ou des Arabes, et s’habituer à connaître, pour les soigner, leurs plus dangereuses maladies. Lavigerie proposait à ses novices l’exemple des premiers Bénédictins, qui, parce qu’instituteurs de la vie laborieuse, avaient été des civilisateurs ! Les anciens moines d’Occident avaient assaini le sol, l’avaient cultivé : au réfectoire, on lisait Montalembert, leur hagiographe, pour s’instruire de leurs méthodes, pour s’enflammer de leur zèle. On pouvait espérer que l’orgueil musulman céderait plus aisément, un jour, aux suggestions des missionnaires s’ils adoptaient franchement, sans esprit de retour, les façons extérieures de vivre, les vêtements, la nourriture, les mœurs nomades, la langue de l’Islam. Ce fut pour eux comme une règle religieuse, de se former à être des déracinés et de s’incarner Arabes, si l’on peut ainsi dire, pour qu’en retour les Arabes s’assimilassent un peu de leur âme.
Des dévouements nouveaux survinrent, en réponse à la circulaire qu’avait expédiée Lavigerie dans tous les grands séminaires de France, et qui réclamait impérieusement, pour l’Algérie, des éducateurs d’indigènes, et, pour le Soudan, des apôtres. « C’est là, écrivait le prélat, la conséquence logique et providentielle de la conquête algérienne, car cette conquête elle-même est, selon mes faibles vues, le début d’une dernière croisade, croisade pacifique et civilisatrice, qui doit assurer à la France catholique une prépondérance marquée dans les destinées de l’Afrique du Nord. »
Des paysannes s’attelant à la culture, voilà ce que furent, de leur côté, dès le mois de septembre 1869, les premières sœurs missionnaires d’Afrique. C’étaient huit jeunes filles, dont deux avaient moins de seize ans. Un prêtre d’Alger, l’abbé Le Maulf, était allé les chercher jusqu’en Bretagne. Quelques lignes de Lavigerie les avaient capturées : « Chez les musulmans, disaient ces lignes, il n’y a que la femme qui puisse aborder la femme et lui apporter le salut. Il n’y a nulle part, mais surtout en Afrique, personne de plus apte que la femme à un ministère qui est premièrement un ministère de charité. » Séduites, elles passèrent la Méditerranée. L’Afrique féminine était à conquérir ; elles allaient s’y mettre ! Mais les sœurs de Saint-Charles, à qui Lavigerie les confia, commencèrent par leur donner des bêches, des pioches, et autres instruments de culture ; et en avant ! Il fallait être expertes en labour, pour apprivoiser plus tard au travail de la terre les orphelins arabes. Elles étaient venues pour être des « bonnes sœurs » ; et l’on faisait d’elles, d’abord, de bonnes paysannes, courbées sur la glèbe.
Lavigerie était très formel : Pères Blancs, Sœurs missionnaires, avaient des terres ; il fallait donc qu’ils en vécussent, à la façon des apôtres et des premiers solitaires qui se flattaient de n’être point à charge aux fidèles, et de vivre de leur travail. Leur labeur manuel, tel qu’ils le concevaient, devait remplir dans la société chrétienne une fonction économique, et s’exercer avec la dignité d’une liturgie. Un jour, revêtu du rochet, de la mosette et de l’étole, il surgissait, inattendu, au milieu des vignobles de Maison Carrée. Le pieux bataillon de vendangeurs était là ; devant eux, à voix haute, ce Lavigerie qu’ils appelaient volontiers papa commençait une prière, demandant au Seigneur qu’à jamais leur fussent épargnées les angoisses de la faim, et que l’esprit de pénitence tînt leurs énergies en haleine ; puis, s’armant d’une serpette, saisissant un panier, il se mettait lui-même à vendanger, sous les insolents rayons d’un soleil d’août.
Ses deux instruments étaient forgés : Pères Blancs et Sœurs missionnaires. Ceux-là élèveraient des jeunes hommes, celles-ci des jeunes filles. Et déjà Lavigerie préparait le lendemain en achetant, dès le mois d’octobre 1869, dans la vallée du Chelif, plusieurs milliers d’hectares de terres, où ces jeunes hommes, où ces jeunes filles, fonderaient plus tard des foyers et formeraient des villages d’Arabes chrétiens[155]. Car déjà, dans les orphelinats, sans hâte, avec prudence et discrétion, on commençait à baptiser. Lavigerie frémissait d’espérance lorsqu’il entendait un de ces jeunes néophytes lui dire : « Je préfère le christianisme à l’islamisme, parce que celui-ci ordonne de tuer les chrétiens, et celui-là de mourir pour les Arabes. » Parmi ces orphelins qu’il rassemblait plus près de son aile, au petit séminaire de Saint-Eugène, il se plaisait à pressentir de futurs médecins arabes et même peut-être de futurs prêtres ; et se berçant de cette pensée, il voyait en eux des recrues, dont les bonnes volontés, plus tard, se mettraient au service de la Délégation du Sahara et du Soudan.
[155] Voir sa lettre aux chrétiens de France et de Belgique sur les orphelins arabes d’Alger, janvier 1870 (Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 205-227).