Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
V. — Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique.
Si grande que fût cette œuvre, si lourd qu’en fût le fardeau, il avait l’œil ailleurs, sur tous les autres champs d’action où il avait mis son empreinte. Entre deux lettres au Quai d’Orsay sur la Tunisie, il publiait, dans les Annales de la Propagation de la Foi, des pages anxieuses, douloureuses, sur l’œuvre de l’Islam dans l’Afrique équatoriale. Ces pages mettaient sous les regards des États européens un immense péril. Ils entretenaient des missions tout autour du littoral africain, et l’Islam, animé depuis quelque temps d’une recrudescence de vie, était en train de devancer le christianisme parmi les populations nègres. Avec l’Islam se propageait, sous ces latitudes, un débordement de mœurs, que les vieux nègres de l’Ouganda étaient les premiers à dénoncer ; avec l’Islam se répandaient la traite des esclaves, et ses abominations homicides. Pourquoi le P. Deniaud, le P. Augier, l’ancien zouave pontifical d’Hoop, de la mission du Tanganyika, avaient-ils, le 4 mai 1881, été massacrés ? Parce qu’ils réclamaient à une tribu nègre, voisine de leur résidence, un petit esclave racheté, dûment payé, et que cette tribu prétendait conserver. Puisque les deux Pères Blancs et cet auxiliaire avaient payé de leur vie leur office de rédempteurs de noirs, leur souvenir même commandait que l’on s’obstinât à cette œuvre, plus tenacement que jamais.
Lavigerie fortifiait ses postes ; il en créait un nouveau, à Tabora, pour servir d’intermédiaire entre les missions du Nyanza et celles du Tanganyika : il demandait à ses Pères Blancs des rapports détaillés, leur disant en souriant qu’ils n’avaient pas là-bas, comme on l’a quelquefois en France, l’excuse de l’heure de la poste. Freycinet, un jour, ouvrant une lettre de Lavigerie, et croyant y trouver des échos de Tunisie, eut une singulière surprise : un nouveau royaume s’offrait à la France, l’Ouganda, sur le bord du lac Nyanza. Lavigerie racontait une conversation du roi M’tésa avec le vicaire apostolique Livinhac : ce M’tésa, qu’il regardât au Nord, qu’il regardât au Sud, se sentait pris de peur : il lui semblait que ses États, encerclés entre les troupes du Madhi qui s’avançaient, et les forces musulmanes de la Sultanie de Zanzibar, étaient en péril ; et les missionnaires anglais qui l’entouraient, et qui s’efforçaient de le gagner au protestantisme, réussissaient surtout à le rendre défiant de l’Angleterre. Il avait prié Livinhac de lui obtenir le protectorat de la France ; et Lavigerie, sans tarder, en informait Freycinet. C’eût été la France s’installant au centre de l’Afrique, coupant à l’Angleterre la route du Cap au Caire. Mais quel accueil eût fait, à de pareils desseins, un Parlement qui déjà réputait trop aventureuse l’expédition tunisienne ? Freycinet jugea plus sage de ne les point envisager[209]. A défaut de la France, l’Église romaine s’implantait dans l’Ouganda : la petite chrétienté dont le P. Livinhac était le chef allait se révéler, quelques années plus tard, comme un chef-d’œuvre d’évangélisation, et comme une merveille d’héroïsme.
[209] Voir au sujet de ce refus de la France les regrets du général Philebert dans son livre : le Partage de l’Afrique, p. 28 (Paris, Charles-Lavauzelle, 1897).
Tombouctou, aussi, la cité mystérieuse encore à laquelle le désert servait d’avenue, demeurait, sur l’horizon de Lavigerie, comme une provocante énigme ; et les routes du Sahara occidental ayant naguère été néfastes pour les premiers Pères blancs, c’est en partant de Ghadamès, à présent, que d’autres Pères Blancs songeaient à trouver l’accès du Soudan. Il y avait là un certain P. Richard, cavalier incomparable, parlant arabe au point de passer pour un Arabe, et dont les nomades disaient : C’est notre sultan. Il avait hâte, au lendemain du massacre de l’expédition Flatters, de s’enfoncer dans le désert avec deux autres Pères. Lavigerie temporisait, et finalement, en août 1881, les Pères étaient autorisés à partir ; quatre mois plus tard, ils étaient massacrés par quelques Touareg. Lavigerie, à cette nouvelle, rassemblant ses missionnaires dans sa chapelle de Carthage, chantait le Te Deum pour remercier Dieu de ces nouveaux martyrs ; et ses chants alternaient avec ses larmes. Il commandait aux Pères Blancs de Ghadamès, à ceux de Tripoli, de se replier sur Alger, mais il ne pouvait consentir à perdre de vue le Soudan, et le Bulletin des Missions, au lendemain même de ce nouvel échec, reparlait de Tombouctou.
Lavigerie était encore sous le poids de cette série de deuils, — deuils au Tanganyika, deuils au désert, — lorsqu’il apprit qu’au début de mars 1882 le ministre Roustan, dont il admirait et aimait la fermeté d’attitude et l’intrépidité patriotique, s’éloignait de la Tunisie à la suite d’odieuses campagnes diffamatoires. Le ministère, à Paris, consultait Lavigerie pour savoir quel successeur donner à Roustan : cet homme d’Église devenait, de plus en plus, un informateur d’État. Paul Cambon, qui fut l’élu, lui écrivait : « Je ne connais rien du monde nouveau où je vais entrer. Je pourrai avoir recours à vos lumières, vous demander votre appui et vous donner mon concours. » Et par une allusion discrète à l’anticléricalisme français, Paul Cambon ajoutait : « Grâce à Dieu, nous ne serons pas gênés là-bas par des querelles qui, ici, rendent toutes choses difficiles. »