Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
IV. — Le second acte de la conquête tunisienne. Promenade pacificatrice de Lavigerie.
« J’aurais voulu, disait plus tard le ministre Roustan, avoir ce prélat pour maître, j’aurais servi Richelieu. » Un Richelieu qui, dans ses visites pastorales, agissait comme un saint Vincent de Paul : tel était exactement Lavigerie. C’est la campagne de la charité après celle des armes, écrivait-il ; celle-là n’a qu’un but, celui de panser les blessures, demandant à tous, à quelque race qu’ils appartiennent, non pas ce qu’ils croient ou ce qu’ils aiment, mais ce qu’ils ont souffert. Français, Maltais, Italiens, Musulmans, Israélites, devenaient, tous ensemble, les clients de sa charité. « Tout le monde, sans distinction de culte et de nationalité, écrivait Gabriel Charmes, proclame ici sa grande liberté d’esprit, sa parfaite tolérance, son initiative féconde[207]. » Secourir les pauvres, guérir les blessés, soigner les malades, aimer les Arabes comme « des frères et les enfants du même Dieu », telle était la méthode qu’il prescrivait à son nouveau clergé. Officiellement, sur un bateau de la marine française, il allait d’un port à l’autre, cherchant les misères, les secourant sur l’heure, ou les envoyant à ses congrégations de femmes qui s’installaient.
[207] Gabriel Charmes, La Tunisie et la Tripolitaine, p. 129 (Paris, Lévy, 1883).
Forgemol, Bréart, Saussier, Logerot, généraux de nos armées, avaient étalé, devant les populations bientôt soumises, un des aspects de la France : c’était un autre aspect, plus conquérant encore, qui se révélait à elles dans la personne de Lavigerie, débarquant fastueusement sous le pavillon de notre marine, pour des gestes d’amour, pour des paroles de paix. A Sfax, en janvier 1882, toute la population musulmane s’empressa vers lui, pour lui parler de dix millions de piastres qu’elle avait à payer dans les quarante-huit heures comme indemnité de guerre, et du péril que couraient, si Sfax se montrait insolvable, les chefs de famille détenus comme otages. Lavigerie fit savoir à ce flot populaire que c’est dans l’église qu’il donnerait audience. En dépit de leurs préventions musulmanes, tous s’engouffraient dans le sanctuaire chrétien : l’archevêque, vêtu de ses habits pontificaux, les attendait au pied de l’autel, les invitait au repentir, leur faisait jurer de ne plus reprendre les armes contre la France, leur promettait des délais de paiement. Les acclamations retentissaient, le qualifiaient de sauveur, de père ; elles se prolongeaient, le soir, dans la ville illuminée ; elles se répétaient, le lendemain, lorsque la voiture de l’archevêque, le conduisant au bateau qui l’attendait, était traînée, poussée, presque portée par la foule qui avait dételé les chevaux. Quelques minutes lui avaient suffi, dans une église, pour installer en ce coin de terre la souveraineté de la France : le prestige même de son sacerdoce avait servi d’assise à l’ascendant de son pays : que pouvaient faire, contre ce prêtre, la jalousie un peu mortifiée du consulat d’Angleterre, ou bien du consulat d’Italie ?
Quelques années plus tôt, Maccio, consul d’Italie, avec quarante marins par lesquels il s’était fait rendre les honneurs militaires, était venu occuper son poste de consul « à son de trompe et dans l’appareil de la guerre[208] ». Aujourd’hui son successeur Raybaudi, à demi intimidé par l’ascendant moral de Lavigerie, disait sans détour au prélat : « Monseigneur, que vous faites du bien, mais que ce bien nous fait de mal ! » Non certes, ce bien ne faisait pas de mal aux Italiens nécessiteux qui, pour la première fois, grâce à Lavigerie, allaient trouver, dans la maison récemment ouverte des Petites Sœurs des Pauvres, un asile pour leurs vieux jours ; ce bien ne faisait pas de mal à ces laborieux colons venus de Piémont ou de Calabre, qui allaient profiter de la prospérité économique bientôt créée par la France. Mais contre cette saillie du consul, comment Lavigerie eût-il protesté, puisqu’elle attestait le caractère définitif de l’installation française ? Une lettre de l’archevêque au cardinal préfet de la Propagande lui disait : « Militairement parlant, la conquête est achevée. » Votre Éminence, continuait-il, « me pardonnera, quoiqu’elle soit de la patrie de Scipion, de remplacer le Delenda Carthago par l’Instauranda Carthago ».
[208] Charmes, op. cit., p. 285, note.
Non pas qu’il aspirât, comme les héros éponymes des villes antiques, à la vanité glorieuse d’être fondateur de cité ; mais Carthage relevée, c’était à ses yeux une revanche de l’idée chrétienne, succédant à des siècles d’effacement ; c’était le couronnement naturel de ces trois chapitres qu’il venait d’introduire en son catéchisme diocésain, sur l’Église d’Afrique, sur son histoire, sur ses saints.