Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie
IV. — La période des difficultés diplomatiques : les congrès.
Déjà, en effet, l’Espagne se remuait ; Lavigerie, dans une lettre à M. Sorela, qui projetait la fondation à Madrid d’une société antiesclavagiste, saluait tout le passé de la nation espagnole, les noms éclatants de Las Casas, de Pierre Claver, de Ximenès, et signalait à l’Espagne, tout près d’elle, en face d’elle, la seule puissance islamique qui jusque-là se fût formellement refusée à prendre quelque engagement pour la suppression de la traite, le sultanat du Maroc. De l’autre côté de notre Afrique, une porte s’ouvrait sur la Méditerranée, pour les cargaisons d’esclaves qu’attendait le Levant islamique : c’était la Tripolitaine ; on prêtait à Lavigerie cette idée que si l’Italie se substituait à la Turquie comme gardienne de cette porte, ce serait, pour la traite, un débouché de moins. Là-dessus, les diplomaties s’émurent, et tout d’abord la diplomatie turque ; et la presse italienne, qui se refusait à considérer la Tripolitaine comme une compensation pour la perte de la Tunisie, entama contre le cardinal une âpre campagne. Après l’universelle révolte de pitié humaine qu’avaient déchaînée la parole papale et la parole cardinalice, les diplomaties nationales inclinaient à se ressaisir, à temporiser.
Lavigerie passa les Alpes, faisant front, tout seul, à l’artillerie d’une presse hostile, dont Crispi dirigeait le feu : il allait parler à Naples, adressait une lettre à la réunion antiesclavagiste de Palerme, et puis, le 28 décembre 1888, montait, à Rome, dans la chaire de l’église du Gesù. Il touchait, d’une main délicate, aux antagonismes des peuples chrétiens, et ces antagonismes mêmes étaient pour lui une raison nouvelle de les grouper tous ensemble, pour une sainte entreprise. « Il n’y a pas de sollicitude, disait-il, qui puisse mieux les disposer à oublier leurs propres querelles et les haines du passé. » Ce prélat que des polémiques passionnées désignaient comme un ennemi de l’Italie semblait rêver d’une France et d’une Italie qui s’aimeraient, en aimant, toutes deux ensemble, la souffrance humaine. Sa conférence jetait une sombre lumière, non seulement sur les souffrances de la veille, mais sur les périls du lendemain.
« Tandis qu’en Europe et en Asie, s’écriait-il, le mahométisme semble se préparer au dernier sommeil, il renouvelle, sur notre continent africain, sa vigueur dans le sang. La couche qui arrive, celle du Mahdi et des Senoussis, est encore plus ardente que celle qui l’a précédée. Elle fait schisme avec le reste du monde musulman, auquel elle reproche sa mollesse. Faisant appel à la fureur sauvage des noirs, ces fanatiques couvrent déjà de leurs ramifications secrètes toutes nos provinces. Je vous signale ce danger, plus voisin que l’Europe ne le pense. Croyez-en un vieux pilote qui connaît les écueils et les tempêtes de la barbarie. C’est le quart du globe terrestre qu’un fanatisme chaque jour croissant tente de séparer à jamais de nous. Point de doute : je le répète, il n’y a pas dans l’ancien monde un peuple digne de ce nom, il n’y a pas un homme, qui ne comprenne que le devoir de cette croisade lui est imposé par le nom d’homme, et par l’ordre établi de Dieu : Homo sum et nihil humani a me alienum puto. »
Lavigerie, à Rome, voyait Schlœzer, représentant de la Prusse bismarckienne. Le chancelier de Berlin, jusque-là, en dépit d’une lettre de Lavigerie, en dépit de l’envoi que lui avait fait le cardinal de ses trois conférences de Paris, Londres et Bruxelles, était demeuré silencieux ; mais lorsque Bismarck eut reçu les décisions contre la traite des noirs prises par les catholiques de Cologne[236], lorsqu’il eut reçu le memorandum du Saint-Siège pour une action commune des gouvernements européens contre l’esclavage, il expédia à Léon XIII un témoignage d’admiration pour Lavigerie apôtre des noirs, un témoignage d’adhésion à sa grande campagne de charité.
[236] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 79-86.
Milan attendait Lavigerie, et ses forces le trahissaient. Son entourage le suppliait : « N’y allez point, Éminence, il y va de votre vie. » Et lui de répondre : « Quel meilleur emploi puis-je en faire que de la donner pour le rachat des esclaves ? » Sa parole, dans la chaire milanaise, continua de planer sur les difficultés franco-italiennes, avec une aisance souveraine : « La Méditerranée, mes frères, ses parrains lui ont donné divers noms de baptême, selon le pays dont ils sont. On l’a appelé un lac français, un lac anglais, un lac italien. Je serais bien heureux de pouvoir le baptiser du nom de lac chrétien, un lac que ne souillassent plus des embarcations d’esclaves. » Épuisé, mais toujours debout, il prosternait sa fatigue, dont il n’admettait jamais qu’elle pût devenir une lassitude, devant le corps de saint Charles Borromée, devant les reliques de saint Ambroise, leur demandant un surcroît de force, un surcroît de charité, un surcroît de voix, pour clamer les maux de l’Afrique. Et dans une église de Marseille, quatre jours plus tard, il recommençait.
« Je suis à bout de forces, écrivait-il à Émile Keller, j’ai perdu le sommeil, l’appétit, la faculté même, je crois, de me mouvoir et de penser, il ne me reste que celle de sentir ; et je sens que jusqu’au bout je resterai attaché à l’œuvre de l’abolition de l’esclavage, ne croyant pas qu’il y ait en ce moment une œuvre plus sainte et plus nécessaire. »
Au loin, certaines imaginations, s’exaltant du prestige même de cette œuvre, s’abandonnaient à d’audacieux desseins, dont certains documents conservés par M. l’abbé Tournier demeurent aujourd’hui les témoins. Le futur cardinal Bourret, évêque de Rodez, écrivait à Lavigerie, après une conversation avec Jules Simon : « Cette grande œuvre d’humanité pourrait devenir aussi une grande œuvre de restauration pontificale » ; et Mgr Bourret rêvait d’un congrès, provoqué par Lavigerie, dans lequel « un certain nombre de personnalités politiques des diverses nations rechercheraient un modus vivendi supportable pour la Papauté. » Vers la même époque, Léopold II, roi des Belges, suggérait au P. Charmetant que l’on pourrait faire accepter par les puissances la formation dans l’Afrique équatoriale d’une colonie pontificale, sous leur garantie collective[237]. Charmetant portait à Léon XIII cette offre royale, et Léon XIII la déclinait ; mais de telles suggestions attestaient la répercussion des campagnes libératrices entreprises au nom du Saint-Siège par le cardinal Lavigerie, et l’ascendant qu’en recueillait, pour elle-même, la puissance spirituelle de la Papauté.
[237] Au sujet de cette offre, on trouve une première allusion, faite par Lavigerie lui-même, dans les Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 43.
Lavigerie rentrait dans Alger, le 21 janvier 1889, « tout perclus de rhumatismes et de douleurs névralgiques » ; ne pouvant même plus signer de sa main, il dictait ses lettres, et le scribe docile, ému, écrivait des phrases comme celles-ci : « Si le bon Dieu voulait me trouver un enfer qui fût tout à fait à ma taille, il me condamnerait à ne rien faire pour lui durant toute l’éternité ; ce serait, je le sens, le plus grand châtiment qu’il pût m’infliger. »
Sans retard, dans son diocèse, il se refaisait prédicateur, pour les noirs. Il apparaissait le jour de la Chandeleur, dans la basilique de Notre-Dame d’Afrique ; il parlait à l’entrée du chœur, en grande tenue pontificale, et c’était pour adresser deux supplications. La première, il la jetait aux fidèles. Il leur rappelait un mot sinistre du khédive d’Égypte : « Puisque vous nous avez empêchés de prendre les blancs, il faut bien que nous prenions les noirs. » Les noirs, commentait-il, « paient donc pour vous, mes frères ; ils sont votre rançon, et vous ne feriez rien pour ceux qui vous remplacent dans la captivité et dans la mort ! » Mais une seconde supplication succédait ; d’une voix de tonnerre, d’un geste presque impérieux, il se tournait vers l’image de Notre-Dame d’Afrique, statue noire comme les noirs eux-mêmes, et l’interpellait sur ce qu’elle avait fait pour eux, depuis vingt-cinq ans qu’il l’avait proclamée reine de l’Afrique. « L’Afrique, lui criait-il, a compté sur votre protection. Qu’avez-vous fait pour elle, et comment souffrez-vous encore de telles horreurs ? N’êtes-vous reine de l’Afrique que pour régner sur des cadavres ? N’êtes-vous mère que pour oublier vos enfants ? Il faut que cela finisse. » Des coups de crosse, frappant sur la dalle du chœur, scandaient ses sommations.
Huit jours plus tard, dans une grande réunion organisée à la Sorbonne, une voix redisait qu’il fallait que cela finît : c’était la voix de Jules Simon[238].
[238] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 247-266. Peu après la mort de Lavigerie, Jules Simon lui rendra hommage en quelques pages que l’on trouve en son livre : Quatre portraits (Paris, Lévy, 1896).
« Si brisé que soit mon corps, insistait Lavigerie, mon cœur ne l’est pas encore. » Il ne convenait pas que, le vendredi saint, fête par excellence de la souffrance, son cœur se tût sur le martyre de la race de Cham : faisant violence à son corps, il gravissait péniblement, dans sa cathédrale d’Alger, les degrés de la chaire ; il prêchait sur la Passion des nègres, renouvellement de la Passion cruelle du Sauveur ; sur leur calvaire à eux, « continent immense, où le sang coulait des veines de millions de noirs, mêlé aux larmes des mères » ; sur les Hérode, les Pilate, les Judas, qui entreprenaient de défendre l’esclavagisme par amour de l’or, ou, peut-être, par opposition à la foi chrétienne ; et les draperies noires qui assombrissaient l’église avaient mission de rappeler, disait-il, « non seulement la passion du Sauveur, mais encore la mort qui plane sur l’Afrique et la destruction qui la menace[239] ».
[239] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 327-337.
Ce mot de mort, ce mot de destruction, qui résonnaient comme des glas, étaient tragiquement commentés par les nouvelles que Lavigerie, depuis le début de l’année, recevait du centre de l’Afrique. Les esclavagistes musulmans, riches et bien armés, avaient, dans l’Ouganda, fait un coup d’État. Le roi Kivewa, tombé sous leur joug, avait renvoyé ses ministres chrétiens, catholiques ou protestants ; toutes les missions avaient été incendiées, tous les orphelinats détruits ; tous les missionnaires, Mgr Livinhac en tête, avaient été emprisonnés, huit jours durant, puis entassés sur une barque, et transportés de l’autre côté du lac. « Vous avez voulu ménager l’Allemagne et l’Angleterre, écrivait à M. Mackay, chef de la mission anglaise, l’un de ces triomphateurs musulmans ; nous tuerons l’un après l’autre tous les blancs établis dans l’intérieur de l’Afrique équatoriale. »
Mgr Lavigerie méditait sur cet événement : il lui semblait être d’une incalculable gravité. Quelques années plus tôt, le sultan musulman de Zanzibar pouvait être rendu responsable des attentats commis à l’intérieur par les esclavagistes, qui tous venaient de ses États et reconnaissaient son pouvoir. Mais aujourd’hui, sa souveraineté était considérée comme expirant officiellement à dix kilomètres du rivage[240] ; dans l’intérieur de l’Afrique, c’était à l’Europe de se défendre elle-même. Les esclavagistes, entourant les rois sauvages, ne les poussaient à l’expulsion des blancs que pour demeurer les seuls maîtres, et lorsqu’ils murmuraient aux oreilles des souverains noirs de fallacieuses paroles sur l’affranchissement politique de l’Afrique, ils ne visaient à rien de moins qu’à régner eux-mêmes, par une dictature de terreur, sur une Afrique subjuguée, à travers laquelle ils razzieraient à volonté, à discrétion, le bétail humain nécessaire à leur trafic.
[240] Sur les inconvénients de cette restriction de la souveraineté du sultan de Zanzibar, voir un article de la Gazette populaire de Cologne, cité dans le Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 17-23.
Il apparaissait à Lavigerie que cette catastrophe requérait de l’Europe un surcroît de sacrifices et qu’il fallait, désormais, plusieurs milliers d’hommes, qui, remontant le Zambèse, le Chiri, le Nyassa, se fraieraient ainsi, vers l’Afrique équatoriale, la seule route désormais ouverte à leurs pas libérateurs. Il voulait que, d’urgence, les comités antiesclavagistes des diverses nations délibérassent ; il annonçait à Keller son intention de convoquer prochainement un congrès[241]. Il avait hâte que ce congrès eût lieu, avant celui des puissances, et qu’ainsi fût mise en lumière l’initiative du Pape ; il rêvait que Léon XIII y fût représenté par un légat, et investi de la présidence d’honneur. Dans la circulaire même qu’au mois d’avril 1889 il expédiera d’Alger, et qui convoquera le Congrès à Lucerne pour le mois d’août, se dessineront déjà plusieurs projets qui le hantaient : « Organisation de corps volontaires et peut-être même, sur quelques points essentiels, de corps religieux, par exemple, au milieu des déserts du Sahara ; — création d’asiles fortifiés, comme ils ont existé autrefois, dans les siècles de barbarie, sur les grandes voies de communication, en Espagne, en Hongrie, en Orient, pour protéger les voyageurs et faire avancer peu à peu la vie, le commerce européen et la civilisation jusqu’aux limites mêmes du Soudan[242]. »
[241] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 215-230.
[242] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 311-325.
Il appelait à ce Congrès, non seulement l’Europe, mais des représentants du monde noir, noirs d’Haïti, noirs de Liberia, noirs des États-Unis : il désirait qu’en faveur de leurs frères du centre de l’Afrique leurs voix se fissent entendre, et qu’elles fussent acclamées.
Sans plus attendre, des conférences d’Émile Keller à Paris, de Georges Picot à Bourges et à Paris, tenaient les esprits en haleine et mettaient les dévouements en branle[243].
[243] Ibid., p. 364-376, 405-421, 432-454.
Des congrès, des conférences, il en fallait : c’était nécessaire pour agir sur l’opinion du monde ; mais l’Afrique avait-elle le temps d’attendre que dans des congrès on eût délibéré ? Lavigerie ne le pensait pas ; tout seul, de lui-même, parlant avec une aisance de plus en plus impérieuse le langage d’un chef d’État, — son État, c’était l’Afrique ! — il entrait en rapports avec le Portugal, demandait qu’un nouveau groupe de Pères Blancs, qui quittaient Alger pour prendre la voie du lac Nyassa, pût remonter jusqu’au Tanganyika, y retrouver Joubert, et s’en aller avec lui vers leurs frères de l’Ouganda, ensevelis dans un tourbillon d’insurrections barbares. Le Portugal permettait, et la caravane libératrice se mettait en route.
Lavigerie, de son côté, se dirigeait vers Lucerne. Mais il n’y eut à Lucerne, au début d’août 1889, d’autres congressistes que deux jeunes gens, représentants de dix millions de noirs, qui avaient quitté l’Amérique trop tôt pour apprendre que le Congrès était ajourné… Car l’imminence des élections françaises retenait en France la plupart des personnalités qui eussent pu représenter la France, à Lucerne, aux côtés des congressistes des autres pays ; et Lavigerie, redoutant les effets fâcheux que pourraient avoir, dans cette assemblée internationale, l’effacement de sa patrie et la prépondérance des nations protestantes, avait, le 24 juillet, par une circulaire expédiée de Lucerne[244], fait savoir que le Congrès n’aurait pas lieu. Mais ces deux jeunes nègres qui étaient venus là pour rencontrer les champions de l’antiesclavagisme universel, champions de toute langue et de toute nationalité, se jugeaient récompensés de leur voyage puisqu’ils rencontraient Lavigerie, et ils lui disaient : « Si jamais Votre Éminence met le pied en Amérique, des foules innombrables de nos compatriotes viendront acclamer le libérateur de leurs frères[245]. »
[244] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 424-425.
[245] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 459-463.
Trois mois plus tard, s’ouvrait à Bruxelles, entre les représentants des divers États, la conférence officielle pour la suppression de l’esclavage ; elle se prolongea jusqu’au printemps. Lavigerie, d’avance, dans un mémoire adressé à Léopold II, avait dessiné ce qu’il attendait d’elle[246]. Dans son oasis de Biskra, où désormais l’hiver il tentait de refaire sa santé, il reçut de l’Ouganda des nouvelles moins inquiétantes. « Dieu dût-il faire un miracle, lui écrivait Mgr Livinhac, le parti protestant ne triomphera pas. » Mais Biskra est aux écoutes du désert : et les mystérieuses rumeurs sahariennes précisaient aux oreilles attentives de Lavigerie l’immense péril que créait en Afrique l’effervescence du senoussisme.
[246] Lavigerie à Léopold II, 8 novembre 1889. (Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 520-552.)
Déjà, dès 1868, dans son livre sur la Kabylie et les coutumes kabyles, le futur général Hanoteau signalait comme un péril pour notre domination en Kabylie, — comme « un danger de tous les instants », disait-il, ces ordres religieux, « moins accessibles à nos moyens d’influence et plus difficiles à surveiller » que ne l’étaient les marabouts. « Comme ils obéissent, précisait-il, à des chefs qui presque tous résident à l’étranger, le signal de la révolte peut être donné à l’improviste, sans qu’aucun indice précurseur nous ait avertis[247]. »
[247] Hanoteau et Letourneux, op. cit., II, p. 105.
« Chez les musulmans du dix-neuvième siècle, avait écrit en 1886 M. Le Chatelier[248], le mahométisme mystique représente le principe religieux actif. Et le fait qui domine l’évolution moderne du monde islamique est le prodigieux mouvement de rénovation, de propagande, qui s’accomplit en Asie, en Afrique surtout. Sans rien préjuger pour l’avenir, on ne saurait nier qu’il y ait là pour les intérêts actuels du monde civilisé un danger grave. Les confréries ont été traitées, tantôt avec une considération trop bienveillante, tantôt avec un respect voisin de la crainte. Elles ont ainsi acquis une situation très forte, alors qu’il eût été facile, si on les avait mieux comprises, de les réduire presque à néant. »
[248] L’Islam, au dix-neuvième siècle, p. 180-187 (Paris, Leroux, 1886).
Lavigerie était d’accord avec les meilleurs observateurs de l’Islam, avec Henri Duveyrier, avec le général Philebert[249], lorsqu’il redisait à Léopold II, dans une longue lettre, les origines, la mystique popularité de ce chérif oranais, Snoussi, qui, vers 1796, s’était proclamé prophète (madhi), et lorsqu’il parlait des centaines de milliers de fanatiques qui, groupés en confréries, n’aspiraient qu’à soulever le Soudan contre l’Europe et à jeter les Européens à la mer… Oui, tous les Européens, y compris les Turcs, qui venaient de se disqualifier, aux yeux des Senoussistes, en prohibant la traite des noirs, et qu’une sanglante devise madhiste confondait avec les chrétiens pour les vouer, tous ensemble, à une même mort[250].
[249] Général Philebert, la Conquête pacifique de l’intérieur africain, p. 26-36.
[250] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1890, p. 1-41. Sur les développements ultérieurs du péril senoussiste, voir Binger, Bulletin de l’Afrique française, 1902 ; deux articles du Correspondant, 25 novembre et 10 décembre 1909 ; et Lothrop Stoddard, le Nouveau Monde de l’Islam, trad. Doysié, p. 51 et suiv. (Paris, Payot, 1923). Sur l’état actuel de l’émirat des Senoussis, constitué depuis 1920 par décret royal italien, voir Massignon, Annuaire du monde musulman, p. 144-146.