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Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

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CHAPITRE PREMIER
LA VOCATION MISSIONNAIRE DU CARDINAL LAVIGERIE ; SES DÉBUTS

I. — De la cure de campagne à la Sorbonne.

Un jour de 1838, Charles-Martial Allemand-Lavigerie, alors âgé de treize ans, s’en fut dire à Mgr Lacroix, évêque de Bayonne : « Je veux être curé de campagne. » Son père le conduisait, ou, pour mieux dire, l’accompagnait ; car Lavigerie, même en son jeune âge, ne fut jamais quelqu’un qui acceptait volontiers d’être conduit ; et presque toute sa vie, il aura plus d’occasions de commander que d’obéir. En ce jour décisif où l’enfant venait confier à l’évêque sa vocation, cultivée d’abord, au foyer même, par la pieuse influence de deux vieilles bonnes, M. Lavigerie père n’avait qu’à faire escorte.

Ce haut fonctionnaire des douanes avait d’abord, avec sa femme, fait pour ce fils d’autres rêves. Voyant Charles jouer à la chapelle, on s’était figuré, dans le ménage, que ce serait un jeu sans lendemain, et qu’après les vigoureuses aspersions dont il gratifiait les petits Juifs dans les ruisseaux de Bayonne sous prétexte de les baptiser, il ne songerait pas à pousser plus loin l’administration des sacrements. Mais Charles, qui jamais n’eut de temps à perdre, coupait court aux visées plus mondaines de sa famille en traînant son père à sa suite pour demander à l’évêque un presbytère rural. Quelques semaines se passaient, et sa mère, dans le parloir du séminaire de Laressore, se trouvait brusquement en présence d’un fait acquis, la tonsure toute fraîche que triomphalement il s’était faite. Il avait d’ailleurs une curieuse façon de la consoler. « Je crois, lui écrira-t-il un peu plus tard, que je n’ai pas un caractère à rendre un intérieur agréable, tandis que l’action extérieure et la vie d’apostolat est ma vocation. » Que pouvait-on objecter à un enfant qui faisait de ses défauts eux-mêmes un marchepied vers l’autel, et qui signifiait que son caractère tel quel, son caractère tout entier, lui serait d’une belle ressource pour devenir un jour le ministre de Dieu ?

Un tel tempérament, pour se laisser modeler, avait besoin de s’incliner devant une supériorité. Lavigerie la rencontra bientôt à Paris, au séminaire de Saint Nicolas-du-Chardonnet, où il s’en fut achever ses classes. Un prêtre était là, qui lui fit l’effet, tout de suite, d’un « ouragan de lumière et de feu, courbant et absorbant tout » : c’était l’abbé Dupanloup, futur évêque d’Orléans. On pourrait, en l’honneur de ce prêtre, arranger une sorte d’hymne dont Renan fournirait les strophes et Lavigerie les antistrophes.

« C’était un éveilleur incomparable, dira Renan ; il était pour chacun de ses deux cents élèves l’excitateur toujours présent, le motif de vivre et de travailler[86]. » Et Lavigerie, de son côté : « On était subjugué dans un mélange d’admiration, de crainte et de respect, que je n’ai plus retrouvé nulle part au même degré[87]. » Lorsque, à l’âge de cinquante-huit ans, Lavigerie tracera ces lignes de souvenir, il sera, dans trois continents, un manieur d’hommes, expert à les subjuguer ; dans une telle phrase écrite par une telle plume, tous les mots portent ; ils attestent la joie intense que dut éprouver un enfant, naturellement dominateur, à se sentir un instant dominé, et à ratifier allégrement, librement, par son admiration même pour la personne de Dupanloup, les droits qu’avait « Monsieur le supérieur » à être écouté et obéi.

[86] Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, p. 176. (Paris, Crès, 1913).

[87] Lavigerie, Lettre à l’abbé Lagrange sur les deux premiers volumes de l’Histoire de Mgr Dupanloup. Tunis, 1883.

La cure de campagne que ses treize ans postulaient acheva de s’effacer du champ de ses visions, un certain jour de mai 1844 où survint au séminaire d’Issy, pour la lecture spirituelle, un vicaire apostolique de Mandchourie. Ce jour-là comme tous les autres, le jeune abbé Lavigerie était recueilli ; il était déjà celui qui, devenu évêque, commandera à tous ses prêtres vingt minutes de méditation quotidienne. Mais il y a des recueillements qui sont des évasions : un missionnaire, prêchant dans un séminaire, ouvre aux imaginations une fenêtre sur le vaste monde. Lavigerie n’était pas de ceux qui eussent laissé se refermer la fenêtre, le visiteur une fois parti ; et dans l’enclos du séminaire, il était plutôt homme à prolonger les courants d’air.

Au début d’octobre 1845, il entrait à Saint-Sulpice, pour la retraite qui ouvrait l’année scolaire. Il s’agenouillait, plusieurs jours durant, non loin d’un autre clerc qui, le 6 du même mois, allait s’éloigner pour toujours, et déposer sa soutane dans un hôtel voisin. Semaine historique en vérité, qui vit Lavigerie monter les marches du séminaire et Renan les descendre. Renan bientôt fera un nouvel acte de foi, — un acte de foi dans la science, mais cet acte même ne sera qu’une étape vers la période où il se laissera de plus en plus aller à « caresser », en jouisseur, « sa petite pensée » ; et Lavigerie, au contraire, dans l’atmosphère sulpicienne, se préparera à devenir le plus grand homme d’action qu’ait connu l’Église du dix-neuvième siècle.

Le cardinal Bourret, qui, avec une trentaine de futurs évêques, appartenait à la même promotion que Lavigerie, se souvenait de lui plus tard comme d’une « puissante organisation qui débordait tous les cadres, et à qui certains détails ne pouvaient convenir, mais qui excellait dans les grandes choses ». Mgr Affre, archevêque de Paris, pensait probablement de même. Lorsque Lavigerie eut passé deux ans à Saint-Sulpice, ce prélat voulut lui faire prendre un peu d’air. Il venait de fonder, tout proche de là, l’école des Carmes, pour la formation scientifique des professeurs ecclésiastiques : il décida que Lavigerie en serait l’un des premiers élèves[88] ; et de novembre 1847 à juin 1848, le jeune clerc devint tour à tour sous-diacre, bachelier ès lettres et licencié ès lettres.

[88] Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 246.

Pour la première fois sans doute, un élève de Saint-Sulpice, en cours d’études, publia des livres ; en cette même année 1848 où deux expéditions en Sorbonne lui rapportaient deux parchemins, Lavigerie faisait paraître un cours de versions grecques et un cours de thèmes grecs, auxquels devait s’adjoindre, deux ans plus tard, un lexique français-grec[89]. Mgr Affre estimait que, dans les luttes suprêmes qu’elle livrait au monopole universitaire, l’Église accroîtrait ses chances de victoire si elle était soucieuse de posséder un clergé savant : l’équipée scolaire de l’abbé Lavigerie était un bel encouragement pour les desseins de son archevêque.

[89] Tournier, Bibliographie du cardinal Lavigerie (Paris, Perrin, 1913).

Et lorsqu’en 1849 Lavigerie eut été ordonné prêtre, Mgr Sibour le réexpédia à l’École des Carmes, pour qu’il y devînt le premier docteur ès lettres.

Parmi les professeurs qui se trouvèrent alors sur le chemin de Lavigerie, il en était un dont plus tard Léon XIII lui dira : « Je l’ai connu ; c’est une de ces belles âmes françaises, si belles quand elles sont belles. » Ce professeur s’appelait Frédéric Ozanam. « Ne vous usez pas avant le temps, conseillait-il mélancoliquement au jeune Lavigerie, vous le regretteriez ensuite inutilement quand votre santé serait perdue et que vous ne pourriez plus rien pour Dieu et pour son Église. Ne faites pas comme moi, j’en suis là aujourd’hui ![90] »

[90] Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 253.

Dix mois suffirent à Lavigerie pour composer ses thèses ; on eût dit qu’il se plaisait moins à faire besogne de science qu’à montrer à l’Université et à l’Église que des clercs pouvaient, tout comme des laïcs, s’outiller pour cette besogne. A l’heure où la loi Falloux allait remettre aux mains des jeunes générations sacerdotales une partie de la gent écolière, l’exemple de Lavigerie, son succès, leur enseignaient très opportunément le bon usage de la Sorbonne, et leur signifiaient que le meilleur moyen de bien instruire les autres était de s’instruire elles-mêmes.

Il est parfois dangereux d’être un devancier ; l’éclat même du rôle qu’on a joué resplendit comme une prédestination, dont on devient le captif. Lavigerie diplômé, Lavigerie vainqueur de Sorbonne, paraissait voué tout naturellement, par son prestige même, à quelque tâche d’apostolat parmi le peuple des étudiants : il y avait là, non moins qu’en pays jaune ou qu’en pays noir, beaucoup de gentils. Où Lavigerie professera-t-il ? Voilà le genre de questions que posaient ceux qui s’intéressaient à ses brillantes destinées, tandis que son imagination, à lui, s’enfuyait loin du quartier Latin. On disait qu’à la faculté de Caen l’Université lui offrait une place, et qu’il la refusait. On le voyait, à la fin de 1850, enseigner la quatrième au séminaire de Notre-Dame-des-Champs, le catéchisme en deux pensionnats de religieuses, et la littérature latine aux étudiants ecclésiastiques de l’École des Carmes. On apprenait à la fin de 1853 qu’il allait, à la suite d’un brillant concours, devenir, dans le Panthéon rendu au culte, membre du chapitre de Sainte-Geneviève. Mais les premiers mois de 1854 lui ouvraient un autre champ d’action : c’est à la Sorbonne qu’il entrait comme professeur, à la demande de Mgr Maret, qui voulait rajeunir la Faculté de théologie. C’en était fait, dès lors, faute de loisirs, de la Bibliothèque pieuse et instructive à l’usage de la jeunesse chrétienne, dont un éditeur lui avait confié la direction ; les brochures qu’il avait projetées et qui devaient s’intituler : Charité au dix-neuvième siècle ; Foi et Martyre ; Martyrs en Chine et au Tong-king ; Triomphes de la foi sur la barbarie, ne devaient jamais voir le jour. En choisissant ces sujets de brochures, il avait voulu, semble-t-il, ménager à sa pensée quelques beaux terrains d’émigration. Mais il fallait qu’elle rentrât au logis ; ses précédents succès de Sorbonne emprisonnaient définitivement Lavigerie dans une chaire de Sorbonne ; docilement il acceptait, et il allait y traiter, six ans durant, de l’école d’Alexandrie, du protestantisme, du jansénisme.

Il fit ses cours avec plus d’ampleur que d’érudition minutieuse ; ainsi le voulait la mode du temps, qui avait ses avantages. Ceux qui connaissaient sa nature remuante eurent tôt fait de sentir que dans sa dignité professionnelle Lavigerie manquait d’entrain. Nous avons à cet égard le témoignage d’Hilaire de Lacombe, l’historien des débats parlementaires d’où sortit la loi Falloux[91]. Il était, nous dit-il, « languissant et triste, désœuvré : il attendait sa voie. Tout indiquait que la Sorbonne, lieu d’étude et de retraite, ne lui serait qu’une étape. Cette respectable Sorbonne devait sembler un peu morte à ce jeune homme que l’esprit de vie travaillait ». L’excellent observateur qu’était Hilaire de Lacombe avait donc le sentiment que ce maître d’enseignement supérieur, tout en accomplissant consciencieusement son métier, se tenait à la disposition d’une autre destinée, et qu’il l’attendait. Le mot de son ami Bourret continuait de se vérifier : Lavigerie débordait les cadres.

[91] Bernard de Lacombe, Correspondant, 10 novembre 1909, p. 893.

Il les débordait, mais sans manœuvrer lui-même pour les élargir ; il s’en remettait, pour cela, à ceux qui avaient quelque droit de régir son existence ou sa conscience. Ainsi l’exigeaient son sens de l’autorité et ce que j’appellerais volontiers ses doctrines d’organisateur. Je n’oserais dire qu’il aimât beaucoup obéir, et qu’il s’y complût spécialement comme on se complaît en une vertu de choix ; mais il lui plaisait certainement qu’en tous lieux l’obéissance fût en pratique, à commencer par la sienne. Et de même que son archevêque, en 1847, avait élargi pour lui le cadre de Saint-Sulpice, le cadre de la Sorbonne, en 1856, lui fut élargi par son confesseur, le P. de Ravignan.

« Je vois pour vous un autre horizon », lui disait fréquemment ce Jésuite. Ravignan voyait, mais sans définir encore : l’horizon demeurait imprécis, ou bien inaccessible. Subitement, un jour de 1856, l’horizon se dévoila, se rapprocha, et Ravignan parla. La guerre de Crimée avait commencé de familiariser l’Islam, en terre ottomane, avec la charité chrétienne, représentée, dans les hôpitaux de Constantinople, par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ; l’Œuvre des Écoles d’Orient s’était fondée, pour prolonger cette révélation, et pour propager, parmi les chrétientés séparées de Rome, la culture catholique[92]. Augustin Cauchy, Charles Lenormant, le P. Gagarin, songeaient que pour émouvoir en faveur de cette œuvre la charité des fidèles, il serait bon qu’elle fût dirigée par un ecclésiastique de Sorbonne ; ils s’en ouvraient à Ravignan ; et Ravignan, tout de suite, signifiait à Lavigerie : Vous êtes l’homme. De quoi Lavigerie fut aussitôt persuadé ; sa vocation même, cette vocation qui, depuis plusieurs années, se mortifiait, lui donnait, cette fois, des ailes pour obéir. Il s’en fut droit chez le P. Gagarin, qui lui remit les registres de l’œuvre, encore bien blancs, et la caisse, encore bien vide, en ajoutant : « Vous voilà à l’eau, mon cher abbé ; maintenant il faut nager. » Nager et même s’y essouffler, Lavigerie ne demandait pas mieux. En Sorbonne, il avait l’impression d’étouffer, et lorsque de la Sorbonne il s’en allait à cette œuvre nouvelle, il respirait. Son rôle de missionnaire commençait.

[92] Lettre de S. E. le cardinal Lavigerie à M. Beluze pour servir de préface à la Vie de Mgr Dauphin. Carthage, 1883. — Hilaire de Lacombe, Le Cinquantenaire de l’Œuvre des Écoles d’Orient, dans le Bulletin de l’Œuvre, mai-juin 1906.

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