← Retour

Un grand missionnaire : $b le cardinal Lavigerie

16px
100%

ÉPILOGUE
L’œuvre missionnaire de Lavigerie.

M. Jules Cambon disait de lui, devant son cercueil : « Le cardinal avait rêvé de conquérir l’Afrique à la France et à la civilisation, et il a mené cette entreprise en bon Français et en bon Européen. Il a été, sur la terre africaine, le précurseur de tous ces hardis voyageurs, de ces marins, de ces soldats, qui semblent renouveler chez nous la gloire des conquérants du Nouveau-Monde. » Tel est l’hommage que rendit au cardinal Lavigerie la République du président Carnot.

Parmi les assistants, il y avait M. Louis Bertrand ; il entendait, jusque derrière le glorieux cercueil, « le clabaudage de l’envie, de la sottise, du sectarisme imbécile et malfaisant », mais il écrira plus tard : « Les paroles d’adieu de Cambon, avec l’accent de l’orateur, sont restées dans ma mémoire comme une sorte de protestation contre l’inintelligence des contemporains et comme un premier hommage de la postérité[278]. »

[278] Louis Bertrand, le Sang des races (préface de 1920), p. 5.

I

Lavigerie s’insère avec une incomparable splendeur dans cette lignée de missionnaires qui furent, dans les trois derniers siècles, les pionniers de la plus grande France, et qui donnèrent comme préface à notre histoire coloniale une sorte de préhistoire religieuse, éminemment féconde. Son imagination, puis son action, commencèrent d’installer la France à Tunis, plusieurs années avant que notre diplomatie n’osât y aspirer. Il avait fallu neuf ans à la monarchie de Juillet pour que, dans la France algérienne d’outre-mer, une crosse d’évêque cheminât ; la crosse de Lavigerie, au contraire, précéda en Tunisie les armées de la République ; la civilisation chrétienne commença de s’y étaler et de s’y faire aimer, avant que ces armées ne survinssent avec une allure plus pacificatrice que conquérante. Une fois engagée dans les voies que lui avait ouvertes Lavigerie, la France officielle le voulut comme conseiller, comme guide, comme collaborateur permanent. L’œuvre de l’État français, en Tunisie, réalisa les conceptions de cet homme d’Église.

Il y a je ne sais quoi d’épique dans la carrière de ce prêtre qui, chargé par l’empereur Napoléon III, avec toutes sortes de réserves et de réticences, d’un diocèse de la banlieue méditerranéenne, fait de ce diocèse, avec la collaboration successive de la République française et des congrès diplomatiques européens, l’avant-poste du Christ pour la conquête d’un immense continent. Nos romantiques, en matière de politique étrangère, avaient eu vraiment d’étranges utopies[279]. Lamartine, rendant visite à l’émir Beschir, souverain des Druses du Liban, oubliait rapidement les mutilations et les massacres dont cet émir s’était rendu coupable, et saluait avec entrain, comme plus vieille et « originairement plus pure et plus parfaite que la nôtre », comme « fille des vertus primitives », la civilisation orientale. Michelet, du jour où il eut épousé une femme d’origine créole, rêvait d’une Amérique régénérée par le sang noir venu d’Afrique, par cette race de Cham si cruellement calomniée. Le spectacle des ruines cruellement accumulées en Syrie par ces Druses dont s’éprenait Lamartine, le spectacle des atrocités de l’Afrique noire, témoignaient à Lavigerie tout ce qu’il y avait d’incorrigible utopie dans ces hommages romantiques aux civilisations exotiques : comme observateur non moins que comme prêtre, il estimait urgent, tout d’abord, de leur présenter le Christ avant de s’exalter pour elles.

[279] Voir Seillière, Revue d’histoire diplomatique, octobre-décembre 1924.

Au début de son épiscopat algérien, il s’occupa surtout de jeter un pont entre le christianisme et l’Islam.

Il agit à ciel ouvert, prudemment mais sans se cacher.

Il ne pouvait admettre que le pouvoir civil condamnât à jamais les musulmans à être des gentils ; et c’était au contraire sa mission d’évêque, de les relever d’une telle condamnation. Il constata, après les premières expériences, que des succès locaux étaient possibles, mais sur des terrains bien restreints, et que de petits groupes d’enfants arabes ou berbères, enveloppés d’une atmosphère chrétienne, pouvaient devenir accessibles à la foi du Christ, mais que les âmes des adultes, elles, semblaient généralement murées.

Quelles que fussent les difficultés d’approche, s’étonnera-t-on qu’un Lavigerie n’ait jamais adhéré à la formule sommaire, d’après laquelle « on ne convertit point un musulman » ? M. René Bazin recueillait naguère certains indices, en Algérie, en Tunisie, dont il concluait que « les Musulmans peuvent être rapprochés de nous jusqu’à s’intéresser au principe supérieur de notre civilisation, même jusqu’à devenir chrétiens[280] ». Si l’on insistait en faveur de cette formule : « Le musulman est inconvertissable », les missions évangéliques anglo-saxonnes et germaniques, qui tenaient au Caire en 1906, à Lucknow en 1911, deux grands congrès pour l’apostolat de l’Islam, auraient le droit d’y relever beaucoup d’audace et quelque lâcheté, et de nous faire observer, à l’encontre, que dans les îles de la Sonde, dans l’Hindoustan, en Perse, en Arabie même, le protestantisme s’essaie, parfois victorieusement, à effriter le bloc islamique[281]. Lavigerie et après lui le P. de Foucauld se sont toujours refusés à admettre que le geste de saint François d’Assise et des premiers Franciscains apôtres du Maroc, le geste de saint Louis et du bienheureux Raymond Lulle, portant aux âmes islamiques le catholicisme, fût condamné à demeurer, pour toute la suite des siècles, un geste illusoire et stérile. Mais Lavigerie jugea nécessaire, dès le début, de « ménager la lumière aux yeux malades des musulmans pour ne les éclairer que peu à peu, de crainte de les aveugler sans retour[282] ». Pascal eût aimé ces lignes subtiles, extraites du discours qu’il adressait au concile provincial de 1873. Le mot Caritas, le seul qu’il eût voulu comme devise dans ses armes épiscopales, fut en définitive, vis-à-vis des musulmans d’Afrique, sa seule méthode d’apostolat.

[280] Bazin, Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1924, p. 496-503. Comparer dans la Chronique sociale de France, avril et mai 1924, les deux articles de M. Pasquier-Bronde sur l’influence sociale exercée chez les Kabyles par les écoles, les bureaux d’assistance sociale, l’œuvre du Foyer kabyle, et sur les premières conversions individuelles.

[281] Voir le fascicule de la Revue du monde musulman de novembre 1911 intitulé : la Conquête du monde musulman.

[282] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 90.

« Je viens de lire, écrivait un jour Montalembert à Hilaire de Lacombe, le journal du voyage fait en Espagne, cinquante ans après l’expulsion des Maures, par certain calife, venu voir ce que devenait le royaume de ses aïeux. Il n’admire rien, tout lui paraît petit de ce qui a été fait depuis leur départ, excepté un couvent des frères de Saint-Jean-de-Dieu. Il n’en revient pas, qu’ils se dévouent aux misérables, et le voyageur constate que sa religion ne lui a jamais rien montré de pareil[283]. » Suggérer aux musulmans d’aujourd’hui une pareille remarque, c’est à peu près à quoi se réduisait l’apologétique de Lavigerie : il savait l’inefficacité des polémiques doctrinales contre l’Islam, et « l’héroïque courage » qu’exigent des musulmans, « en raison des difficultés de l’entourage[284] », les conversions individuelles.

[283] Je remercie M. Bernard de Lacombe, à qui je dois cette intéressante communication.

[284] Massignon, The Moslem World, 1915, p. 140.

L’abbé Bourgade, l’humble aumônier de Saint-Louis de Carthage, avait, au milieu du dix-neuvième siècle, publié trois livres de dialogues : Soirées de Carthage, la Clef du Coran, le Passage du Coran à l’Évangile, pour essayer d’acheminer les âmes musulmanes vers un contact plus immédiat avec Seïd Aïça (c’est le nom qu’elles donnent au Christ) ; et Mgr Pavy, présentant ces livres au public, avait fait remarquer, tout le premier, que cette « causerie simple, ingénieuse et de bonne amitié », n’avait rien d’une controverse, la controverse étant interdite par le Coran lui-même à ses disciples[285]. Pour tenter de présenter Seïd Aïça à la conscience islamique, Lavigerie n’empruntait pas les méthodes socratiques inaugurées par le bon abbé Bourgade ; il faisait le bien et voulait qu’on fît le bien, au nom de Seïd Aïça. Il lui paraissait que dispensaires, hôpitaux, orphelinats, en révélant aux musulmans les fruits de charité auxquels se reconnaît l’arbre chrétien, les induiraient peut-être, tôt ou tard, à venir s’asseoir à son ombre.

[285] Bourgade, Soirées de Carthage, p. X (Paris, Lecoffre, 1852).

II

Mais sans supprimer ou déserter les avant-postes de charité qui devaient attester aux Arabes et aux Kabyles l’active bienfaisance du christianisme, Lavigerie, peu à peu, s’abandonna plus pleinement à une autre hantise : celle de la formidable poussée qu’exerçait l’Islam pour pénétrer au cœur de l’Afrique noire, et pour s’y installer. Un postulatum de soixante-huit Pères, au concile du Vatican, avait réclamé pour les noirs de l’Afrique un regard de l’Église[286]. Lavigerie osa regarder, et conclure que d’urgence l’apostolat du Christ devait devancer auprès des fétichistes l’apostolat de Mahomet. L’imagination des frères Tharaud, épiant au delà des mers et des déserts la voix diffuse de l’Islam, croyait naguère l’entendre dire : « Vaincu sur votre petit coin du monde, je refleuris ailleurs, dans la Chine innombrable, les Indes embrasées, et dans la sombre Afrique[287]. » Les ambitions africaines de l’Islam inquiètent aujourd’hui la curiosité des explorateurs et la sollicitude des diplomates : on l’a vu, dans les dix premières années du vingtième siècle, porté par soixante Arabes de Zanzibar, s’installer dans le sud du Nyassa, et échafauder, presque en chaque village, une hutte mosquée ; on le voit encercler l’Abyssinie et faire effort pour démanteler ce vieux bastion du christianisme africain[288].

[286] Collectio Lacensis, VII, col. 905.

[287] Jérôme et Jean Tharaud, la Bataille à Scutari d’Albanie, p. 206. (Paris, Émile-Paul, 1913.)

[288] Guérinot, Islam et Abyssinie (Revue du monde musulman, 1918.) Lorsque pourtant M. T. R. Threlfall, dans un article de la Nineteenth Century, mars 1900, écrit qu’à côté de la propagande musulmane dans le centre de l’Afrique « la propagande chrétienne n’est qu’un mythe », on peut trouver qu’il méconnaît singulièrement les résultats obtenus par les Pères Blancs. Sur l’Islam au Nyassaland et aux portes de l’Éthiopie, voir aussi Massignon, Annuaire du monde musulman, 1923, p. 198 et 221.

Lavigerie fut l’un des premiers à surveiller l’esprit de conquête de l’Islam, à le dénoncer, à le contrecarrer ; il fut l’un des premiers à révéler au monde qu’au cours de ce dix-neuvième siècle où les diverses puissances de l’Europe, s’installant de çà de là sur l’immense littoral, se croyaient maîtresses des portes de l’Afrique, l’Islam peu à peu, avec ses confréries militaires et mystiques, avec ses caravanes esclavagistes, s’avançait vers le centre même du continent noir.

« Nous sommes les premiers, écrivait dès 1878 un de ses Pères Blancs, qui, depuis l’origine du christianisme, allons représenter Notre-Seigneur et son Église dans ce monde barbare et encore à peu près inconnu. Devant nous, cent et peut-être deux cents millions d’âmes nous tendent invisiblement les bras, comme ces infidèles de la Macédoine, que saint Paul vit en songe[289]. » Voilà le cri de joie par lequel s’inaugurait l’apostolat catholique dans la région des Grands Lacs. D’aucuns chez nous commençaient à dire : « Qu’importe, après tout, que l’Islam fasse la conquête des fétichistes ? Tel quel, il les élèverait vers une forme supérieure de religiosité » ; et des administrateurs, enclins à tenir en suspicion les missions catholiques, auraient volontiers, au nom de ce programme, favorisé en Afrique la propagande musulmane. Lavigerie s’insurgea toujours contre de pareilles méthodes ; et le souci des intérêts de la France amena d’excellents connaisseurs de l’âme africaine à les condamner comme il les condamnait. « Oui, disait il y a trente ans un de nos missionnaires au Congo, le P. Moreau, des Pères du Saint-Esprit, la civilisation musulmane est un grand pas sur le fétichisme ; mais ce pas est le premier et le dernier, il enraye tout[290]. »

[289] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 99. En fait, ainsi que l’explique M. Louis Massignon dans son étude sur l’Église catholique romaine et l’Islam, The Moslem World, avril 1915, p. 129-142, la raison fondamentale qui a jusqu’ici dissuadé le Saint-Siège d’organiser en terres musulmanes un apostolat religieux visant les musulmans, est le souci qu’ont eu les Papes de protéger les communautés chrétiennes existant dans ces pays et de n’offrir aux pouvoirs musulmans aucun prétexte de les troubler ou de les gêner dans la profession de la foi chrétienne. Léon XIII, en 1879, fit un premier pas dans une voie nouvelle, en recommandant au Sultan les œuvres d’éducation et de charité mises à la disposition des musulmans par l’Église romaine.

[290] Cardinal Perraud. Allocution au congrès antiesclavagiste de 1900. (Compte rendu du congrès, p. 186.)

« Si j’ai au Soudan respecté toutes les croyances, écrivait, deux ans après la mort de Lavigerie, le colonel Archinard, si je me suis attiré même l’affection des musulmans en me montrant souvent leur protecteur, je n’ai cependant pas voulu qu’ils puissent faire de la propagande à notre suite dans les pays fétichistes qui avaient toujours su leur résister. Favoriser l’islamisme sous prétexte qu’on n’est pas soi-même un catholique convaincu, c’est trahir les intérêts français. Le catholicisme avec son imposant cérémonial convient mieux encore aux populations noires que l’islamisme. Plus que dans aucune autre de nos colonies, il faut faire au Soudan de la propagande religieuse, parce que c’est de la propagande française, et, quelles que soient nos sympathies, nous n’avons pas le choix de la religion à propager, car l’islamisme nous fait des rivaux et des ennemis, et, en Afrique, le protestantisme fait des sujets anglais. » Tout en constatant qu’il serait « impolitique de combattre ouvertement le mahométisme en Sénégambie », Galliéni, dès 1885, signalait que « les ennemis les plus acharnés de notre domination ont toujours marché contre nous en invoquant le nom du Prophète », et que « notre devoir le plus élémentaire est d’encourager de tout notre pouvoir les efforts des peuples nègres restés encore réfractaires aux idées du mahométisme[291] ». Le colonel Archinard, tout comme Lavigerie, déplorait l’aspect d’État laïque que la France croit devoir parfois affecter, vis-à-vis des musulmans et vis-à-vis des fétichistes. « Les noirs, comme les musulmans, insistait-il, s’étonnent de ne nous voir jamais faire acte de religion. » Et tout protestant qu’il fût, le colonel Archinard invitait le commandant Quiquandon à dire à l’un des chefs soudanais que le colonel était catholique, et que pour consolider avec lui les liens d’amitié, il devait prendre cette religion-là.

[291] Galliéni, Voyage au Soudan français, p. 617-618.

Le très regretté général Mangin, qui cite ces très suggestifs documents, ajoute qu’il est naturel que nous respections le sentiment religieux de nos protégés musulmans, mais non pas l’Islam en soi. « La confusion est trop fréquente, dit-il, et elle a pour résultat d’ajouter notre prestige à celui de l’Islam, d’accroître la ferveur de ses adhérents, et d’en augmenter le nombre. Il est des élégances de costume ou de manières qui sont de mauvais ton ; il est également des élégances intellectuelles qui sont déplacées, et l’affectation d’une extrême sympathie pour l’Islam est de celles-là. Le fait d’envoyer des tolbas venant d’Algérie pour enseigner le Coran dans les medersas de l’Afrique occidentale a été une faute, il faut savoir le dire[292]. »

[292] Général Mangin, Regards sur la France d’Afrique, p. 211 et suiv. (Paris, Plon, 1923). — Cf. René Bazin, Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1924, p. 488-492. — M. Maurice Delafosse, Afrique française, supplément, décembre 1922, p. 321-333, explique d’autre part que l’islamisation des noirs soudanais, accomplie depuis le quinzième siècle par les conquérants musulmans, fut assez superficielle, et qu’on vit un certain nombre d’entre eux, une fois devenus sujets européens, rejeter le Coran pour revenir au fétichisme.

C’est ainsi que plus de trente ans après la mort de Lavigerie, le chef perspicace qui fut entre la France et l’Afrique noire un incomparable truchement, suggérait à la métropole un programme africain de politique religieuse qui se rapproche singulièrement du programme du cardinal[293].

[293] Le capitaine André, dans son livre : l’Islam noir, contribution à l’étude des confréries religieuses islamiques en Afrique occidentale (Paris, Geuthner, 1924), explique de son côté que l’Islam, en ces régions, est, de féodal et théocratique, devenu démocratique, et que, « si les noirs de la côte ne sont pas encore parvenus au stade de la rébellion, leurs associations à tendances particularistes augmentent en nombre et en volume ». Cf. Jalabert, Études, 20 mai 1925, p. 448-454.

III

Ce fut une gloire pour Lavigerie, et tout en même temps pour son Église, que, dix ans seulement après le premier contact entre ses Pères Blancs et l’Afrique noire, l’expérience acquise sur cette terre vierge permît à Lavigerie de revendiquer et d’obtenir, pour le catholicisme missionnaire, un rôle et une voix dans les congrès où se débattaient les destinées de l’Afrique. Nouveauté d’autant plus émouvante, qu’elle se produisait à l’époque où la Papauté, récemment déchue de sa souveraineté temporelle, semblait vouée désormais au silence dans les disputes entre les hommes. A peine Carthage était-elle rétablie dans cette dignité primatiale qui lui conférait sur l’Afrique une sorte de souveraineté spirituelle, et déjà, de cette Carthage, Lavigerie parlait aux puissants de la terre, un Gambetta, un Ferry, un Bismarck, pour leur indiquer les exigences civilisatrices de l’Église ; et Lavigerie réussissait à leur faire comprendre que dans cette Afrique où les susceptibilités diplomatiques risquaient d’être une cause de paralysie, l’Église, avec leur aide, pouvait servir, plus librement et plus clairement qu’eux-mêmes, la cause de l’humanité.

« De petits esprits, lit-on dans Montesquieu, exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains, car, si elle était telle qu’ils la disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?[294] » Cent quarante ans après l’Esprit des Lois, Lavigerie, ayant éclairé d’une effrayante lumière « l’injustice » faite aux Africains, réclama d’urgence, au nom de son Credo, cette convention vengeresse ; et grâce à lui l’Église, à la fin de ce dix-neuvième siècle qui l’avait mise aux prises avec le « philosophisme » révolutionnaire, apparut à l’univers civilisé comme l’instigatrice d’une croisade libératrice, émancipatrice.

[294] Montesquieu, Esprit des Lois, livre XV, chapitre V. Voir Russell Parsons Jameson, Montesquieu et l’esclavage (Paris, Hachette, 1911).

Julius Eckardt, le consul d’Allemagne, qui observa de très près Lavigerie, et qui admirait en lui, entre autres détails, « un des rares prélats français qui eussent une idée claire de l’essence et de la portée du protestantisme », écrivait : « Par ses luttes contre l’esclavage, par son active charité, il a incomparablement mieux préparé le christianisme que par des prédications de propagande et par des conversions précipitées. Ses efforts missionnaires furent de nature essentiellement humaine[295]. »

[295] Eckardt, op. cit., II, p. 182.

Les phraséologies officielles qui fêtèrent, en 1889, le centenaire de la Déclaration des droits, furent moins efficaces pour révéler au monde la générosité française que ne l’était, en cette même année, la revendication des droits de l’esclave, promenée de chaire en chaire, de capitale en capitale, par la voix d’un prélat parlant au nom de Dieu. De fait ce prélat, pour déborder le cadre du presbytère de campagne où s’enfermait sa naïve imagination d’enfant, n’avait eu qu’à vouloir réaliser la définition du prêtre autrefois donnée par Chrysostome : « Un homme universel, qui s’intéresse aux épreuves et aux souffrances de l’humanité, comme si le monde entier lui avait été confié et qu’il eût été établi le père de tous ses semblables. » Ces mots résument la vie de Lavigerie, ils expliquent son âme, ils éclairent sa gloire.

FIN

Chargement de la publicité...